HypatiaDeSalem
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Défi
Je ne saurais vous dire avec exactitude quel fut le détonateur à ce sentiment qui a jailli en moi moi, en plein coeur de l'hiver, alors que je n'avais pas dix ans. Avant ce jour fatidique, je n'avais jamais véritablement regardé ma mère. Bien sûr, je la voyais tous les jours errer autour de moi, en figure familière et maternelle qu'elle était. Je ne l'avais pourtant jamais observée. Scrutée. Epiée. Etudiée de fond en comble. Moi qui pouvais passer des heures à parcourir la campagne environnante pour tenter de dénicher un nouveau spécimen, je n'avais jamais pris le temps de réaliser un examen complet de mon environnement le plus proche. Aussi, je décidai, un matin au saut du lit, de délaisser pour quelque temps le monde extérieur afin de me focaliser sur mes congénères. La mère fut la première à se soumettre à mon oeil avisé. Mais très vite, j'allai de déception en déception. La mère n'avait jamais été une géante. Cette petite bonne femme s'était épaissie avec les années et les grossesses successives, au nombre de neuf, n'avaient en rien arrangé ce phénomène. La jeunesse avait fui ces tissus flasques et pâles depuis bien longtemps. Par endroits, le vêtement, qu'elle portait to
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Hélène de Sparte...ou de Troie. Son image et sa légende flottent dans nos têtes. Ce personnage de l'Iliade a traversé les âges et sa mythique beauté ne s'est jamais altérée.
Et si cette femme était aussi une stratège ? Et si elle avait délibérément eu sa voix au chapitre lors de l'attaque d'Ilion ? Et si elle n'était pas qu'une femme ballottée de contrées en contrées tel un vulgaire trophée ?
Ce petit récit, divisé en trois parties, tente de lui donner une voix et une épaisseur...
Et si cette femme était aussi une stratège ? Et si elle avait délibérément eu sa voix au chapitre lors de l'attaque d'Ilion ? Et si elle n'était pas qu'une femme ballottée de contrées en contrées tel un vulgaire trophée ?
Ce petit récit, divisé en trois parties, tente de lui donner une voix et une épaisseur...
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En cette presque fin du XVIIIe siècle, les cieux grondent et la fièvre monte dans les campagnes. Un parfum de rébellion flotte dans les airs viciés des appartements nobiliaires. C'est dans ces moments uniques et incertains que le destin de Messaline, la fille du Vicomte de Cressac, va basculer...
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Antonie et son père, Isembert de Maricourt, profitent des premières lueurs du XVIIIe siècle pour fuir le Vieux Continent et son carcan étouffant dans l'espoir de se faire une place au soleil. Ils débarquent à Cornucopia, une île bouillonnante de l'autre côté du globe, qui les accueille à bras ouverts. Antonie y voit la possibilité pour elle de s'affranchir de toutes les contraintes qui pèsent sur elle. Mais pour cela, elle devra composer avec les véritables maîtres des lieux.
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Mes pérégrinations, toujours naissaient à l'aube de vos cils,
Longues et obscures élancées à l'allure gracile,
Celles qui renferment ces précieux joyaux
que le démiurge a façonné de là-haut,
pour mieux attraper dans vos filets,
les quelques jobards alentours et moi le premier.
Ma quête me propulsait sur vos lèvres charnues,
Coussinets douillets dont je ne me lassais jamais,
qui pour mon plus grand bonheur me laissaient toujours fourbu,
lorsque enfin, votre personne à vous approcher m'autorisait.
Mon doux et périlleux voyage se poursuivait en des contrées vallonnées,
Monts d'or et de cuivre glabres où la cime se devine,
à travers la transparence du moindre tissu qui les sublime
Et que la paume de ma main savait sans détour réchauffer.
J'aurais donné cent ans et mon âme
pour que ce périple dure une éternité
mais c'est vous, Madame,
qui par votre trépas, ma pauvre personne avez tué.
Désormais seul et éploré,
Partout vous deviner je ne peux m'empêcher.
