Patrice Landry
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de toujours
Sébastien décide de tout abandonner pour tenter de se retrouver au terme de plusieurs mois de thérapie et une relation qui s'engouffre dans une zone d'ombre qu'il connait déjà. Il se retrouve sur la côte Est des États-Unis, près d'une plage où il croisera certains souvenirs de son enfance jusque là embrouillés. Confronté à des vérités qui le plongeront dans un état qui n'est ni réel ni imaginaire, il cherchera à retrouver cet enfant qu'il a abandonné quelque part dans les années 70.
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Alors qu'il sent son corps lentement s'abandonner à la mort, un vieil homme entre dans un monde qui s'apparente à un vaste labyrinthe au coeur duquel il cherche en vain de s'extirper. Chacun de ses sens est exacerbé à l'extrême et sa quête, dans une solitude proche de la folie, lui apporte des réponses jusque-là conservées par des forces inconnues de l'homme.
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Vous aimeriez peut-être visiter Bordumonde. C'est un étrange pays qui s'étend sur un plateau longiforme au bord de la fin du monde. D'un côté, le vide et de l'autre, une muraille de plusieurs kilomètres de haut. Laissez-moi vous raconter son histoire et comment j'ai tenté de m'enfuir de cette prison naturelle ...
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Défi
Un fin crachin tombait sur la pelouse d'un vert quasiment incandescent. Toute la beauté du printemps commençait à s'estomper, laissant la place aux couleurs estivales.
Paul est arrivé en premier, avec à ses côtés, ses amis, François, Jules, Martial et Frank.
Combien de fois ces cinq acolytes se sont-ils retrouvés pour parler du dernier match des Canadiens ou de la dernière connerie du ministre Untel au gouvernement ? Combien de bières ont-ils dégustées ensemble au fil des ans sur une terrasse, sur un quai, dans un canot ou dans une cache à l'orignal ? Ils étaient inséparables ceux-là, dans le calme comme dans la tourmente.
Martial et ses amants secrets jusqu'à ce qu'il sorte de la cage dans laquelle il s'était confiné. François et sa magnifique épouse qu'il a trompée mille fois parce qu'elle l'avait trompé une fois. Jules, le Parisien, un peu détaché du lot mais ô combien bonimenteur, qui avait toujours mille projets en tête et qui avait fait fortune dans les placements. Frank, l'Américain manqué, qui parlait toujours de retourner dans la Louisiane de ses ancêtres mais qui avait fait construire des duplex et des triplex à la chaîne pour justifier son incapacité à sauter la frontière. Puis finalement, Paul, le célibataire enamouré d'une mystérieuse jeune et jolie femme qu'il avait croisée un jour d'été sur une plage, qu'il rêvait un jour de retrouver et à qui il allait enfin révéler son grand amour.
La grande Catherine arrivait enfin, flanquée de trois amies, Nicole, Félicia et Antoinette.
Nicole, la soeur de Catherine, avait tout arrangé, anxieuse de faire de cette rencontre un événement grandiose que tous se remémoreraient. Félicia, confidente de toujours de Cathy, s'était assurée que les amis de Paul y soient également, témoins fidèles du moment. Quant à Antoinette, il avait peu à en dire, du moins pour l'instant, sinon qu'elle revêtait ce regard de mystère qui inquièterait un quidam qui passerait là par hasard.
Les fines gouttelettes s'alourdissaient pour cogner dur contre les parapluies ouverts.
Les deux groupes se rapprochèrent et malgré le tumulte des eaux venues du ciel à travers les rafales, un mélange de silence et de soupirs tourbillonnait sans fin.
Paul et Catherine furent mis côte à côte et tous reculèrent.
Deux cercueils brillaient au centre du terrain vague. Mille étoiles glissaient le long des boiseries et des ferrures. Un souffle retenu. Des larmes masquées par le temps.
Jules et Frank ouvrirent le cercueil où reposait Paul puis celui de Catherine. Ils soulevèrent le corps avec douceur et le déposèrent aux côtés de Catherine puis refermèrent le couvercle de bois en se signant.
Antoinette fit signer les papiers requis et se retira sans ajouter rien de plus à cette scène.
Quelque part, dans un ailleurs meilleur, Catherine tendit la main à Paul qui la saisit.
