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Elthen

Toulouse, France.
Elthen
Le Roi Ardalien est tué, et dans le même temps on attente à la vie du Duc Sigma et de son conseiller. Les vents de la guerre grondent - seraient-ils éventés par un sombre complot? Seuls quelques hommes de la garde rapprochée de Sigma, un jeune rescapé d'une guerre frontalière et Partagetombe, l'inquisiteur du nord, parviendront par chance à déjouer le destin, et petit à petit détricoter le fil qui les conduit droit à une guerre dévastatrice, dangereuse, et peut-être injustifiée.

Du Vent Dans Les Os, c'est une histoire fantastique et politique qui cherche a explorer l'Histoire (avec un grand H) comme une série de décisions immédiates, de coïncidences fâcheuses et salvatrices, de bonnes personnes au bon endroit et de choix aveugles mais dévastateurs. Un complot, au royaume d'Ardalie? La mort d'un roi? Vraiment?

C'est un maelstrom de décisions menant droit a la guerre - et le tragique inhérent de la tentative d’interférer en travers d'une Histoire cruelle et complexe.
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Elthen

NdA: pour relever ce défi, je me suis donné comme objectif de rendre ce texte obtus et impinable
Bon courage.

Le dentiste me dit de rentrer. Je rentre dans son cabinet, j'enlève ma veste et je m'allonge sur le fauteuil. Il me demande pourquoi je viens, je réponds que j'ai mal à une dent. Alors, il regarde dans ma bouche, y fourre quelques outils et me répond que j'ai une super carie. Il me dit qu'il va m'endormir et aussitôt il me pique. C'est alors que rentre Vanessa, l'aide soignante. Elle est blonde, elle a une silhouette mince et un sourire super joli. Elle me dit bonjour et je réponds un son bizarre à cause de l'anesthésie. Elle prend une tige creuse pour aspirer et me demande d'ouvrir la bouche. Le dentiste enfonce la roulette dans ma bouche et commence son boulot de réparation. Je décide de fermer les yeux et de m'imaginer sur une ile déserte avec Vanessa, en espérant que je ne sentirai pas la douleur. Et ça marche. Tout est déjà fini et j'ai rien senti. En repartant, Vanessa qui est aussi secrétaire, me donne un autre RDV. A ce moment-là, je lui propose de l'inviter boire un café et elle accepte. Je repart heureux.

L'odontalgiste m'enjoignit à pénétrer séance tenante dans son officine æsculapienne.
Nonobstant mon embarras de type-bucco dentaire, je pénétrais dans sa véritable pinacothèque de bibelots curatifs. Prestement, avec la grâce du cabri sauvage, je me dépouillais de mon paletot et de ma pelisse, et sans ménager du moindre mes efforts, du reste colossaux, je vins étayer son fauteuil en y appliquant progressivement les parties charnues de mon postérieur. Avec une précaution confinant à la monomaniaquerie, j'entrepris d'y disposer tour à tour mes os vertébrineux depuis la crête osseuse de mes ailes iliaques jusqu'à mon occiput - les plus affutés d'entre vous interjetteront que je m'y allongeai mais j'estime que c'eut été manquer d'exactitude de céder à la paresse langagière qui infecte notre siècle. Appliquons ensemble, si l'appendice cordial vous en dit, un peu de rigueur dans la chronologie de mon mouvement afin de n'en point perdre une parcelle.
L'ontalgiste - ou devrais-je plutôt dire l'odontologiste - prit la peine, empli de clémence, de m'adresser en des termes courtois l'ampleur colossale de sa perplexité quand au motif de ma sollicitation vis à vis de sa personne propre et de ses proclivités curatives. Désireux de ne point crier Haro sur le baudet, je contins les vilipendes qui me montèrent immédiatement, jusqu'à n'en point les dire, et me contentai de lui présenter un récit succinct de mes odontalgies. Sacristain, je lui contai mes déboires quand à la douleur christique qui m'avait saisie à bras le corps dans la bouche.
Subséquemment, et sans point dire un mot de plus à mon endroit, ce dernier prit a coeur d'observer finement la plupart de mes orifices mais surtout celui, plus intéressant à l'endroit de son endroit, buccal. A l'aide de ce que les anglais appèlent contraptions de leurs phonèmes chaloupés, il pénétra tour à tour d'un objet puis d'un autre ledit orifice afin d'y trifouiller.
Soudain, criant au triomphe, il abrogea son entreprise pénétrative d'un geste souple, libérant ma mâchoire d'une main dans la continuité de son exultation. Il éjacula soudain, célébrant sa découverte. D'un geste théâtral de sa voix de velours de castra trans-pyrénéen, il me révéla que ma traversée buccale du désert pourrait prendre fin, car les maux qui m'affligeaient n'avaient qu'une seule et même origine: une super carie. Je m'en vais vous ankyloser afin que vous vous abîmassiez dans la plus profonde somnolence, fit le spécialiste.
Et, adjoignant le geste à sa circonlocution, comme Damoclès il me cribla d'un estoc impeccable, offrant ma veine à l'acier de sa seringue, me surinant soudain.
Coup de théâtre, néanmoins, car ce fut l'instant fatal ou les dés furent joués. Car ce fut elle, qui s'engouffra dans le seuil de l'embrasement qui délimitait le liserai entre l'officine et son vestibule. Je n'apprendrais que par la suite par quelle appellation elle désirait qu'on l'apellât, et sur mon coeur le son de lyre des accords de son patronyme feraient le même effet que la courbure nacré de son visage perlé de lumière eurent sur mon âme: Vanessa. L'assistante orthodentiste - ontalgiste, et peut-être même odontologiste - de l'Hippocratien sus-cité.