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Là, étendue sur l'herbe grasse et caressée par la brise tiède, elle se souvient du jour où elle est arrivée ici. C'est le fiacre de l'après-midi qui l'avait déposée. Elle était la dernière voyageuse, la seule à aller au bout de ce chemin cahoteux et meuble au bas-côté, protégé par des chênes massifs. Le bruissement des feuilles tendres et le roucoulement des oiseaux donnaient alors à l'ensemble une vision enchanteresse. Impossible de rebrousser chemin. Le premier village et la première âme qui vive devaient être à des lieux. C'est ce qu'elle supputait. Car elle ne connaissait pas cette région, trop éloignée de son berceau natal. Pourtant, c'est là qu'elle allait.
On l'accueillit sans grande pompe. Sans explosion de joie. Sans bruit. Les sœurs étaient alignées, l'une à côté de l'autre, les mains jointes devant elles. Certaines entamèrent une prière silencieuse. Bien triste spectacle que ces servantes du Christ. L'une d'elle, plus grande, plus massive, plus vieille, apparut et vint à sa rencontre. La jeune fille lui sourit. Bêtement, machinalement. La Mère Supérieure s'en trouva immédiatement irritée et la toisa avant de bien vite détourner son regard dédaigneux de la créature. Elle fit un geste de la main incompréhensible pour la profane et la nuée d'oiselles blanches et noires s'engouffra dans l'austère bâtisse.
On la conduisit à travers des couloirs froids et blanchis à la chaux. Elle entraperçut le petit cloître autour duquel des nonnes marchaient à n'en plus finir, muettes et placides. L'une d'elles s'arrêta un bref instant pour la regarder avant de reprendre sa course perpétuelle et solitaire. Au centre, un puits et un petit lopin de terre cultivé. Les plantes étaient bien trop éloignées pour qu'elle puisse définir avec précision leur nature mais il devait vraisemblablement s'agir d'herbes médicinales. Quelques mètres plus loin, après avoir franchi une arche basse, un nouveau boyau, ressemblant en tous points aux autres, s'ouvrit, à ceci près qu'il desservait une bonne dizaine de pièces, toutes fermées. Sur chacune des portes on distinguait sans difficulté une croix et son martyr chrétien. Elle avait toujours trouvé ce symbole grotesque cependant qu'elle reconnaissait sans difficulté le talent de l'artiste pour reproduire fidèlement le corps éternellement supplicié.
Sa cellule n'avait rien d'attrayant, ni de confortable. La simplicité y régnait. Sur la gauche, en entrant, avait été installé un lit en fer sans prétention, recouvert d'une fine couverture de feutre aux tons marron tirant sur le vert foncé. En face, de l'autre côté de la pièce, le minuscule coin toilette se composait d'une cuve vide et d'un broc que l'on avait pas jugé utile de remplir avant l'arrivée de l'étrangère. «L'eau se tire au puits et ne se chauffe pas». Exit donc la chaleur réconfortante des ablutions matinales. Opposée à la porte, la seule ouverture sur le monde. Un ridicule œil de bœuf auquel on avait ajouté d'épais barreaux. Toute fuite s'en trouvait grandement entravée, pour ne pas dire impossible. Pour profiter de la lumière naturelle que la fenêtre pouvait procurer, on avait eu la judicieuse idée de placer l'étude en dessous. Une table et une chaise. Et la Bible, «le seul ouvrage qui vous est indispensable ici». Enfin et perpendiculairement au bureau, de quoi ranger ses maigres effets personnels dans une petite commode aux tiroirs peu profonds.
On ne lui laissa pas le temps de s'installer et de prendre possession de ce qui serait son espace personnel pour un bon bout de temps. La Mère Supérieure traversa la chambre pour s'emparer de la chaise et la positionner au centre de la pièce. D'un simple coup d'œil, la Sœur l'invita à s'asseoir, ce qu'elle fit sans discuter, puis se plaça derrière elle. Pendant de longues secondes, presque interminables, rien ne se passa. Ni elle ni l'autre ne bougèrent, n'ouvrirent la bouche. Seules leurs respirations troublèrent le puissant silence de mort qui s'était installé. Soudain, elle perçut non loin de ses oreilles un bruit métallique. Il se réitéra à plusieurs reprises. Puis il cessa. Des mains s'abattirent sur sa tête et on commença à défaire ses cheveux, qu'elle avait mis si longtemps à réunir le matin même. Toutes les épingles tombèrent à terre une par une. Les doigts coururent parmi les mèches relâchées. Les phalanges insistèrent systématiquement sur les portions mêlées, obligeant la décoiffée à basculer sa tête en arrière pour éviter une douleur trop insupportable.
