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Shalenka Wolff

Entre le Cancer et l'équateur, à gauche de la Dorsale..
Shalenka Wolff


"Si une oeuvre d'art vous donne le vertige, souvenez-vous que ce qui donne le mieux encore le vertige, c'est le vide." Sacha Guitry, Toutes réflexions faites, p.147.

Si j'étais une œuvre d'art ?

Si j'étais une œuvre d'art, je serais un animal galopant aux côtés de mes semblables, peint par les doigts des premiers hommes. Timidement dissimulé dans la grotte et aux yeux de Platon.

Si j'étais une œuvre d'art, je serais une statue démentielle, mi-homme, mi-lion. Je regarderais le temps passer, le sable m'éroder et les hommes s'entretuer.

Si j'étais une œuvre d'art, je serais un temple m'élevant sans orgueil vers les cieux, j'y protègerais les faibles. Un bossu me cajolerait et les flammes tenteront de m'anéantir, en vain, car je serais plus que de la simple pierre.

Si j'étais une œuvre d'art, je serais un Rembrandt tellurique et rugueux. J'afficherais un visage sévère et ma lumière exploserait dans l'ombre.

Si j'étais une œuvre d'art, je serais une symphonie, la cinquième pour être exact. Née du génie de celui qui ne pouvait entendre, si la légende est vraie.

Si j'étais une œuvre d'art, je serais un poème, de quelconque poète, fumant mon hachich et sirotant l'absinthe qui me fait délirer. Je parlerais de voyages, de femmes qui s'aiment et de ma rate douloureuse.

Si j'étais une œuvre d'art, je serais un tableau cassé par la guerre et la folie, dans une période bleue. Je serais un urinoir me prenant pour une fontaine, espiègle et moqueur. Je serais une explosion de couleurs, projetées sur une toile titanesque par un fou sous acides.

Si j'étais une œuvre d'art, je serais la grande explosion faciale à la mouette, provocatrice et sale. Je serais, la mélodie d'une icône gay aux longues dents. Je serais l'enfant de la pop, une soupe à la tomate pour Andy.

Si j'étais une œuvre d'art, je serais un roman, où Charlie et James me plongeraient dans la symbologie. Je serais un point rouge sur fond blanc, un point blanc sur fond rouge et le château de ma mère serait habité par les camisoles.

Ah, si j'étais une oeuvre d'art ?

Je serais celle de la Création !
Mes couleurs seraient : appareil de Golgi, Réticulum endoplasmique, cytoplasme, membrane phospholipidique.
J'aurais l'audace de me reproduire par simple scissiparité, mes jumeaux seraient à mon image et nous formerions la vie.
Je tendrais les bras vers l'avenir dans la danse anaphasique.
Je jouerais de la trompette d'eustache et de Fallope, je m'envelopperais d'un voile arachnoïdien.
Je m'accrocherais aux piliers et cordages de mon cœur pour laisser s'écouler le fluide qui permet à ma fantastique machine de créer encore plus.
De rendre possible la magie de l'enfantement, je serais la vie qui crée.