D'une blondeur de champ de blés jeunes aux abords les plus lumineux d'un été indien ou la pluie fait perler parfois des joyaux de lumière lors des éclaircies soudaines. Courbée comme l'est la voie sinueuse qui ramène la fine rivière au creux de sa montagne. Et ce sourire, dardant mon âme des feux indicibles d'une beauté miraculeuse, semblant celle d'une sainte ou peut-être d'une démone envoyée des enfers pour prendre le coeur des hommes et en faire une pâtée bonne à manger au diable... Bonjour, fit-elle
Et mon sang ne fit qu'un tour alors que la poésie de ces mots adressés à celui qui, fragile, l'écoute, conquis par l'amour jusque dans l'agonie terrible et fatale d'une super carie...
Béat, je voulus lui répondre, juste alors pour partager mon émoi et l'en noyer de caresses secrètes, en des mots roulés de sucre et de nacre... Mais ô terrible destin qui m'accable, mon sang corrompu par les sécrétions mystiques qui ramènent l'âme de l'homme dans les royaumes absurdes de Morphée, je ne pus que gémir la chanson de mon âme.
Un borborygme infâme, montant de mes entrailles, s'extirpa de moi comme le chant d'un dragon caverneux. Mais, elle, angélique, devant mon agonie , sans doute en entendant mon coeur brisé, elle empoigna sensuellement un appendice de polyéthylène téréphtalate - ou peut-être étais-ce une tringle de polypropylène, ou de polyéthylène haute densité ou High Density Polyethylene...
Etais-ce même du polychlorure de vinyle?
Je... je ne sais plus, je ne sais pas, mon âme meurtrie et pliée se refuse à garder intact ce souvenir douloureux et intime, qui me blesse chaque jour de ses dardantes caresses... La honte cuisante ne n'avoir point pu exprimer tout ce qui calcinait mon appendice cordial...
Approchant la pédicelle de - dieux, le souvenir impie me revient maintenant! - de polyéthylène basse densité ou Low Density Polyethylene comme le disent les îliens de la vieille Albion avec leurs phonèmes de guingois, elle m'enjoignit à m'entrebâiller buccalement afin d'aspirer mes sécrétions...
L'odontologiste, alors, tel Roland brandissant Durendal, empoigna magistralement son artefact æsculapien, qui vibrait comme un dard - une fraise mobile pénétrant l'ivoire de mes prémolaires. D'un geste expert, que d'aucun qualifierait de mythique, il entreprit de démarrer le processus de rénovation buccal qui était l'objet de son office et de sa propension odontale.
Alors, idée plus brillante que le soleil qui fit d'Icare un Mythe martyre, je barricadais ma vision du voile tendre de mes paupières, ne laissant poindre que la plus minimale lueur. Et, dans la pénombre de mon regard intérieur, obscurité puissante qui prenait sa source au coeur de mon être, je créais une fantaisie utopique d'un geste de pensée. Dieu, en mon domaine aux pouvoirs infinis, je réalisais là le fantasme intime qui 'mavait monté aux tripes comme un mauvais repas le lendemain de Noël remontant jusqu'a au moment fatidique de la libération soudaine et jubilatoire.
Seul, je me fis homme à mon image, et adjoignis à mon moi intérieur la plus douce créature qu'entendement d'homme avait laissé entrevoir... Vanessa. Et le baume sacré de son sourire matois fit de moi l'esclave de chacun de ses gestes, a m'en faire oublier l'agonie torrentielle qui, l'instant d'avant, avait empli mon corps ingénu d'aiguilles sous le joug mortifère de la fraise du den... de l'odont... de l'Æsculape de service.
Joie, exultation, que mon escapade utopique n'effectue sur mon âme rien de moins que de calfeutrer la tourmente.
Alors, que les dieux m'en soient témoins, miracle se fit, se jouant de moi et de mes sens alanguis - tout fut escamoté. Mon périple - accompli.
Prestement, il me sembla que le monde eut repris ses droits sur mon âme, et que la sirène - qui en plus de posséder des dons curatifs lui permettant de corroborer les envois médicinaux de son doyen possédait aussi les nombreuses compétence de type administratif, typographiques et bigophonique lui permettant de prétendre au titre d'employée subalterne à l'accueil et à la prise de note, ou secrétaire - m'encourageait déjà à renouveler ce formidable partenariat eu égard a sa santé lors d'une prochaine conjonction mutuelle.
Devant ces mots, qui de leur baume couvrirent l'essence de mon être, me recouvrant d'un voile d'amour à force de regard perdus, je ne pus qu'acquiescer, mon coeur alangui pressé de coucher mon nom sur la grille de rendez-vous. De voir les lettres couchées par la plume miroitante de Vanessa et ses courbes généreuses (notamment dans l'écriture du L majuscule)
Et puis, une douleur me prit, excès de mélancolie qui m'aspira soudain dans les méandres d'un futur incertain. Cela me suffisait-il? Etais-ce assez que de continuer ce partenariat du reste positif eu-égard à mon état de santé fluctuant - mais ultimement appauvri de toute langueur sauvage? Négatif! M'exultais-je en une éjaculation soudaine qui prit de court le vestibule de patience entier. Vanessa!
Son nom résonna sur ma langue et sur mes plombages nouveaux comme le gout sauvage d'un fruit de mer tout juste pêché, juste enrobé de notes de citron frais.
Je ne fus alors plus rien que la chose par laquelle le destin transite, et les mots s'échappèrent de moi comme les vagues parfois s'échappent de la mer pour s'écraser en gouttelettes sur la jetée du port de Nantes un jour où, comme d'habitude, il pleut sur Nantes.
Alors, je lui posais la question qui me brûlait les bandes de chair pulpeuses qui entouraient mon orifice buccal depuis ma plus tendre enfance:
Eut-il été possible de m'enquérir de l'état véridique de vos sentiments eu-égard a la possibilité subalterne, non-subordonnée à la réalisation ou non de ce rendez-vous de type médical que nous venons de constituer, de construire ensemble un partenariat différent qui corroborerait les sentiments soudains qui ceignent mon coeur d'une douceur indistincte, par exemple en prenant le temps de constituer un accord entre votre personne et la mienne sous forme d'une résonance spatiale de nos emplois-du temps afin de partager la force d'un moment volé qui nous joindrait tout deux dans la dégustation conjointe et néanmoins collaborative d'un breuvage d'origine sud-américaine aux accents amers et torréfiés, dont je m'invite à faire l'acquisition pour vous quand bien même cela me placerait dans une position de désavantage économique eu-égard à ma volonté de vous dédommager en prenant en charge l'ensemble de la charge monétaire de cette interaction, par exemple lundi prochain?