A nouveau le bruit métallique. Et des cheveux qui tombent sur sa robe claire. De plus en plus. Elle le savait. Elle savait qu'on la priverait de sa chevelure brune aux reflets cuivrés. Néanmoins, ce fut comme si on lui planta un couteau dans le cœur et que l'assassin tournait lentement la lame dans l'organe meurtri. Elle aurait voulu hurler, sauter à la gorge de cette bonne femme, lui arracher les ciseaux des mains pour les lui planter dans le ventre, s'enfuir. A quoi bon ? On la retrouverait. Sa famille ordonnerait qu'on la traque, jusqu'au bout du monde s'il le fallait. Ses géniteurs remueraient ciel et terre pour la capturer. Elle serait envoyée ailleurs, dans un autre pensionnat, une autre maison de redressement, un autre asile. On voudrait la cacher, la soustraire au monde qui rejette les esprits trop libres.
«L'humilité doit être cultivée et aimée» tonna la Mère Supérieure, en rangeant dans l'une de ses poches l'instrument de sa suprématie. Elle porta ses mains à sa tête quasi nue. Quelques centimètres tout au plus protégeaient désormais son cuir chevelu, douloureux par endroits après avoir été trop exposé à la lame coupante. La taille était volontairement inégale. L'outil s'était acharné à débarrasser de nombreux centimètres carrés de peau de sa protection capillaire, laissant tout juste sa racine. Elle pouvait désormais sentir l'air sur son crâne et elle eut subitement froid. Durant son auto-inspection, elle sentit sans encombre le regard inquisiteur de la Sœur sur elle. Elle l'épiait, attendant sa réaction, espérant qu'elle marque sa désapprobation, son désarroi. Elle désirait la voir s'effondrer, elle le savait. Elle ne lui donna pas ce plaisir. Ses larmes ne coulèrent pas. Ses yeux ne s'humidifièrent pas. Elle osa même lui adresser un regard bienveillant, par défi. Le faciès de la Mère Supérieure s'assombrit alors brutalement. Elle mordit ses lèvres pour éviter de laisser s'échapper quelque chose qu'elle aurait regretté dans la seconde.
Elle se leva de la chaise, la remit à sa place initiale. La nonne alla chercher une pile de vêtements pliés dans la petite commode et la déposa sur le lit. «Déshabille-toi». Elle obéit, scrutée par cette paire d'yeux rentrés et antipathiques. Sa robe, sa chemise de corps, ses bas, sa culotte, son corset. Tout jeté à terre sur les pierres noires et grossières, piétiné par la Sainte Femme qui tournoyait autour de son corps. Dans le couloir, face à elle, une nuée de voiles apparut puis mourut aussi vite, sans le moindre regard pour elle. Personne ne lui viendra en aide. Elle ne devra compter que sur elle-même et son instinct de survie. «Passe ton costume de pénitente». L'ordre fut sans équivoque, presque martial.
Alors elle obéit. Le tissu était râpeux et élimé. Elle n'était certainement pas la première à le revêtir. Un linge immaculé qui descendait jusqu'aux chevilles, ample afin de ne marquer aucune courbe féminine. Une large bande de tissu gris que l'on enfilait par la tête recouvrait la première couche. La dernière touche de cette camisole religieuse résidait en un voile gris, semblable au pardessus, utile à cacher le moindre cheveu des adorées du Seigneur susceptible de nourrir la tentation extérieure. On lui fournit une paire de sandales ouvertes en cuir pour couvrir ses pieds habitués au confort des souliers sur-mesure. La tranche du matériau, rigide et coupante, lacérait son épiderme à chacun de ses mouvements, laissant à l'occasion une multitude de cicatrices.
La nourriture, si l'on osait l'appeler ainsi, fut sans doute le plus grand sacrifice auquel elle dut céder. Bien entendu, toute viande était bannie. Trop chère et frappée du sceau de la gourmandise, péché capital. A contrario, on ne lésinait pas sur le pain. Le pain que le Seigneur rompit avant la Passion. Aliment céleste et auréolé de la divine gloire que la communauté fabriquait elle-même en souvenir de son Saint Patron. Après tout, les miches ne ressemblaient-elles pas à l'auréole christique ? Mais malgré des heures passées à remuer la pâte grise, jamais la novice ne sentit le moindre souffle, le moindre appel, le moindre signe céleste. Elle ne l'avait certainement pas accueilli, ne l'avait pas entendu. Ou peut-être qu'Il l'avait abandonnée.