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Défi
Ça fait un bail. Attendez que je me rappelle. Vous voulez vraiment que je vous raconte tout ça ?
Je me souviens que c'était à Paris. Quel arrondissement ? Est-ce que je sais, moi ? J'étais complètement barjo, à c't'époque. Si je prenais de la drogue ? Y a pas de doute, mais ne me demandez pas quoi. On fumait tout, même le papier peint avec du persil, c'est dire.
Je crois que c'est le cinquième. Mais j'ai perdu la mémoire avec mes cheveux. Vous avez vu mon crâne ? C'était la jungle de poils, là-haut, monsieur l'agent. Les filles faisaient la queue pour toucher ce monument frisé, je vous jure.
Qui était là?
Bah, il y avait Bernadette. celle-là, c'était ma préférée. Plutôt chouette, je dirais. C'était la seule qui avait osé nous introduire à d'autres membres de sa famille qui venaient direct de Grasse. Y'avait sa cousine, qu'on surnommait l'ange avec son allure divine. Et son cousin, qui était tout à l'opposé, voyez, genre malsain. En fait, un vrai bon à rien.
Mais non, je ne me souviens pas de leur nom. Ça changerait quoi ?
Qui? Noémie ? Ne me dit rien. Jolie ? Mais, je vous dis que j'ai un trou de mémoire, là.
Il y avait une Zoé. Alors là, celle-là toute une beauté. Si on compare avec l'autre, sa copine, la Nathalie, qui avait une moustache, je vous jure.
Qui d'autre ? Mais vous êtes décidé, vous, m'sieur l'inspecteur.
Je me souviens d'un type plutôt frivole, avec un drôle de nom ancien ... Anatole, oui, c'est ça.
Attendez, ça me revient maintenant. Il y avait trois Marie. Les "Moustiquaires", comme on les appelait.
Marie-Louise, qui posait nue pour les peintres du coin. Quelle exquise nana avec des lolos comme un duo de glaces à la vanille où je me serais bien perdu, moi.
Marie-Thérèse, c'était le contraire. Le calme plat entre son menton et l'immense Everest qui culminait avec le vide intersidéral de son nombril, qui rejoignait son cerveau lent. Obèse, vous dites ? C'est être poli.
La troisième, je crois qu'elle s'appelait Marie-Berthe, ceinture noire, experte en coups bas et en regards de travers. Elle tenait tout ça de sa tante Artémise qui avait fait les deux grandes guerres comme infirmière.
Oui, oui, j'y arrive. Vous êtes bien pressé, vous. Non, moi j'ai tout mon temps.
Des noms, des noms. On était tout un troupeau dans notre minuscule château de ville.
Ça va, ça va, je poursuis.
Je me rappelle d'Édouard qui fumait comme une cheminée, surtout des cigares cubains qu'il payait un prix de fou grâce au bons soins de son papa richard.
Et qui ne se souvient pas de Léonard et sa barbe noire sortie tout droit du 18e siècle. Il avait l'allure d'un aristo totalement parvenu. Je le détestais.
Et la cuisine? C'était l'affaire de Léontine. C'était ses quartiers entourés de barbelés, je vous jure. Fallait même pas regarder sous peine de se faire arracher les yeux. Mais son boudin, diable, c'était notre caviar du moment.
Voilà. C'est tout.
Pourquoi vous voulez savoir ce que je foutais là ? Je vous ai tout dit.
Je peux partir ?
Merde ! Vous êtes pas du genre à lâcher votre os, vous ?
Je m'occupais du téléphone. Voilà ! Vous êtes content ?
Et j'en avais rien à cirer, du téléphone. Il sonnait tout le temps et je faisais comme si je ne l'entendais pas.
Tout le monde me criait :
"Gaston, y'a l'téléfon qui son et y'a jamais person qui y répond"
C'était agaçant, à la fin. Vraiment. J'entendais toujours ces voix criardes qui m'étourdissaient. J'aurais pu en faire une chanson, vous savez. Mais, j'en ai eu marre et je me suis tiré, voilà.
Non, je ne suis pas retourné, je vous le dis, je le jure.
La dernière chose que j'ai entendue, c'est :
"Gaston, appelle les pompiers, y'a le feu !"