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Défi
Shalenka Wolff



  Depuis de nombreuses années, Grégoire ne peut se passer de lui. Chaque matin sa douce odeur le sort de son sommeil agité, le réconfortant comme une mère chaleureuse et bienveillante.
  Ce matin, comme à son habitude, il s'extirpe difficilement de son lit. Seul l'idée d'éteindre son fidèle cellulaire le motive à engager la mécanique quotidienne pour affronter la journée qui peine à commencer.
  Ses journées sont rythmées par le tempo assommant du vieil adage : « métro, boulot, dodo ».
  Grégoire est un vieux célibataire de quarante-trois ans. Ce n'est pas un choix, mais la vie ne lui a jamais donné la chance de croiser son alter égo ou ce que certains appellent « l'âme sœur ».
            D'ailleurs il ne l'a jamais vraiment cherché.
  Sa famille le taquine souvent, voire trop, sur le manque de compagnie dans sa monotone vie. Son père lui a même sorti un jour :
  « Tu sais, il faut nous le dire si tu aimes les hommes. Ce n'est pas grave. »
 Grégoire avait ressenti toute l'introspection et le travail de son père à l'élaboration d'une telle conclusion. Il revoit encore son père les mains crispées sur ses couverts et les veines de son front pulser sous l'intensité d'un tel aveu. Toute la table s'était tue comme si la déclaration du paternel donner la bénédiction suprême à Grégoire : « Soit, tu aimes les hommes et je prendrai sur moi car je t'aime, mon fils. »
            Foutaises !
  Bien entendu que ce n'est pas grave d'aimer les hommes. Grégoire n'appréciait pas ce genre de réflexion arriérée. S'il n'était pas en couple, c'était qu'il aimait les hommes. Mais quelle stupidité de penser ainsi.
  Son père suggérait par ces mots que le fait d'être encore célibataire à son âge était assez préoccupant pour qu'il accepte l'homosexualité de son fils.
  « Je prendrai sur moi. » ; « je t'aime, mon fils. »
  Grégoire remplit son mug et rit amèrement au souvenir de l'ultime sacrifice paternel. Si tu aimes tes enfants, tu te fous d'apprécier ou non s'il fourre les poulets plutôt que les poulettes.
  Grégoire n'en veut pas vraiment à son père, c'est la société qu'il faut blâmer.
  Premièrement parce qu'elle impose comme convention que pour être heureux il faut s'accoquiner d'une moitié, un partenaire pour faire la vie. Folie ! Il n'a de compte à rendre à personne et encore moins aux normes sociales.
  Deuxièmement, il reproche à la société l'hypocrisie face à l'homosexualité et le transgenre. Car la conclusion de son père reflète la fausse tolérance du grand nombre.
  « Ce n'est pas grave d'être gay... »
  Mais bien entendu ce n'est pas grave ! Nous n'avons même pas à le mentionner ! Le fait de le préciser démontre un embarras vis à vis de l'orientation sexuelle. Nul ne choisit d'être attiré par une autre personne. C'est là magie des relations sentimentales.
  D'ailleurs, ce n'est pas grave d'être hétéro !
  Ce n'est pas grave d'être grand, gros ou même con ! Non, être con ça c'est grave!
  Quoiqu'il en soit Grégoire ne s'était jamais posé la question quant à son orientation, il est autant attiré par les femmes que par les hommes. S'il n'est pas en couple ce n'est pas par choix cependant il ne cèdera pas à la pression sociale.
  D'ailleurs doit-on être en couple et faire des enfants pour être heureux ?
  Grégoire pense à son frère ainé, marié depuis quinze ans, trois enfants. Sa belle-sœur a pris un kilo par année de mariage. Le teint terne et le visage tiré. Elle ressemble à une revenante boulimique. Elle hurle sans cesse sur ses enfants, tant et si bien que dans la famille on la surnomme le Grinch. Mais le plus pathétique est son frère qui lui prodigue moultes conseils, alors qu'il trempe sa nouille chez toutes ses collègues et n'épaule jamais sa femme.
  Cliché !
  Si c'est ça le bonheur, Grégoire n'en veut pas.
  Grégoire trempe les lèvres dans sa tasse chaude et se brûle le bout de la langue. Il écarte le liquide brulant de sa bouche et grimace en soufflant pour faire passer la peine. Son geste est brusque et sa tasse se vide sur le carrelage. Gregoire lâche un juron, il nettoiera ça avant de partir au travail, tout de suite il veut s'occuper de sa tasse vide.
  Arrivé devant la cafetière, il se ressert une bonne rasade de café. Ce doux et divin breuvage qui le console chaque matin, qui le détend à chaque pause au travail et qui jamais ne lui fait faux bond.
  Il colle la tasse contre ses lèvres et avale le liquide brulant dans de longues lampées langoureuses.
  Le café, il en boit depuis ses vingt-et-un ans. A son arrivée à l'université, il s'était donné un style. Rompant avec l'enfance, il avait abandonné le chocolat chaud, le trouvant trop ingénu pour continuer à le consommer dans sa vie d'étudiant en lettre.
  Boire du café est sexy s'était-il dit, il donne un genre intellectuel acidulé et perspicace. Il n'a jamais voulu du thé, trop bobo pour lui.
  Grégoire sourit en analysant ses divagations. Il reproche à son père ce que lui-même vient de faire. Il a des aprioris, des idées préconçues. Il vient de mettre en boîte avec une grosse étiquette les consommateurs de thé, chocolat ou de café.
  Oui, mais le café... hmmm, les arômes de cet arabica étaient uniques...
  Au moulin à café, le jeune vendeur lui fait découvrir de nouvelles saveurs. Il est torréfacteur, artiste des mélanges et poète.
  Grégoire le trouve magnifique dans son tablier blanc immaculé. Il s'appelait Steven et ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans.
  Il avait toujours aimé le café, mais il le vénérait depuis que Steven l'avait ensorcelé avec son lyrisme sur les petits grains grillés.
  Steven possède une bouche pulpeuse et de grand yeux verts. Archétype du jeune bellâtre, Grégoire l'admire et se presse de finir chacune de ses compositions le plus vite possible pour retrouver son Van Gogh de la torréfaction et se perdre dans une nouvelle rhapsodie du caoua.