Oui, me fit Vanessa. Lundi c'est bien.

Et que dire de plus, devant tant d'éloquence?
Je m'extirpais extatique de l'officine susnommée.
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Défi
Elthen

NdE: Pour une meilleure compréhension de l'oeuvre, il est impératif d'être familier avec les termes suivants, qui ponctueront la lecture, ici recensés dans un glossaire en vingt-six parties. Vous trouverez en annexe II. IV. et VI. les cartes respectives du continent Prolmithien, des Landes Obscures de Praxis et du Concordat Métherien, avec en annexe III. V. et VII. leurs versions topographiques, comprenant des notes sur la végétation et les cycles de saisons diurnes et nocturnes.
En annexe VII. et IX. vous retrouverez deux exposés sur la vie quotidienne d'un citoyen Lambda du Concordat ainsi qu'une introduction aux religions Ethmérides en trois parties - la génèse du monde / les rites quotidiens / les cérémonies qui ponctuent la vie des citoyens des royaumes orthodoxes.
Pour alléger la lecture, nous avons choisi de reléguer en dernière partie du livre les annexes concernant la religion Mithridienne, le pontificat Cloroxien, La géographie Histrionnienne et les coutumes vestimentaires du Concordat, ainsi que les notes de bestiaire - un chiffre entre parenthèse dans le texte vous renverra à l'entrée du bestiaire correspondant, vous permettant un aller-retour rapide qui n'entravera, nous l'espérons, pas trop la lecture.

Bonne chance, et bienvenue a toi, voyageur, sur les terres d'Ith'Rolnir !


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Elthen


Les étoiles avaient à cœur de briller, ce soir là, malgré l'encre de la nuit qui débordait sur le monde.
Et la pierre, froide, impitoyable, renvoyait vers les cieux un petit peu de cette lumière. Aussi, silhouette noire, se dessinait-il - par contraste - sur les rebords de la falaise.
La nuit avait vécu. Et l'avait fait vieillir, sous la lueur des chandelles, un vin d'un rouge profond dans la main coulant d'abord dans sa gorge, cascadant jusque son esprit. Alors, se noyer dans la mer d'un simple regard, s'oublier un instant, rafraîchissait son âme autant que les embruns rafraîchissaient son corps. En contrebas, les vagues, s'écrasant. La violence inouïe d'une nature indomptée résonnant avec les tumultes de son jugement.
Il était sombre - ses pensées comme un voile sur son visage, respirant lourdement. Pensées goudronneuses. Au dessus de lui, les nuages cléments d'un été bucolique. En lui, l'orage.
Il fallut un temps, au monde, pour se remettre à tourner.
Et un, encore plus grand, à Bachelard, pour se remettre en marche.
Sur le petit chemin qui le vit redescendre, les lueurs tamisées des lucioles l'entouraient, comme les pétales d'une fleur lumineuse dans une brise impossible. Alors, silencieux, il observait, le regard plein, le visage terne, chaque chose. Chaque brin d'herbe, bataillant contre la mort, entre deux pierres. Chaque insecte de sa campagne, rampant entre les fleurs écarlates, coquelicots pompeux. Chacun de ses pas, il les posait sur une nouvelle terre, comme s'il existait dans un monde différent, étrange, qui n'était pas le sien. Plus radieux. Plus noir. Plus terrible.
Et les arbres, autour de lui, attrapaient les ombres d'une façon si belle, qu'il ne put plus ignorer chacun des détails de leur écorce.
Une beauté triste l'envahissant entier. Langoureuse embrassade.
Qu'il se sentait lourd. Chargé d'histoires, de joies et de colères, qui jusqu’à peu n'avaient pas été les siennes. Le récit d'une vie, interminable, lui ayant été donné. Il avait fallu un temps, immense, pour que les mots s'épuisent. Et plus longtemps encore pour qu'ils se déposent en lui.
Et puis, ce soir, le silence était venu.
Et dans les yeux du vieil homme qui partageait son vin depuis bientôt trois mois, qui le noyait d'amours ivres, de douces remontrances, d'histoires invraisemblables d'une jeunesse perdue, de tendresses nostalgiques d'un automne paisible, Bachelard avait vu se déposer un voile serein.
Le vieil homme avait doucement hoché la tête. Hésitant tout d'abord, puis enfin réalisant que tout avait été épuisé.
Et n'avait plus rien dit.
Alors, Bachelard s'était levé. Et comme ainsi le monde lui avait semblé lourd ! Une responsabilité immense lui tombant soudain sur les épaules. Chassant de son esprit l'ivresse du vin, et celle de cette tendresse étrange qui l'avait lié au vieil homme et aux fragments puissants qu'ils avaient, patiemment, extraits de sa mémoire défaillante par autant de discussions interminables.
Alors, Bachelard, triste biographe, réalisant qu'il avait achevé sa besogne, s'était levé.
Et, s'excusant gravement, il était sorti.
Il avait tenté de se noyer dans la nuit.
De se noyer dans la mer.
De se noyer dans l'oubli.
Mais, chargé du fardeau de deux vies, il ne parvenait plus à s'enfuir du monde. Il était éveillé. Comme jamais il ne l'avait été. Et, de fait, comme chaque homme qui s'éveille, Bachelard était terrifié. Terrifié par les promesses d'un autre temps qu'il avait faites. Encore endormi aux émotions si pures que le vieil homme avait depuis, patiemment, déposé en lui.
"M'aiderez-vous?" avait dit le vieil homme.