Les estomacs se gonflaient matin, midi, et soir de ces meules immenses qui trônaient sur les tables de bois et que seules les plus expérimentées avaient le droit de distribuer. A parts égales. Ou presque. On gardait toujours le reste de la veille pour la dernière arrivée. Jamais on ne lui affirma droit dans les yeux que ce geste n'était en fait rien d'autre qu'un bizutage. On élevait ce traitement au rang d'épreuve de foi. Les plus exaltées lui assurèrent que le Seigneur lui-même l'avait choisie et que toutes auraient donné tout ce qu'elles possédaient, c'est-à-dire presque rien, pour être à sa place. «Prenez-la, je n'en veux pas. Remplacez-moi, vous, les passionnelles». Cela elle ne leur disait pas. Mieux valait parfois ne pas avoir la langue trop pendue, au risque d'être enfermée dans la chambre aveugle.
Dieu est bon. Dieu est miséricorde. Mais Dieu est punisseur et vengeur. Et c'est au travers de la Mère Supérieure que sa colère s'exprimait. La Main de Dieu. Son fouet. Son chien des Enfers. On vous traînait à l'autre bout des bâtiments, dans l'aile inhabitée. Pour avoir mangé trop vite, pour une prière trop rapide, pour n'avoir pas chanté assez fort durant l'office. On vous ostracisait. La sentence était sans appel. La Sœur, juge et parties, vous y emmenait de gré ou de force, s'il vous restait une once de résistance dans les veines. L'aspirante connut bien l'endroit. Trois lourdes portes en fer vous séparait du reste de l'humanité. Cette geôle permettait tout juste à la prisonnière de s'étendre à même le sol, recouvert de terre battue. Aucune fenêtre n'offrait la possibilité de communiquer avec l'extérieur, pas même une fente survenue dans la muraille centenaire.
A chaque fois, on exécutait le même rituel. La recluse devait se défaire de son aube et enfiler une chemise de corps incapable de protéger du froid ou de l'humidité. «Vous resterez là le temps nécessaire afin de réfléchir à vos actes et à vos paroles de pécheresse». Puis plus rien. Le noir et la solitude, tout juste interrompu par la livraison d'un bouillon clairsemé à peine chaud. En plein été, ce pénitencier s'avérait frais et propice à la méditation. Mais l'hiver venant, nulle autre torture n'aurait été plus efficace. Le froid s'engouffrait par on ne savait quel interstice et vous glaçait les os. Les membres s'engourdissaient et les extrémités prenaient une teinte dangereusement violacée. Et c'est lorsque la bagnarde se croyait perdue que le cliquetis de la clef retentissait.
Rien pourtant n'était plus affligeant que la liturgie des Heures. Prier la journée entière pour prier sans cesse. Laudes, Tierce, Sexte, Nones, Vêpres, Complies. Ce fut sans aucun doute les moments les plus terribles. Un ennui mortel la traversait à chacun des offices. Trop tôt ou trop tard, ces messes n'allumèrent pas un seul instant sa flamme de croyante. On l'encouragea à prier davantage, avant d'accomplir chacune des tâches dont elle avait la charge, lors de ses promenades, lorsqu'elle allait ramasser les poires, lorsqu'elle retirait ses vêtements le soir, avant de se coucher. Prier ! Prier ! Prier ! Jusqu'à la nausée.
Ce manège ne dura qu'un temps. Très vite, Elle récita mécaniquement ce qu'on attendait d'elle tandis que son esprit profitait de ce masque sacré pour vagabonder, ailleurs, loin de toute cette bigoterie infâme et obscène. La mer, le soleil, l'été. Le goût du sel sur les lèvres. Et puis Honorine. Sa peau laiteuse et veloutée, ses cheveux d'un noir profond. Elle danse. Sa robe immaculée épouse les contours de ses hanches et de sa poitrine. Elle joint sa main à la sienne et ne cesse de lui sourire. Elle aurait donné n'importe quoi pour pouvoir ne serait-ce qu'avoir le droit d'admirer son visage chaque jour que Dieu faisait. Et puis la dénonciation. Le déshonneur. L'excommunication vers l'abjuration dévote. On dit que le premier amour est toujours le plus beau. Le sien ne cessera jamais de lui infliger une douleur incommensurable.