  Une douleur atroce lui soulève le creux de l'estomac. Il déboule dans les toilettes et vide d'un trait son café. Du sang frais macule les rebords de la faïence et du rejet amer barbouille le coin de ses lèvres.

  « N'y pense même pas, mon amour. »

  Grégoire se jette en arrière se cognant contre la porte des sanitaires. D'où provient cette voix ?

  « Grégoire, mon cher partenaire. Tu pensais que je ne réagirai pas à tes pensées crapuleuses au sujet des douces lèvres de ce ... Steven ? Le blondinet qui te fait bander à chaque fois qu'il te tend une poche de café fraichement moulu. »

  Le ton est amer et légèrement moqueur.

  Grégoire se lève, apeuré, son sang fouette ses joues et ses tempes violemment. Qui donc lui parle ? il est seul dans ce triste appartement à la décoration scandinave. Il se trouve à l'instant vulnérable et ridicule.

  « Qui ? Qui est là ? » demande-t-il d'une voix tremblante.

Il se redresse péniblement, la douleur dans son estomac lui lance comme une brûlure.

  « Bon bel Apollon, c'est moi. Ta plus adepte compagne. Tu me nourris et me choie depuis si longtemps. Nous sommes de vieilles connaissances. Je me fais invisible généralement, mais ce matin tu m'as vraiment offensée. »

La voix sonne dans sa tête omniprésente. Grégoire parcourt son appartement, ouvrant violement chaque porte et scrutant dans chaque pièce, agacé et pressé de débusquer cette femme à la voix suave. Il l'imagine belle à en couper le souffle, brune et dominante.

  « Je ne vous vois pas, où êtes-vous ? Montrez-vous !» crie-t-il à tue-tête.

  « Grégoire, Grégoire... je te pensais plus intelligent. Quoique... depuis que ce blondinet s'est interposé dans tes pensées, tu deviens terriblement stupide. »

Il finit par regarder dans la salle de bain, il ouvre dans un mouvement sec le rideau de douche. Personne... fichtre...

  « Je deviens fou... » murmure-t-il en se passant de l'eau sur le visage, il ancre ses poings sur le lavabo et se force à respirer calmement pour reprendre ses esprits.

  « Mais non, mais non... Regarde toi. Regarde-moi ! » reprend la voix sensuelle.

Grégoire lève avec crainte les yeux sur le miroir face à lui, il se perd dans son reflet avec une appréhension éprouvante. Les traits de son visage vacillent, une femme prend sa place dans le miroir, elle est diablement séduisante. Ses lèvres carmines frémissent d'excitation. Grégoire est pétrifié mais secrètement il la souhaite vraie pour pouvoir la saisir dans les bras et lui faire gloire, un hommage au moins à la hauteur de son aura enchanteresse. La vision se floute et disparait, il reste seul face à sa gueule affligeante de normalité.

  « Que... Steven a mis quelque chose dans mon café.» se rassure-t-il en riant nerveusement. Il a déjà consommé des drogues qui pouvaient faire ce genre d'effet.