Et Bachelard, pensant contourner la terrible demande, la trouvant impossible, voulant gagner du temps, plein de l'espoir irrationnel des enfants, avait hoché la tête, sorti une bouteille, deux verres, et avait rétorqué :
"Oui. Si vous me racontez tout."
Et, dans chaque histoire, contée au clair de lune, quatre yeux perdus vers le feu de son âtre, il avait espéré raviver une flamme. Convaincre. Soulager. Faire le cadeau d'une tendresse, et par là faire un baume qui soignerait de tout. Et pourtant, c'était lui qui, rendu humble par la cascade des mots d'une vie plus longue et plus rouge, avait fini par recevoir, rendu coi par la beauté des petits riens mis dans des mots maladroits. Ému par le regard, terrible, de l'homme qui ne se souvient plus guère que d'un rire. Par l'émotion fébrile des injustices d'un hiver.
Bachelard, loin de convaincre, avait fini par être touché quelque part de si loin qu'il en était pantois.
Par changer, pincé près de son cœur.
Par comprendre.
Par aimer ce vieil homme. D'un amour immense. Catastrophique.
Et, en pressant sa paume contre la poignée de sa porte, laissant les vents froids entrer dans son chalet en même temps que lui, alors, quelque chose, en lui, cessa de tressaillir. Quelques pas.
Puis, il s'assit.
Avalant chaque détail du visage du vieil homme, prenant la pleine mesure de son être, comme faisant résonner dans chaque ride les échos d'un fragment d'histoire, et trouvant dans ses yeux tellement si ouverts l'immensité d'un océan. Au loin, il n'aurait pas du percevoir les bruissements étouffés des vagues s'écrasant sur la falaise. Et, pourtant, elles étaient là. Pour peu qu'on les écoute. Qu'on s'éveille au tumulte du monde. A la violence injuste des brisures d'une vie.
Le vieil homme, lui, ne dit rien. Mais il soutint son regard, un petit sourire sur ses lèvres plissées. Ayant plaidé sa cause, par un million d'images. Ayant fabriqué en Bachelard un miroir, qui l'avait ensorcelé. Ayant déposé en lui un héritage foutraque, fait de mots. Il ne restait rien d'autre à dire, que de résonner ensemble.
Ils le firent.
Alors, Bachelard, le premier, hocha doucement la tête, d'un dépit résigné. Une main, matraquée par les années, se posant doucement sur la sienne . Chaude, et froide à la fois.
"M'aiderez vous?"
Sans rien dire, Bachelard acquiesça, brisé.
Alors prit la main du vieil homme dans la sienne, comme le font les enfants perdus. Mais ce fut l'enfant perdu, cette fois, qui guida leurs pas mesurés. Autour d'eux, dans une ascension interminable, qui leur parut durer une vie, les lucioles tournoyèrent. Le vent caressa l'herbe tendre, frissonnant entre les feuilles comme un sifflement doux, charriant avec lui un peu des ombres mouvantes. Ils marchèrent au rythme du vieil homme, jusqu’à la falaise, et son horizon immense. En goûtant chaque instant comme un tableau grandiose. Cheminant ensemble, éveillés.
La ligne trouble de la mer comme seul mur séparant le ciel du monde. Et les vents du sommet, caressant leurs habits, les faisaient grelotter.
Ils ne se dirent rien.
S'étaient déjà tout dit.
Bachelard, alors, lâcha la main du vieil homme, et ils regardèrent la mer, un temps. Sous le sifflement du vent, le vieil homme murmura. Peut-être un merci. Peut être autre chose. Mais Bachelard tremblait, fuyant vers l'horizon, refusant de se laisser briser. Et, avant que le vieil homme qui avait oublié le prénom n'oublie la sensation des mains chaudes, les rires d'un amour perdu, la chaleur d'un corps contre le sien, et que le temps n'emporte le reste, Bachelard, doucement, posa sa main sur son dos.
Son cadeau, terrible.
Pour ne pas pouvoir reprendre son geste,
Pour ne plus hésiter, s'écorchant l'âme à vif,
Prenant le fardeau lourd sur lui,
Il le poussa d'un coup sec.
Il fallut un temps immense au monde, pour se remettre à tourner.
Et un plus grand encore pour Bachelard. Seul. Écoutant le bruit sourd de la mer. Le bruit des vagues, écrasant leur écume sous l'onde terrible. Roulant depuis le bord du bout du monde.
Encore et encore.
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Elthen


C'était encore le même jour.
Bien sûr, ce jour s'était grimé dans la multitude de détails dissonants qui fait du quotidien une affaire dont on peut survivre, mais dans ses réalités profondes, il n'avait pas changé. Il s'agissait toujours du même défi, dont les règles strictes et immuables préfiguraient un ensemble de solutions qui, avec les années, allaient en rétrécissant.
Il s'agissait d'abord de se lever, de se coucher, et d'entre ces deux pôles, de survivre. Oh, cela, comme des milliards d'autres, Lime y arrivait fort bien. Non, le problème était d'une autre nature. Le vrai problème, c'était d'exister. Se lever, oui. Mais pourquoi ?
Et, au fond de lui, après 30 ans de vie sur cette terre aux accents cycliques, il ne savait plus bien dire s'il y arrivait. Il aurait pu disparaître. Il peinait à décider de s'il le voulait où non.
Parfois, dans la nuit, une peur de ce genre le prenait : pouvait-il encore vouloir quelque chose ? Savait-il encore comment faire ? Il n'avait pas de réponse.
Lime n'en avait généralement pas.
S'il l'avait fait, s'il avait cédé à l'envie de disparaître, sous quelque forme que ce soit, personne ne l'aurait jamais vraiment remarqué, que ce soit du confort d'une vision lointaine et historique où dans toute la splendeur d'une proximité de ces relations fortes qu'on vit avec ses frères et ses sœurs. Lime était un homme de peu d'intime, pas forcément par choix mais par un ensemble de devenirs qui l'avait éloigné des autres, parfois par malchance, parfois par confort, souvent par timidité maladive.