Des souvenirs, voilà ce que sont ces fragments de vie. Lointains, presque inexistants. Comme si tout cela avait été un peu irréel. Elle caresse les pousses tendres que la rosée printanière nourrit chaque matin depuis plusieurs semaines. Le ciel est étonnement bleu. Un bleu intense et dur. Aucune voilage ne vient abîmer cette uniformité, exceptés peut-être deux ou trois grues. Elles reviennent des pays chauds pour donner la vie. Au loin, les chênes chantent. Leurs mélodieuses harmonies s'effacent au profit du tintement des cloches qui recouvre tous les sons de la nature. Elle imagine les nonnes se rendre en file indienne à la petite chapelle, menée par la Mère Supérieure, s'asseoir en silence à leur place habituelle, entamer les premières notes de l'hymne.
Sa main droite se desserre autour du couteau poisseux. La vie se dérobe. Au bord de l'abîme, on se rappelle à elle. La face de la Mère Supérieure lui apparaît. Elle ose tendre la main vers cette chimère, laissant le sang courir sur son bras et lui dessiner des rayures fines et vives qui se figèrent sur son épaule dénudée. Elle aurait voulu étrangler ce fantôme, asphyxier ce songe. La charogne avait dévoré jusqu'à la dernière miette de son âme et venait maintenant lui voler sa mort. Mais ses doigts restèrent tendus. Ils ne firent qu'effleurer les contours affaissés de la tortionnaire.
Au plus profond de son cœur, elle ne trouva ni amertume ni rancœur. Dieu avait peut-être fini par retrouver le chemin de la brebis égarée. Tout était pardonné. «Ego te absolvo».
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Et ce fut tout. Le regard rivé sur cette boîte désormais recouverte de terre fraîchement retournée, elle osa explorer ses sentiments. Elle eut beau fouiller, creuser à mains nues dans les tréfonds de son âme et de son corps, elle ne découvrit rien, sauf peut-être l'indifférence. Des restes humains reposaient là, dans l'obscurité et le froid d'un cercueil, sans que pas un seul instant la femme ne puisse ressentir compassion ou empathie.
Dès qu'elle le vit, elle sut. Elle sut que son être tout entier ne pourrait jamais rien lui offrir, exceptés le rejet et le dégoût. Cette détestation naquit lorsqu'elle fit sa rencontre, quelques jours seulement après sa naissance. On s'émerveillait devant ce petit ange vigoureux et rosé, capable de sourire à n'importe qui, n'importe quoi, n'importe quand. Aux dires des autres, il n'était que perfection et beauté. Pourtant, quand elle se pencha sur son berceau, c'est sa laideur qui lui sauta à la gorge. L'enfançon était énorme ! Joufflu, charnu de toute part et les paupières solidement collées l'une à l'autre, il ressemblait davantage à un souriceau de trois jours qu'au parachèvement du développement embryonnaire humain. Le petit miracle passa de bras en bras tandis que les débats firent rage au sujet de sa ressemblance.
Comme souvent, deux écoles s'affrontèrent sur cette sempiternelle et ennuyeuse question. Les partisans du géniteur affirmèrent haut et fort que la bouille de l'héritier était en tous points similaire au visage paternel. Les disciples de l'accouchée usèrent d'une stratégie plus subtile, en se concentrant sur les expressions que le bébé accordait continuellement à l'assemblée. A son tour, on l'interrogea sur le sujet, l'obligeant par la même occasion à choisir son camp. Elle ne put ignorer les regards avides que les deux factions lui jetèrent, la transformant en un enjeu quasi capital. Car son ralliement ferait basculer une équipe en surnombre, propulsant celle-ci sur la plus haute marche du podium des vaniteux.
Mais elle ne dit rien, au grand dam de tous les autres qui virent leurs espoirs anéantis en une fraction de seconde. Elle avait une difficulté immense à voir en cette chose agitée un descendant du genre humain. Envisager une quelconque correspondance avec l'un ou l'autre de ses ascendants se relevait tout bonnement impossible.