  « Pitié. Si tu me parais plus bête qu'à ton habitude, Steven est atteint de crétinisme sévère. Et ce n'est pas une cure d'iode qui le sauvera. Steven n'est qu'une marionnette, un mauvais acteur qui te fait croire qu'il est la jeunesse et l'originalité. Pfff, j'ai 25 ans et je suis torréfacteur dans une chaine de boutique bobos à souhait. Et toi, qui te dit si anti-conventionnel, tu as plongé dans le piège du markéting et le regard hollywoodien de ce damoiseau. Pathétique. »

La voix ricane sous son crâne, Grégoire converse avec une mauvaise conscience qu'il espère ne pas être la sienne. Est-ce cela le burn-out ? Grégoire n'aime pas que l'on critique l'élu de son idylle secrète.

  « Qu'est-ce que Steven vient faire là ? Et qui es-tu, toi qui habites sous mon crâne ? »

  « Je suis ton âme sœur Grégoire, je suis ton addiction à la platitude de ta vie, je suis le moteur qui assèche ton cœur dès qu'un homme ou une femme l'irrigue de bons sentiments. »

  « Je suis possédé c'est ça ? »

  « Voyons, où vas-tu pécher de telles sornettes ? tu n'es même pas croyant. Non, je ne suis pas un démon. Je suis ton tout, celle qui t'accompagne fidèle depuis tant d'année, discrète et attentionnée. Je suis celle qui te réconforte quand tu ne vas pas bien et je suis aussi ce putain d'ulcère qui t'a claqué ce matin lorsque tu as sérieusement envisagé de laisser une place à cet échanson de Steven. »

  « Tu es jalouse ? mais je n'ai jamais su que tu existais en moi ? »

Grégoire s'affole, qui est cette entité qui s'impose à lui ce matin.

  « En toi, auprès de toi, avec toi, pour toi. Eh oui, je suis jalouse. Mais ne m'en veut pas, je ne veux que ton bien. »

  « Comment sais-tu que Steven n'est pas bien pour moi ? »

  « Je le sais car je suis la seule qui te sied. La seule qui mérite ton amour.»

  Grégoire pense aux traits angéliques du jeune homme, ils lui paraissent soudainement fades et sans intérêts. Celle qui parle dans sa tête aurait-elle raison ? Sa voix le sécurise, l'apaise. Et si tout ce qui se passe dans sa tête est vrai ? Elle a toujours été là pour lui, c'est peut-être la raison qui le conforte à ne jamais chercher l'amour. Il ne le cherche pas car il l'a déjà trouvé.

  Mais comment en être sûr ?

  « Comment puis-je t'aimer si je ne te connais pas ? »

  « Oh tu me connais, souviens toi de nos nuits torrides passées ensembles, couple parfait et décadent. Je ne te reprocherai jamais de te détruire, je ne te reprocherai jamais de t'élever, de t'améliorer ou de tout foutre en l'air. Transcendance ou déliquescence, je te l'ai dit je suis ta plus dévouée amie et nous finirons ensembles comme Roméo et Juliette. La société voulant nous séparer, mais l'amour est plus fort. »

  Le reflet dans le miroir redevient cette femme aux yeux noirs et aux lèvres indécentes. Des flammes de désire brûlent dans ses prunelles. Elle est maligne et attractive. Grégoire se rappelle, son cœur explose dans une bacchanale menée par Niccolo Paganini. Son sang se réchauffe à la vue du corps voluptueux. Il n'a jamais su si la féminité l'excitait, mais le corps face à lui est affolant. Ce n'est pas sa poitrine généreuse ni ses hanches voluptueuses, c'est une aura qui se veut aphrodisiaque. Il désirerait avec autant d'ardeur si elle se montrait sous les traits d'un mâle musclé aux attraits exhibés éhontément. Homme ou femme, Grégoire s'en fout, ce qui se présente face à lui retourne le bide et le cœur. Il veut la conquérir et se soumettre.

  Grégoire se souvient de celle qui se tient à son opposé mais il veut qu'elle se dévoile. Après tout elle lui doit bien ça après s'être moqué gentiment de lui.

  « Toi qui te dis discrète, tu es bien loquace ce matin. » envoie-t-il soudainement coquin.

  La femme escalade gracieusement le lavabo dans le reflet, elle traverse la glace et elle se poste, sauvage et affamé, devant Grégoire.

  « Je me devais de te rappeler qui tu aimais. Tu t'en souviens maintenant ? » susurre-t-elle affable et mielleuse.