Il se savait, tristement, de cette catégorie de gens dont on ne rapporte la disparition à aucun commissariat du monde. Il était malheureusement enfant unique. Et ses parents, heureusement pour eux, étaient morts avant lui. C'était dans l'ordre des choses.
Lime n'avait, dieu merci, pas la place dans sa vie pour penser à celui qu'il était devenu, où plutôt ce qu'il n'était pas devenu, par minuscules décisions successives et à force de recours aux plus banals compromis. Il avait, pour le soutenir dans son absence de recul, des quotas, des rendez-vous, des relations périphériques très codifiées, et une pléthore de papiers en retard (pour la sécu, la caf, la carte de metro) bref tout un ensemble de devoirs plus ou moins officiels. Bien sûr, à ses moments perdus, il avait la vanité de penser, mais bientôt un nouvel impératif momentané venait s'accaparer son espace de cerveau disponible, alors il laissait en plan les montages complexes dans lesquels son inconscient travaillait désespérément à lui rappeler qui il était. Alors, il héritait, plutôt que d'épiphanies, d'une vague sensation d'anxiété doucement bétonnée sous une chappe de lassitude.
Il lui fallut donc un temps proprement prodigieux, à retourner des pâtés infâmes dont il eut été vain de les appeler steaks (et de toute façon illégal), pour s’apercevoir qu'en fin de compte, il avait déjà disparu.
C'était un jour d'été, où en tout cas de cette saison informe où l'on bout dans soi-même et on respire lourd, et où la lueur orange des grills d'industrie vous montent les tripes dans une torpeur houleuse. La cuisine était, si tant fut qu'on l'apellasse cuisine, tous ses comptoirs ouverts vers une salle infâme, et cette salle quasiment vide de tout client, et ces quelques clients clairsemés dans l'étage collés comme de vieux chewing-gums à des tables plastiques, mais eux, sur le dessus.
Et lui, il était là. Un vent chaud et mousseux montant d'une hotte monstrueuse, dont les borborygmes aspiratoires écrasaient tous les sons irritants d'une cuisine qui tourne en un boucan vacarme. Une spatule à la main.
Alors, pour la première fois, Il la regarda.
Est-il outil plus vil qu'une traître spatule ?
Un tiers plastique un tiers métal un tiers plastique plus plat ? Hybride, créature ornithorynque de cuisine, comme une fourchette pleine de honte, s'étant aplatie pour mieux servir ? Lime fronça les sourcils.
Il n'aimait pas cet objet.
Ce n'était rien, en fin de compte, de s'en apperçevoir. Un détail dans l'ordre des choses. Mais quelque chose de cette réalisation laissa un goût amer dans la bouche du cuistot, qui, au lieu de s'en retourner à ses préoccupations, fut tellement sidéré par cet élan de sentiment inhabituel, qu'il ne put s'empêcher de continuer d'observer.
Avec ces nouveaux yeux. Ces nouveaux globes oculaires, pleins de questions. Les yeux ouverts, par la pichenette de cette germe de colère qu'il avait ressenti en faisant enfin face à sa spatule.
D'abord, il n'aima pas la murs. Puis, ce fut la hotte, le carrelage honteux, les tabliers ridicules et les uniformes criards, la salle presque vide et les clients collés.
Il n'aima pas l'ambiance, où voir la nourriture. Pris d'un élan, il se mit a ne pas aimer les clients, et bientôt il se tourna même, horrifié, vers ses collègues, et quelle ne fut pas sa surprise en constatant qu'il ne les aima pas.
Alors, submergé par cette vague, rendu grisé par l'infâme sensation de puissance que lui conférait son éveil, il n'eut bientôt plus de choses à voir, et plus de choses à haïr. Il en bafouilla presque, pris d'un frisson funèbre.
Que faisait-il là ? Comment ? Comment avait-il pu arriver dans cette endroit ? L'idée elle même ne lui paraissait-elle pas si tellement absurde qu'il en fut écrasé ? N'avait-il pas de rêves, d'envies, de choses à transporter dans la vie comme on garde un trésor, pour l'enterrer sur une plage lointaine ? N'aspirait-il pas, comme la hotte, à quelque chose ?
Alors, tournant son regard en dedans de lui-même, il s’aperçut que non.
Et il ne s'aima pas.
Il ne s'aima tellement pas, en fait, qu'il tomba dans les pommes, qu'il tomba dans les steaks surgelés, qu'il tomba dans la sirupeuse salade, qu'il chut dans les bidons de sirop pour machine à soda, qu'il dégringola dans l'escalier métaphorique de la sérénité, qu'il se prit les pieds dans le tapis du contentement, et qu'il glissa tout entier dans une flaque d'Ennui si tant si grande qu'on eut dit une mer qu'il avait, à force de trop peu regarder, pris pour un verre d'eau.
Il s'éveillait, comme un rameur s'éveille au milieu du pacifique, sans attache, sans accroche, sans bateau, en même temps qu'il s’évanouit.
Et, comme de juste, il fallut un temps prodigieux à laisser cramer des pâtés infâmes dont il eut été illégal de les appeler steaks (et de toute façon injuste), pour que quelqu'un remarque l'odeur de brûlé un brin plus brûlée que d'habitude, au travers des efforts surhumains de la hotte.
Mais, au delà de ça, mystère.
Le poste de cuisine, vide.
Lime avait bel et bien disparu.
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Elthen


Le vent caressait les crénelages, mordant la pierre friable.
Cette pierre de la plus petite tour du plus petit royaume, qui avait vue ses formes polies par les caresses du vent et de la poussière. L’extérieur du château était pareil à un orchestre de stalagmites, d’accrocs de roche et de surfaces creusées - un air sauvage. Ca et là, un lichen agrippait la pierre poreuse et les quelques plaques d’ardoise formant des toitures. Et, bien sûr, comme c’était un château respectable, il y avait une tour. Et on pouvait s’y percher.
Elle n’était pas bien droite, mais elle faisait l’affaire.