Les années qui suivirent renforcèrent son animosité à son égard. Le nouveau-né devenu petit enfant réussissait tout ce qu'il entreprenait. Il se mit sur ses deux jambes en un rien de temps. On lui fit parcourir des distances ahurissantes pour s'en assurer et exposer au reste du monde tout le génie du nouveau bipède. Et tandis que les autres formaient une ronde autour de lui, lui tendant les bras pour mieux réceptionner sa petite personne elle, dans son coin, osait à peine poser les yeux sur lui, de peur qu'une réaction malvenue la submerge soudain.
Le morveux développa très tôt une appétence pour les disciplines artistiques : chant, danse, théâtre, peinture, rien ne lui résistait. Il fallait le voir, à sept ans, monter sur une chaise entre le fromage et le dessert, et gratifier les convives, engoncés dans leur digestion, d'une ritournelle enfantine ou d'une déclamation poétique. A peine fermait-il la bouche que les applaudissements nourris s'élevaient et remplissaient la pièce d'une clameur que bon nombre d'artistes rêveraient d'entendre en saluant la foule. C'était en général le moment où elle s'éveillait de son assoupissement passager, ne luttant jamais contre ses besoins physiologiques pour entendre l'insupportable voix criarde du saltimbanque en herbe.
Les études furent, sans nul doute, l'une de ses autres passions. Apprécié de ses professeurs et adulé par ses camarades, il survola sa scolarité avec une facilité déconcertante. Toutes les matières, tous les sujets trouvaient grâce à ses yeux. La curiosité ne le quitta pas un seul instant, même aux abords de l'adolescence. Les quelques feuilles de son carnet, réservées aux éventuels incidents de classe, restèrent irrémédiablement vierges. On louait systématiquement l'altruisme, la bonne humeur, le sérieux et l'implication de cet élève, quelle que fut l'activité engagée. Malgré l'accumulation de ces discours, elle ne les prit jamais vraiment au sérieux. Personne n'était parfait, et surtout pas un mineur.
Ces propos dégoulinant de satisfaction furent à l'origine de bon nombre de ses insomnies, qu'elle due calmer à grand renfort de puissants somnifères. Tout ce petit monde avait été charmé par l'adroite séduction opérée par le chérubin. Tous, sauf elle, qui voyait clair dans son jeu pour ne pas se laisser entraîner par cette sirène en culotte courte.
L'âge ingrat fut un bonheur à ses côtés. A l'heure où les autres membres de sa corporation s'adonnèrent à la recherche de nouvelles sensations au travers de substances pour la plupart illicites, lui ne lorgna jamais sur ces chimériques ersatz de félicité. Les seules volutes de cigarette lui donnaient mal au cœur et l'alcool lui faisait tourner la tête trop rapidement pour pouvoir en apprécier la douce caresse qu'elle procure néamoins au corps et à l'âme. Lui préférait sans conteste la compagnie des animaux abandonnés ou l'haleine parfois chargée des SDF du terrain vague.
Même les premières sorties du week-end ne l'intéressaient pas. La simple idée de s'agiter sur ce que certains osaient appeler musique, entouré de corps transpirants et avinés provoquait chez lui une profonde aversion. Il clamait haut et fort à qui voulait l'entendre qu'il souhaitait se rendre utile et donner un peu de son temps aux déshérités de ce monde. Les tribunes humanistes et larmoyantes de ce nouvel Abbé Pierre boutonneux la révulsaient sans commune mesure. Assise au bout de la table pour le repas dominical, elle se souvient encore de sa main crispée sur le manche du couteau, qu'elle aurait volontiers planté dans la poitrine squelettique du gamin.
Puis l'âge adulte prit le relais. L'admirable désintéressé ajouta une toute nouvelle corde à son arc en endossant le rôle de l'indispensable et merveilleux collègue. Ne comptant pas ses heures, réussissant le tour de force prodigieux d'être tout à la fois le chouchou de la direction et la mascotte de ses confrères, on lui décerna la médaille de l'entreprise après seulement une poignée d'années au sein de l'institution lors d'une cérémonie pompeuse, pour ne pas dire grotesque. Là encore, elle était présente. Le rouge monta aux joues du pudique récompensé, un phénomène qu'elle n'avait jamais remarqué chez lui avant ce jour. Le monstre avait poussé le vice jusqu'à imiter la démonstration favorite des intimidés. Diabolique. Et terriblement efficace. Son verre en plastique s'était brisé dans sa main, sous la force de la haine qu'elle avait savamment entretenue durant toutes ces années à l'égard de ce Lucifer si familier.