  Elle ondoie vers Grégoire et se love contre lui, câline son cou et mordille le lobe de ses oreilles. Il sent son sexe se dresser, l'urgence dans son membre lui remémore qu'il n'y a qu'elle qui le met dans cet état.

  « Oui, je crois. Je n'ai jamais aimé que toi. Solitude. »


2345 mots... on est loin des mille mots demandés... oups!
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Défi
Shalenka Wolff


L'enfant, dit au Sage :
"Tu vois je me sais mourant,
Mais je ne souffre pas.
Je sais mes heures comptées,
Mais je suis là. »
Le Sage, à l'enfant :,
« C'est ta jeunesse qui te rend si optimiste, si tu avais mon âge, tu verrais autrement ! »
L'enfant, toujours souriant :
« Tu vois, je marche, je vois.
Je mange, j'entends.
Je ris, je pleure.
Tu vois je suis vivant. »
Le Sage, perplexe :
« C'est parce que tu n'as pas vécu, et que tu ne sais pas ce que tu perds. »
L'Enfant, comme une confidence :
« Tu vois, je ne sais pas ce que je vais perdre mais je sais ce que je possède et je suis chanceux, car nos jours sont comptés, pour tous, pour toi et moi ; la Mort ne donne pas de rendez-vous, elle vient. L'avenir est incertain, alors attrape le bonheur le plus petit qu'il soit, un rayon de soleil au travers des arbres, l'odeur de la rose, le sable entre les doigts, le regard d'un proche, ou le sourire d'un inconnu. Le bonheur existe tant qu'on est vivant. Et, Vivant, je le suis encore... »
Le Sage, ému : « Alors, je vais commencer à vivre. »

Texte écrit il y a bien des années, une réponse d'un enfant à un adulte qui tous deux souffraient d'une Leucémie. (reflexion basée sur une vraie discussion).
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Défi
Shalenka Wolff

[Bonjour, je relève ce défi en m'immisçant dans la journée du dixième anniversaire de Tim. J'y ai glissé des petits indices concernant l'histoire Yggdrasil, la bataille des Arches. Bonne lecture. ]


La lumière pénètre doucement au travers des carreaux jaunis par les années et la pollution, illuminant quelques mèches blanches qui tombent sur les yeux de sa grand-mère.
Abigaelle O'Maa, sa seule et unique famille, est une femme généreuse et bienveillante. Elle pétrit volontairement la pâte qui servira pour ses Hot cross breads. Ces délicieuses petites brioches sucrées sont la spécialité de O'Maa, son ingrédient secret est le sourire qu'elle affiche lorsqu'elle appuie et bat le pâtisson. Elle jette de la farine dans un geste doux et gracieux éclaboussant son plan de travail.

« Oups ! J'en ai trop mis, rit-elle en jetant un coup d'œil à son petit-fils.

Tim a toujours aimé fêter le solstice d'été car ensemble ils cuisinaient toute la matinée pour ensuite aller pique-niquer sur la plage. Là-bas, O'Maa fabriquera une petite idole en bois et y mettra le feu comme chaque année.
Tim ne se souvient pas bien de sa mère, en mémoire quelques éclats de rire et des caresses, un regard bleu ciel recouvert d'une frange blond très claire le couvant jalousement et enfin un parfum de violette. Sa mère était décédée lorsqu'il était encore à quatre pattes. Tous ces souvenirs semblent une illusion construite pour combler le manque parental. Son père avait disparu avant sa naissance, il n'avait jamais eu de nouvelles et se demandait même s'il était au courant de son existence. Tim se garde bien d'interroger sa grand-mère sur ce sujet, il la sent tendu et irritable dès que la conversation dévie trop sur ce terrain, que Tim sait miné.
O'Maa lui répète souvent qu'il est le portrait craché de sa mère. Elle lui adonné ses cheveux blond doré et ses yeux azur. Tim place le portait de sa mère à ses côtés sur la table de la cuisine comme il l'a toujours fait.

—Dis O'Maa, elle aimait aussi te regarder cuisiner ? demande-t-il.
—Qui ça ?
— Bah, maman.
— Oui. Elle s'asseyait au même endroit que tu es aujourd'hui et elle me posait aussi toutes une farandoles de questions.