Le Plus Petit Château du Plus Petit Royaume. Autour de lui, la plaine, immense et désertique. D’un horizon à l’autre, le Rien. Impitoyable. Et la nuit noire comme une mer de goudron.
Il y avait, sur les remparts de la plus petite tour, une lanterne, au bout d’un bâton, qui peinait à combattre l’obscurité. Elle balançait méchamment, menaçant parfois de s’éteindre et parfois de tomber sous le coup du vent. Alors, de temps en temps, le Prince devait la maintenir pendant un long moment, avant que les bourrasques ne décroissent.
Et comme une averse horizontale, la poussière charriée par les vents tranchants s’écrasait sur le monde. Ca faisait un bruit de tambour. Et le prince du plus petit royaume, les yeux plissés, essayait désespérément de passer entre les grains de poussière. Il n’y parvenait qu’à moitié.
Le vent poussiereux cognait rythmiquement sur son vieux masque d’if blanc. Le masque représentait un animal inconnu, au museau canin et aux longs bois désordonnés. C’était le sien. Son masque - comme le Prince était son nom.
Le Prince était occupé à se demander – dans la douleur - pourquoi les fentes oculaires de ce masque-ci avaient été faites aussi larges.
Alors quand il se prit un méchant gravelas à s'en percer la rétine, le Prince cracha un juron que le Chambellan aurait réprouvé. Heureusement, à cette heure-ci, le Chambellan, comme le reste des habitants du plus petit royaume, s’adonnait a un moment d’immobilité et de silence.
Éreinté, sa patience mise à mal, le Prince pressa doucement ses paumes l’une contre l’autre, et, puisant dans son Chant, il entreprit de convaincre les bourrasques de l’oublier, pour un temps. Alors, il y eut un mouvement soudain, autour de lui.
La poussière, maintenant, ne frappait plus son masque, comme déviée par une main invisible et gigantesque qui aurait enveloppé le prince.
Et le Prince se frotta les mains, satisfait - puis l'œil, irrité.
Plongeant une nouvelle fois son regard dans la nuit – et ne décelant rien d’autre qu’un décevant silence et une tarte immobilité. Rien en définitive ne justifiait l’étrange préssentiment qui l’avait pris, il y a plusieurs longues minutes, dans le fond de son lit. Il s’était levé sans savoir si ce qui l’avait éveillé lui était venu par les vagues qu’il ressentait dans le Chant, où un simple insomnie.
Le Prince avait toujours eu du mal à faire la différence entre les deux.
Contrairement à son frère ou à sa sœur, il était né en entendant le Chant. Et s’ils avaient tous les deux dû apprendre à s’ouvrir à ses vibrations, par les longs exercices de méditation de l’Art du Chant, le Prince, lui, avait fait le chemin inverse.
Il avait dû apprendre à en faire abstraction.
Alors, parfois, dans la nuit, il se réveillait en vibrant, parce que soudain le Chant de l’Est ou du Nord, par vagues, le traversaient de sensations si immenses, si complexes, qu’il n’existait alors plus rien d’autre. Parfois, un battement de cœur, tonnant comme cent mille tambours de la taille de Lune, l’éveillait dans la terreur.
Parfois un ronronnement paisible montant des profondeurs de Lune le berçait.
Parfois, quand quelque chose le tracassait d’un rythme inconnu, il venait ici – sur la plus haute tour du plus petit royaume - celle qui était aussi la plus petite tour par la vertu de son caractère unique. Et il tentait de percer la nuit d’un regard noir, comme si elle dissimulait un secret qui lui permettrait d’élucider le mystère. Comme s’il pouvait comprendre, en regardant le monde, ce qui se passait en lui. Généralement, il s’ouvrait au Chant, en respirant profondément et en ouvrant les yeux tout juste comme ça, un peu en coin, comme il était si dur à expliquer. Et il se laissait bercer par l’immense complexité. Rassuré de n’être qu’une chose minuscule. Un grain de poussière. Moins encore.
Et, alors, ses anxiétés finissaient par s’apaiser.
Mais, ce soir-là, quelque chose en lui – ou dans le Chant de Lune - ne lui permettait aucun repos. Il ressentait, vague après vague, quelque chose de nouveau, d’étrange, d’incompréhensible. Qui lui semblait affreux.
Mais la nuit, terne et banale, ne bougeait pas. Ne dissimulait aucun monstre. Il faisait froid. Humide. Et poussiéreux. Et le désert, autour de lui, dormait. Dans ce petit coin de monde que le Prince appelait un Chez Lui.
Et pourtant, en s’ouvrant au Chant, il réalisait bien comme Lune, la terre de sa naissance, était grande – et comme elle devait être belle, pour abriter toutes ces voix et toutes ces harmonies qui lui parvenaient comme les échos d’un orchestre lointain.
Mais il n’y avait jamais rien eu d’autre à voir pour le Prince, de ses yeux vrais, avec son corps, que les plaines encerclant le plus petit Royaume et les quelques caravanes passantes qui les saluaient dans leurs grands véhicules à traverser le désert.
S’asseyant sur un créneau, pieds dans le vide, abandonnant sa recherche dans le paysage, il entreprit de chercher en dedans.
Il pensa, à la lueur de cette petite flamme prisonnière qui lui servait de lanterne. Il la regarda un peu.
Cela lui prit une éternité.
Et puis, une fois son éternité finie, il hocha doucement la tête. Puis, il dût ajuster son masque. N’y arrivant pas tellement, avec un tonnerre de précautions, il le retira pour le poser sur le créneau. Alors, il lui sembla, regardant l’animal disparu qui ne ressemblait à rien de connu, que tout était bien.
Il tourna ses yeux verts vers l’immensité des plaines, et tenta d’en jauger les dimensions.
Oui. Demain, il décida qu’il parviendrait à convaincre le Chambellan de le laisser partir seul en chasse. Et, scrupuleusement, il traquerait les lapins, vers le nord. Mais avec un peu d’astuce, une fois qu’il se serait éloigné des murs, il les perdrait, à mi-chemin entre le royaume et les terriers de la plaine nord, ceux qui se nichaient entre les trois rochers sur la colline (comme des trous dans du fromage).