La délivrance prit les traits d'un banal accident de la route, en pleine journée, sur une route désertique du fin fond du pays. Une vie de lumière et de réussite broyée en l'espace d'un battement de cil. Puis le coup de téléphone, tant espéré. Son fils était enfin parti pour de bon. Envolé. Annihilé. Disparu sur le coup. On chercha les bons mots pour lui expliquer que les raisons de ce malheur restaient floues cependant qu'on lui jura qu'il n'avait pas souffert. Même la mort eut pitié de lui à l'instant de le faucher.
Peu lui importait désormais. Elle avait gagné, triomphé de la propre chair de sa chair. Elle endura encore les flots de larmes de ses admirateurs et les panégyriques interminables débités au pupitre de la Maison de Dieu avant de se vautrer pleinement dans les délices de sa jubilation toute égoïste. Les choses rentraient dans l'ordre, à son grand soulagement. Le cosmos réalignait les planètes, déviées dans leur trajectoire par ce stupide appel de la vie à la vie. Le destin se réalisait, éliminant ce qui avait été ni plus ni moins qu'une grossière erreur de la nature. Droite et debout face à la fosse aux trois-quarts remplis, la femme put finalement se débarrasser du statut que la société lui avait assigné depuis plus de vingt-cinq ans déjà et reprendre son identité première, celle qu'elle n'aurait jamais dû quitter.
Alors, pour clotûrer cette parenthèse, celle qui ne fut jamais mère sortit de l'une de ses poches une photo racornie et fatiguée d'avoir été trop pliée. Un cliché d'elle et de sa progéniture, le seul à sa connaissance qu'elle ait jamais concédé, et dont elle n'avait aucun souvenir. Sans même le semblant d'un regard, la femme déchira avec délectation le papier argentique afin d'obtenir de minuscules confettis qui virevoltèrent dans la brise hivernale avant de se déposer sur la terre humide et noire. Le sourire aux lèvres et le cœur léger, elle tourna définitivement le dos à ce qui ne fut rien d'autre qu'un membre gangrené qu'on avait sans hésiter tranché pour soustraire le malade à une lente et prodigieuse agonie.
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Assise sur le bord de son lit, elle attendit pendant de longues minutes dans le silence le plus complet jusqu'à ce que l'on frappe vigoureusement à sa porte. La Brigade Grise venait clore sa première vie pour l'emmener vers la seconde partie de son existence. Telle une colonie de fourmis, les silhouettes noires affublées d'un masque à cartouche envahirent son petit appartement de la banlieue éloignée. Sans un bruit et sans un mot, elles empaquetèrent la totalité de ses effets personnels en moins de trente minutes, laps de temps durant lequel celui qui semblait être le capitaine de l'escadron lui lit ses nouveaux droits avant d'exiger son total consentement. Ce même personnage sans visage et sans regard apposa ensuite un pistolet sur la face interne de son avant-bras gauche, là où on lui injecta «vigilia», la nano-capsule censée évaluer les constantes vitales de toutes celles et ceux qui entrent dans Fatopolis. Ces derniers temps, des rumeurs persistantes avaient couru sur cet implant parmi la population. On murmurait qu'il renfermait un poison qui tuait son hôte quelques heures seulement après sa pose. Les dirigeants de la Nouvelle Société eurent beau inonder les réseaux sociaux de
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Rôti, T'appeler de cette manière est déjà très bizarre. En réalité, je ne connais plus ton vrai prénom. On te surnomme ainsi depuis si longtemps que j'ai oublié comment tu t'appelles réellement. Moi, tes amis, la classe, tout le monde. Même certains enseignants. Tu te rappelles de cette fois où le professeur de Français a crié tout haut «Rôti, à ton tour» ? Il s'est immédiatement rendu compte de sa bêtise et, les joues virant au rouge vif, a bégayé de timides excuses. Les rires avaient fusé dans la salle et certains hurlaient de joie. Leurs efforts n'avaient finalement pas été vains : marteler ce quolibet matin, midi et soir dans les couloirs de l'établissement avait fini par rentrer dans les têtes, dans toutes les têtes. Toi, tu n'as rien dit. Tu as quitté ta chaise, un peu avec difficulté, et tu as rejoint le tableau pour présenter ton exposé. Moi, muette et immobile, je n'ai pas bronché. On se connaît depuis un bon moment. Des années même, puisque nous nous sommes rencontrées à la maternelle. Nous n'avons pas eu l'occasion de nous rapprocher au point de devenir amies. Nos chemins n'ont jamais été très éloignés l'une de l'autre, sans toutefois s'entrelacer vraiment. Camarades