Non, je n'ai pas gardé le carton d'allumettes.
Oh ! Pourquoi vous me passez les menottes ?
Note : Vous avez sûrement deviné que ce bout de texte est en hommage à Nino Ferrer, inspiré de cette chanson plutôt rigolote qu'il a commise en 1967. Pauv' Gaston, maintenant l'est en prison.
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Défi
La salle d'attente était plutôt petite. Il n'y avait pas, contrairement aux standards stéréotypés généralement associés à ce genre de local, de revues datant du paléolithique supérieur ou de dépliants de produits pharmaceutiques miraculeux disponibles auprès de votre fournisseur de prescriptions à la gomme. Non plus de carte de visite ou même de gel anti-bactérien à l'alcool. Rien qu'un décor sobre avec trois chaises droites à la structure de métal très luisant et au siège et dossier de cuir patiné. Les murs, plutôt anonymes, n'affichaient pas de diplômes ou de certificats attestant les compétences du praticien de service.
La porte s'ouvrit et une voix appela tout sobrement : "Suivant", comme si on était dans un abattoir.
L'homme qui attendait sagement dans cette anti-chambre, se leva, regarda autour de lui afin de s'assurer qu'il n'oubliait rien et se dirigea enfin vers la porte entrouverte.
Il poussa le panneau et découvrit une pièce pas tellement plus grande que celle qu'il venait de quitter. Il nota le décor classique : fauteuil blanc aux formes généreuses invitant au confort garanti et récamier plutôt moderne, sans fantaisie, recouvert d'un tissu noir, accompagné d'un coussin rond, noir lui aussi.
" Installez-vous, je vous en prie" fit l'homme qui était debout derrière le fauteuil, indiquant le long siège d'un geste détaché.
L'autre s'exécuta sans dire un mot. Il n'était pas nerveux mais une certaine inquiétude se lisait sur son visage alors qu'il détaillait le gris sur les murs qui se perdait vers les hauts plafonds de la pièce.
Le thérapeute contourna le fauteuil et s'installa à son tour. Il posa ses coudes sur les bras et joignit ses paumes tout en posant son nez sur le bout de ses doigts. Pause classique, tout à fait prévisible mais somme toute un peu déconcertante.
Ce dernier ne prononça aucune parole, se contentant d'observer le nouveau venu qui, on s'en doute, ne parlait pas lui non plus.
Puis, au bout de trente minutes, le thérapeute, qui n'avait pas regardé sa montre depuis le début de la session, s'extirpa de sa pose sculpturale et afficha un soupir entendu :
" Nous avons terminé, monsieur. Je ne sais si vous reviendrez mais je vous en serai gré, bien entendu. Je vous fais un reçu ? "
Le patient acquiesça et tendit la somme demandée.
" À quel nom ? "
" @ " fit le patient.
Le thérapeute griffonna sur le bout de papier et finalement le lui tendit.
" Vous me réfèrerez des clients, j'imagine ? " s'enquit le thérapeute.
L'homme haussa les épaules : " C'est, hélas, dans ma nature."
Il le salua et sortit. @ regarda le reçu et souleva un sourcil tout en saluant poliment le patient suivant qui attendait.
Tout juste avant de sortir, la main sur la poignée de la porte, il se tourna vers le patient.
" Vous connaissez bien ce # ? "
Le patient lui fit signe que oui en souriant.
" Et vous vous appelez comment, si je puis me permettre ? "
" … "
"Oh, c'est étrange, vous me rappelez quelqu'un avec qui je n'ai jamais terminé la conversation."
@ sortit et ne revint plus jamais chez #.
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Défi
Bérengère soulève une paupière alourdie de sommeil. C'est bien le bruit de la porte qu'elle vient d'entendre. Et puis le tintement des clefs sur la table de verre du salon. Une lampe qui s'éteint. L'autre paupière s'entrouvre. L'ombre est là, familière, mais on n'y voit guère. Le tic tac hypnotisant de l'horloge de la cuisine se fait entendre entre ses propres battements de cœur.