Elle forme des boules délicates et les dépose sur la plaque de cuissons. Tim est émerveillé par sa grand-mère, il la trouve magnifique avec son tablier vert. Il regarde alors la photographie de sa mère, Hannah. Il trouve qu'elles se ressemblent beaucoup malgré l'âge mûre d'O'maa. Juste un détail dans le visage de sa mère diffère. Une lueur dans les yeux qui pousse Tim à imaginer son grand-père.

—Il était comment grand-père ?

O'maa hoquète :

— Comment ça ?
— Tu ne parles jamais de lui. Je voudrais savoir qui il était, hésite Tim.
—Tu es bien curieux jeune homme... vas plutôt me chercher le sucre glace.

Il escalade la chaise sur laquelle il est assis et ouvre le placard au-dessus de sa tête. Tout en farfouillant, il chantonne :

— Il s'appelait comment ? Il vient de Waterford aussi ? Il a dû fuir l'Irlande ?
—Le sucre glace jeune homme et plus de questions !

Tim apporte le pot de sucre, le moral dans les chaussettes. O'maa peut être dure certaines fois.

— Je suis désolée mon ange. Je ne voulais pas te blesser.

Sa voix se fait plus tendre et elle décide de lui livrer un peu plus sur son passé.

— Il s'appelait Asmund. Nous nous sommes rencontrés ici, dans le Queens. Ses parents venaient de Norvège. Tous deux nous étions de jeunes adultes qui avons fui l'Europe. J'étais éperdument amoureuse de lui. Nous avons toujours travaillé dur pour faire vivre notre foyer. D'autant plus lorsque Hannah est arrivée. Elle était notre merveille, notre réussite. La vie d'immigrés est compliquée, toujours entre deux mondes, nous devions faire notre place, nous adapter dans cet état qui ne voulait pas de nous. Et en même temps, nous ne voulions pas oublier nos racines, la Norvège et l'Irlande, au risque de perdre tout un pan de notre identité. Ainsi, ton grand-père a travaillé si fort qu'à ses trente ans il est mort d'une crise cardiaque. Ou était-ce simplement la malchance ?

Sa grand-mère n'avait jamais été aussi loquace. Elle regarde dans le vide, ses yeux fixant un point imaginaire situé dans le four qui chauffe. Tim tente de comprendre tout ce que vient de lui confier O'maa. Il n'a que dix ans et même s'il est mature pour son âge, il est toujours difficile pour un enfant de comprendre dans son intégralité ce genre de discussion. Il se demande même si elle n'aurait pas besoin de voir plus de monde de son âge. Il la ramène sur terre en lui caressant l'avant-bras.

—Merci, grand-mère.
—Tu lui ressembles beaucoup, conclut-elle une larme au coin des yeux.

Il lui tend le bocal tout sourire, il reste perché sur sa chaise et observe sa grand-mère saupoudrer les brioches avant de les enfourner. Tim ne rate rien de ce moment, chaque étape étant cruciale, car chacune était nécessaire pour qu'elles soient les meilleures. Lui, il s'occupera du contrôle qualité. Il croquera dans la plus appétissante et déterminera si elle mérite bien le titre de la meilleure brioche.

Elle installe le minuteur lorsque la sonnette retentit. Tim tend le cou vers le hall d'entrée admirant sa douce O'Maa se diriger vers la porte. Il est tout excité, entre joie et nouveauté, car jamais on ne vient les visiter.

Tim est un enfant solitaire bien qu'apprécié, il possède plusieurs amis mais il préfère souvent trainer seule dans le grenier de sa grand-mère à la recherche de nouveau trésor. Il y découvre des livres poussiéreux, des bibelots étranges et des souris curieuses. 
Tim se faufile jusqu'à l'entrée pour écouter la conversation. O'Maa est sortie et parle sur pas de la porte avec un homme.

—Que fais-tu ici Sionnach ?

Sa grand-mère ne semble pas satisfaite, mais surtout Tim est stupéfait car ils se connaissent.

— C'est le Solstice, je sais qu'Hannah adorait cette fête. Je t'ai apporté un cadeau.
Tim ressent de la tristesse dans la voix du visiteur, elle lui semble jeune et la curiosité le convint de s'avancer. S'il se rapproche assez il pourra l'entrevoir.