Alors, avec sa gourde, et avec son arc, il continuerait à s’éloigner. En prétextant suivre des traces. Il n’y en aurait sans doute pas vraiment, de traces, mais il raconterait en avoir vu, et personne ne pourrait le contredire. Dans un monde de poussière et de courants, tout disparaissait si vite, de toute façon.
Il prendrait une pelisse - pour pouvoir dormir chaud, et il cheminerait aussi loin qu’il le pourrait – jusqu’à ce que sa gourde ne se vide à moitié (pour pouvoir faire demi-tour).
Et il verrait bien alors, ce qu’il y trouverait.
Il savait que les Caravaniers qui logeaient parfois a l’abri des murailles du plus petit royaume venaient du Nord - jamais du Sud. Et les vagues du chant qui harmonisaient en lui, quand il les laissait faire, lui jouaient un destin qui venait de là.
Son coeur, maintenant, battait. Les bourrasques s’étaient tues, même autour de lui. Plus rien ne bougeait. La poussière tombait paresseusement dans l’ombre de la nuit. Il fomentait maintenant son plan. Il occuperait le Chambellan. Il avait déjà l’idée: il prendrait son frère entre quatre-z’yeux. Depuis des semaines, ils construisaient dans la cave du chateau un appareil novateur, cesé faire bouger de petits poissons factices au rythme du vent - et les derniers travaux alnécessitaient du fil – beaucoup de fil. Trop pour la morale conventionnelle du Chambellan, qui caquetait à longueur de journée sur les bénéfices d’un gouvernement économe et prévoyant.
Le Prince proposerait donc que le Prince Cadet ne s’introduise dans la réserve du Tailleur Royal – et fort heureusement, de la fratrie, le Cadet était celui qui s’y entendait le mieux pour grimper, fureter, se faufiler, ou écouter aux portes. Le plus agile, et le plus doué pour les situations épineuses et l’improvisation.
Il semblerait donc tout à fait naturel que le Prince le missionne ainsi. Avec un peu de chance, le Tailleur découvrirait le larcin dans la journée – le Tailleur qui n’était autre que le Chambellan. Et il ne manquerait pas de mener l’enquête - Il était aussi le Limier Royal. Le Chambellan changeait de titre comme de chaussettes.
A la réflexion, le Prince secoua sa tignasse blonde. Non. Il changeait beaucoup plus de titres que de chaussettes.
A partir de là, le Limier Royal, trop occupé à mener l’enquête, ne pourrait pas lui tenir trop longtemps la jambe avec un des discours moralisateurs du Chambellan sur le danger de partir seul, sans quoi il perdrait le fil.
Littéralement.
Le Prince, alors, trouverait un moment pour sortir, silencieusement, par les grandes portes – ni vu, ni connu, quand le Chambellan serait trop occupé à être le Tailleur, ou le Limier Royal, ou le Bourreau, ou le Camériste (sait-on jamais).
Maintenant, il ne restait plus qu'à s'assurer que la Princesse, madame sa jeune sœur, ne lui coupe pas la corde sur le chemin. Le Prince eut un mouvement de bouche contrit. Sa sœur. L’imprévisible. Il la voyait déjà: brodant silencieusement. Relevant la tête en entendant craquer une des lattes du plancher de leur salle commune. Ils tomberaient nez à nez, l’un avec l’autre. Et, elle le regarderait, avec autant d’expression qu’une plaque d’ardoise, en signalant avec une vibration imperceptible de ses yeux adolescents qu’elle avait tout compris, qu’elle comprenait toujours tout, et qu’elle était déçue par le manque d’imagination du Prince et de ses préoccupations futiles.
Elle regarderait son manteau, un court instant, et dirait:
- Une Pelisse?
Et, alors, le Prince, plissant les yeux, prendrait un peu trop de temps pour lui répondre un misérable:
- Oui. C’est parce qu’il fait froid?
Evidemment, il réaliserait aussitôt qu’un être humain a peu près formé correctement n’aurait jamais prononcé cette phrase comme une question, et se décomposerait tout à fait, mais elle lui sourirait en coin, à sa façon si particulière qui consistait à ne pas bouger la bouche d’un iota, mais d’avoir une certaine lueur dans l’oeil qui trahissait une supériorité inaliénable.
Restait à savoir si, ce jour-là, elle serait d’humeur conciliante, ou pas.
Il fallut un long moment au Prince, et il décida alors en sentant ses paupières s’alourdir et ses membres s’engourdir de froid que ces courtes minutes de fomentage intensif devraient bien suffire. Qui vivra verra, disait cette vieille radasse de Tuteur Royal a ses heures perdues, entre deux reprisages de chaussettes.
Alors, il s’étira, péniblement, et regarda la cour du château, à quelques mètres en contrebas. Il attrapa le bâton de sa lanterne, et, presque confiant, il se jeta dans le vide.
Le vent s’était calmé.
Il lui fallut quelques secondes pour tomber paisiblement dans la cour, à sept mètres en contrebas. Profitant de sa longue chute pour refermer le bouton de sa lourde cape. Et puis, satisfait, il amortit son bond en apesanteur en soulevant autour de lui un nuage de poussière, silencieuse et docile, qui tournoya quelques longs instants en volutes, avant de retomber.
Autour de lui, il y avait un parfait équilibre de nuit et de silence. D’ombre et de petit vent frais. Le Lichen et la pierre, de concert, dormaient. Le grondement du vent écrasant sa poussière sur les murs s’était tu.
Une paisible nuit comme on en fait cent milles, sur Lune. Et la cour semblait tout comme à son habitude – si ce n’est qu’elle était couverte d’ombres comme on se couvre pour s’endormir.