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Lorsqu'il émergea enfin, un cocon d'osier tressé l'entourait. Combien de temps avait duré son évanouissement ? Il n'en savait rien. Il finit par se relever et sentit sur son visage l'air frais et vivifiant des hauteurs. Il avait donc réussi. Le voilà là-haut, là où on l'a assigné depuis sa plus tendre enfance. «Quelle tête en l'air !», «il est encore dans la lune», «toujours la tête dans les nuages celui-là». Maintes fois, il avait entendu cette locution dont on l'avait affublé, au point d'être désormais uniquement connu sous cette expression : Tête dans les nuages. Dès lors, Tête dans les nuages avait voulu se rapprocher de son origine céleste. La beauté de ce qu'il avait sous les yeux gonfla son cœur de bonheur. Jamais il n'avait rien vu d'aussi grandiose. Exceptée peut-être Mara. Mara éclipsait tout. Mara ETAIT tout. La montgolfière voguait dans les airs à une allure tranquille, prompte à explorer chaque coin de ce paysage évanescent. Au loin, le soleil luttait encore pour ne pas se noyer dans l'horizon. Tête dans les nuages, en son for intérieur, encouragea encore et encore le disque rougeoyant. Il savait bien que ses efforts seraient vains. Mais il était comme ça Tête dans les
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Le grand chef en personne était descendu de son Olympe pour s'adresser à lui, faisant claquer la porte et ses talons de personne importante, comme le cow-boy fait tinter ses éperons lors de son entrée au saloon. On aurait besoin de cette effigie dans les heures qui suivent pour la prochaine représentation. Elle aurait comme d'habitude son importance. Il convenait donc de veiller à ce qu'elle soit à portée de main pour son entrée en scène. Dans quel but, il n'en avait pas la moindre idée. Mais il n'était pas homme à s'interroger inutilement sur ce qui le dépassait. Les considérations autres que celles qui relevaient purement de son champ de compétences lui importaient peu. Puis le Directeur s'était évanoui, sans autre forme de procès, le laissant seul en tête-à-tête avec le mannequin. Allongé là, nu, il faisait peine à voir. Quelques bribes des derniers spectacles lui revinrent soudain en mémoire. Il revoyait sans difficulté l'attention que lui portaient les artistes et le rôle central qu'il occupait dans cette pièce. Les mains sur les hanches et le regard tourné vers ce corps inarticulé, il ne put s'empêcher de penser à la mise en scène. Après tout, qu'y avait-il de mal à vouloir
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Tout le village s'était réuni. Il faut dire qu'il n'y avait plus guère d'animation dans ces contrées sauvages et éloignées de toute civilisation. Les gens des villes ne daignaient plus s'aventurer sur ce qui avait pourtant été leur terrain de jeu favori. Jadis, il n'était pas rare d'apercevoir des caravanes interminables émerger à l'horizon, derrière d'épais rideaux de poussière ocre et sale. Cravatés, chapeautés et le mépris en bandoulière, ces messieurs débarquaient avec leurs ouvriers pour s'arroger le droit d'exploiter les terres arides et les puits asséchés des pauvres familles sans le sou des environs. Ils avaient creusé, retourné la terre, dynamité les flans épais des collines à la recherche du précieux métal jaune. Ces visites intéressées avaient duré une bonne vingtaine d'années, avant qu'un autre eldorado ne soit annoncé et qu'on décide de plier bagage pour poursuivre cette course effrénée, toujours plus à l'ouest. Le calme avait alors repris ses quartiers dans la région et la population locale avait regagné instinctivement son mutisme et sa méfiance habituelle. Les dizaines de paires d'yeux ne cessaient d'aller et venir entre lui et elle. Les deux jeunes gens n'avaien
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