Un souffle approche de son oreille. Il la hume. Il se se saoule de son odeur, tandis qu'elle tremble de plaisir en silence. Elle sent qu'une main furtive se glisse sous le drap tiède. Elle se cabre pour mieux s'offrir. Bientôt, tout le galbe du sein se perd sous la paume chercheuse. La voilà encore soumise pour son plus grand bonheur.
Il y a quelques secondes d'hésitation tandis que Bérengère qui voudrait parler, voire hurler son désir brûlant, essaie de déboutonner la chemise de son amant. Elle peut sentir l'haleine alcoolisée, le cheveu enfumé, mais rien ne transpire de cette peau qui la frôle. Elle ne peut que se perdre dans le tourbillon de ses attentes. Quelques boutons ont sauté et elle cherche celui du pantalon, tâtonnant la braguette du bout des doigts, mais il recule alors que sa main a abandonné le sein pour courir sur le ventre. Il l'ausculte en dessinant des mots obscènes du bout de sa langue sur la peau saupoudrée de perles de sueur. Et puis, presque sauvagement, le voilà qui pointe et entrouvre d'un doigt le rideau humide mûr pour la suite.
Tandis que cette main savante se permet des circonvolutions acrobatiques dans la chair affamée, l'autre s'emploie à défaire la boucle de ceinture et bientôt la fermeture éclair. Le pantalon choit sur le sol avec ce son mat qu'on lui connaît quand le silence enfin s'épanouit entre les souffles, espérant les bouches et les sexes réunis. Bérengère n'en peut plus et il ne faudra qu'une seconde pour que son mâle ne recouvre tout le corps et l'entièreté de l'âme de l'affamée. Elle voudrait crier tout cet amour, mais quand enfin se glisse en elle toute l'envie de s'échanger des coups de grâce dans l'attente d'une mort extatique temporaire, mais ô combien sublime, elle se cramponne au dos de l'ombre et se laisse prendre comme la proie devant les mâchoires géantes du requin blanc. Le rythme fou des corps fait tanguer la pièce. Les humeurs s'évaporent, renaissent, pleuvent, mêlées de larmes de plaisir. Elle se mord les lèvres, enfonce ses griffes dans la chair brûlante de l'amant. Puis le téléphone sonne.
Une première fois.
Bérengère soupire, délaissant momentanément l'extase qui la précipitait sur les murs de sa libido.
Une deuxième fois.
Elle se dit que le répondeur s'occupera de tout et supplie son homme de reprendre sa cadence, de la transpercer encore mille fois. Mais il y a comme une autre ombre dans toute cette noirceur, une forme qui se dessine dans sa tête de femme, qui lui donne un frisson autre que celui de la passion.
Une troisième fois. Un déclic se fait entendre et le message de Bérengère prend le relais.
« Bonjour à vous. Je suis désolée de ne pouvoir prendre votre appel, mais dites seulement quelques paroles et je vous les retournerai dès possible. À bientôt. »
Le signal sonore qui suit est plus long et plus strident qu'à son habitude. Bérengère, presque d'instinct, veut se dégager pour prendre le combiné, pour entendre cette voix qui l'appelle au milieu de la nuit. Elle ne sait vraiment pas ce qui peut l'y pousser, mais quand elle retient sa respiration et que la voix qui s'enregistre fait écho entre les ombres, elle sait pourquoi toute la chambre est envahie de la lumière de sa raison :
«Allô, Bérengère. C'est moi, Yves. Écoute, je ne pourrai pas rentrer ce soir. Il y a eu du verglas, c'est trop dangereux, je vais rester dormir chez mon frère. Et puis, tu ne me croiras pas, j'ai oublié mon porte-monnaie et mes clés au resto, ce midi. C'est tout moi, ça. On se reparle demain. Je t'aime, ma chérie... »
Bérengère veut se lever, fuir l'étreinte qui la tient encore clouée sur le matelas mouillé. Elle veut crier, hurler toute la terreur qui la maintient prisonnière de son propre désir alors que les mouvements reprennent. Elle se cabre, se tord dans la douleur, mais rien ne peut changer. Tout est scellé maintenant.
Note: Ce texte a été originalement publié dans la revue littéraire "Biscuit chinois : littérature pop", n° 6, 2008, p. 58-61 et est reproduit ici avec l'aimable autorisation de l'auteur, Patrice Landry.
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