Le Prince, faisant de petits bonds silencieux, se soulevant du sol sans effort, regagna la porte du bâtiment principal. Parcourant plusieurs mètres avec chaque saut, flottillant mollement. Mais le temps qu’il pose sa main sur le bouton de fer noir, il sentit autour de lui la poussière danser.
Le vent avait repris, en sifflant.
Soudain, la poussière se remit à le frapper, et il pesta. Sous le coups du vent soudain, elle le fit tousser. Il réalisa qu’il avait oublié le masque sur les hauteurs de la tour, et s’imagina déjà les remontrances qui s’en suivraient.
Autour de lui, la nuit semblait s’être réveillée.
Et le bruit de la poussière, s’écrasant sur la pierre du château, lui parut soudain être celle d’une averse méchante. Il fronça les sourcils. Quelque chose en lui grondait à nouveau. Mais maintenant, plutôt qu’une sourde angoisse, son cœur battait la chamade. Une anxiété inexplicable lui serrait les tripes, alors, et il ne put s’empêcher de chercher du regard dans le ciel un signe. Une tornade. Un orage.
Il y eut comme un éclair, déchirant la nuit – une lueur venue du nord, au loin, très loin.
Le silence – et comme il dura longtemps le Prince s’imagina que l’éclair venait de plus loin qu’il ne l’avait jamais imaginé – semblait vrombir. Pourtant, le tonnerre ne vint pas.
Alors, le Prince bondit sur le toit du bâtiment principal, grimpant d’un seul bond lent les deux étages, et il serra le poing - canalisant le Chant autour de lui pour se protéger de la tempête soudaine. Les bourrasques, aussitôt, se remirent à l’éviter, mais il lui fallut en appeler a beaucoup plus de volonté, cette fois-ci. Il eut un petit cri frustré en manquant de glisser sur une vieille tuile d’ardoise, patinée par son âge ancestral, et se promit que quand il serait roi, on referait les toitures.
Étrangement satisfait d’avoir ainsi pris sa première décision nationale, le Prince, entendant soudain un immense coup de tonnerre, se retourna vers l’origine de la vibration. Le Son, immense, manqua de l’écraser: toute Lune vibrait. La tuile sur laquelle il avait failli glisser l’instant d’avant, sous la pression soudain de l’air, se fendit. D’autres se soulevèrent, balayées en arc de cercle jusqu’à la cour, glissant mollement, comme des feuilles qui se brisaient en chutant.
Et puis, le Prince le vit – mais il ne comprit pas de suite.
Il y avait à l’horizon une fine ligne – alors il fit un grand bond, prenant son élan sur les toits du bâtiment, vers le haut de la tour. La flamme de sa lanterne, faiblissante, vacilla tout à fait, le plongeant dans la nuit goudronneuse.
Et il se trouva là, de nouveau, sous des vents accablants, sur les créneaux de la plus haute tour du plus petit royaume.
Mais cette fois, à l’horizon, une menace: ce qui avait été un ligne s’était changé en bande. Et cette bande, bientôt, devint un mur. Le Prince, terrifié, vit le mur de poussière – et vit comme il devenait immense, dans la nuit. Et le bruit; le bruit du vent, devenant torrentiel, faisait vrombir son crâne. Les tuiles, une à une, furent balayées. Le Lichen fut arraché aux murs. Un merlon, là, se décrocha et glissa de la façade des remparts.
Le Prince, alors, leva la tête, et il vit comme cent milles tonnes de poussière s’élevaient devant lui, à l’horizon, roulant sur le paysage comme une vague impossible. Dévorant tout ce qui se trouvait sur son passage – un milliard de dents, rongeant le paysage. D’assez loin pour qu’il ne voie, sur le chemin, comment les bourrasques emportèrent les trois rochers de la colline aux terriers de lapins, et comment ils se brisèrent sous le choc, et comment la poussière sembla les dévorer. Alors, terrifié, le Prince se souvint d’une leçon du Menuisier Royal, avec sa ponceuse.
Il profita de l’éternité qu’il fallut à la vague pour arriver jusqu’au plus petit royaume pour passer une éternité à penser. Il revit tous ses plans. Le Chambellan, son frère, sa sœur. Il eut un petit sourire tremblant, en dessous de ses yeux mouillés. Mais ce n’était plus la poussière qui les irritait.
Et, une nouvelle fois, il pressa doucement ses mains l’une contre l’autre. Il ferma les yeux, plissant le front dans l’effort. Respirant profondément. Une fois. Puis une autre. Pas paisiblement – pas du tout. Mais, en chevrotant, il prit en lui tout l’air qu’il pouvait, comme s’il avait respiré du courage.
Et puis, les premiers instants du mur-dévoreur s’écrasèrent sur lui, et sur son petit royaume.
Le Prince, soudain, expira dans un cri rauque. Et puisant dans le fond de son âme tout le Chant qui était en lui depuis les premiers instants de sa Naissance, le Prince du plus petit royaume se mit à luire d’une lueur blanche, et il sembla qu’il explosa. Et pendant un tout petit instant, nul ne put plus entendre, dans le plus petit royaume aux quatres habitants, le moindre bruit de vent. Le moindre bruit de poussière. Le Tonnerre. Ou quoi que ce soit d’autre.
Il y eut une lame, de lumière blanche, découpant le monde du ciel jusqu’à la terre, juste devant les remparts.
Et puis plus rien.
Il n’y eut plus alors que le plus petit royaume, et un grand vent comme jamais on en verrait plus.
Roulant au sud, une immense vague de poussière dévastait encore tout sur la plaine interminable, à peine affectée par ce léger contretemps qui avait sauvé le plus petit royaume.
Et puis, comme une pierre tombe lorsqu’on la jette d’une falaise, une nouvelle fois, le Prince se laissa choir, soulagé, des remparts. Il lui fallut quelques secondes, en apesanteur, ou ses cheveux blonds ondulèrent paisiblement sur son visage, pour que son dos, enfin, ne heurte le sol.
Il souleva la poussière en volutes dociles. Lentement, elle retomba.
Et puis, il ne se releva pas.
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