— Je ne veux pas de ton présent. Elle n'est plus là, je ne te dois rien alors déguerpis.
— Abigaelle ! Je sais que tu m'en veux. Mais j'étais jeune et stupide.
—Je t'ai connu enfant Sionnach, tu es moins jeune et toujours stupide. Mais je sais que tu n'es pas mauvais, juste stupide...
—Je vais te laisser, Abigaelle, mais je te supplie d'accepter mon présent. Après tout ce que je t'ai fait, je lui ai fait, c'est le moins que je puisse faire.

Un courant d'air fait bouger la porte qui s'ouvre sur Tim pris en flagrant délit d'espionnage. Le rouge lui monte aux joues, son nez lui pique fort et la honte le submerge.
O'Maa écarquille les yeux si fort que Tim se demande comment ils font pour ne pas être expulsés de leur cavité. L'homme lui, mal à l'aise, dandine en lui jetant amicalement :

— Hé, salut mon p'tit gars ! tremble sa voix.

Il porte son regard plein de questions sur O'maa, elle se ferme aussitôt, ses yeux lancent des éclairs.

— Ta grand-mère n'en veut pas, tiens je te le confie, se précipite l'étranger.

Il fourre la petite boite dans les bras de Tim.

— Merci M'sieur, en plus c'est mon anniversaire aujourd'hui... claironne-t-il.
L'homme fixe intensément sa grand-mère, le combat silencieux reprend.

— Il n'est pas ce que tu penses. Tu vois, même ça tu en as été incapable. Ce n'est pas le tien.

L'homme respire difficilement face à la phrase assassine d'O'maa. Tim sent bien que cet homme est rongé par une terrible tristesse. Tim ne se sent plus gêné mais intrigué par cette homme à la chevelure flamboyante. Ses yeux bleu acier le couve d'une drôle de façon, Tim comprend malgré son âge. L'homme doute rendant sa peine encore plus douloureuse. Il se retourne pour partir sans un adieu.

— Rentre mon petit, ordonne un peu sèchement O'Maa.
—Je n'ai pas fait exprès, je ne voulais pas écouter, s'excuse Tim.

Au milieu du salon, il l'interpelle alors qu'elle reprend ses activités en cuisine :
— O'maa... C'était qui ?

Elle se fige et expire lourdement, elle pose alors sur lui un regard empli de mélancolie.
— Est-ce nécessaire de te le dire ? Tu es ma chair, petit...je sais ce que tu penses. Je ne te répondrai pas et je resterai ainsi muette car le savoir ne changera rien à ton destin. Crois-moi.
Tim ne comprend vraiment pas O'maa, elle ne peut pas le laisser ainsi. Il la déteste tant à ce moment. Il prend le petit paquet et l'observe attentivement. Une petite voix l'incite à l'ouvrir tout de suite mais au fond de lui, il veut prendre son temps. Si cette personne est celle qu'il croit, il doit prendre son temps. Alors il se fait une promesse, l'ouvrir le jour où il en aura besoin.

— J'attendrai.
La minuterie retentit ramenant Tim sur le sujet de sa préoccupation depuis ce matin : les brioches sucrés !

O'Maa enfile les maniques et sort la plaque brulante pour la poser sur le marbre du plan de travail. Elle plonge une louche dans un bol de crème au fromage frais et forme un signe étrange sur le dôme des brioches. Ce signe chaque année elle le fait, et chaque année Tim lui demande la signification. Mais il sent bien que sa O'Maa est sur les nerfs. Même si elle s'efforce de sourire.
Il s'agit Thurisaz et il symbolise la protection.

O'Maa saisit une brioche et la tend à Tim, gage de réconciliation. Tim ne lui en veut plus vraiment, il n'est d'ailleurs pas rancunier. Il préfère prendre les bonnes choses comme elles arrivent et éviter d'alimenter les mauvaises. Il n'est qu'un enfant et préserve son insouciance, tôt ou tard l'adversité le rattrapera.
Il la saisit prudemment et y croque dedans avec envie. Ses joues se gonflent de plaisir et ses yeux se fendent d'extase. Les meilleurs brioches au monde sont celles de sa grand-mère. Il pousse des petits gémissement qui font exploser de rire sa grand-mère.Rien ne ternira ces merveilleux moments entre lui et O'maa.
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