5. Śimrod : les lois d'Æriban
Lorsque la plus grosse lune se teintait de sang, Æriban appartenait toute entière aux mâles. Malheur à la femelle – fut-elle reine, elleth ou intendante – qui osait se trouver sur le territoire de Neaheicnë pendant ces nuits de fureur. Le sang des ellonil bouillonnait, noircissait leur chair et leur cœur. Pour ces centaines de mâles privés de femelles, les stratégies de compensation étaient multiples. Certains s’isolaient, tandis que d’autres hantaient les forêts en hurlant, massacrant toute créature ayant la malchance de se trouver sur leur passage. D’autres contractaient d’habiles alliances ; certains réunissaient une harde de vassaux, de jeunes hënnellonil pas encore matures tout juste confiés à Neaheicnë, qui se soumettaient à leurs caprices en échange d’une relative protection. Les plus puissants, souvent convoqués et récompensés de leurs exploits martiaux par le droit à s’accoupler, supportaient mieux cette douloureuse période, qu’ils passaient en se reposant.
Afin d’éviter que le paradis vert d’Æriban ne soit transformé en un enfer de feu et de sang par les mâles hors de contrôle, une fois par cycle, on prélevait la semence des aios par le truchement d’esclaves humains. Le fluide de vie d’un guerrier vierge était considéré comme un fortifiant naturel : celui des mâles plus âgés ayant peu ou pas d’activité sexuelle était tout aussi valable. La plupart des aios attendaient avec impatience ce rituel qui les soulageait quelque peu. Le jour venu, ils se rendaient d’eux-mêmes au temple, attendant la venue des esclaves chargés de la « traite » avec une douloureuse impatience. Bien entendu, Śimrod ignorait tout cela : Ardaxe s’était bien gardé de lui mentionner ce détail, qui aurait pu démotiver son ami.
La veille, Śimrod avait inauguré son nouveau titre en tuant le quatre-vingt-huitième sidhe, le gardien du premier temple, dont il s’était immédiatement octroyé tanière et équipement. Il se dirigeait vers son objectif suivant lorsqu’il aperçut les aios sortir de la forêt pour converger vers le centre névralgique d’Æriban. Śimrod hésita un instant, jetant un regard plein de regrets vers les marches qui s’enfonçaient dans la brume de la jungle. Un nouveau coup d’œil vers la foule qui grossissait de plus en plus le décida : le quatre-vingt-septième sidhe pouvait bien vivre un jour de plus.
C’était la première fois qu’il avait sous les yeux la totalité des effectifs d’Æriban. Śimrod se félicita de sa chance : il allait pouvoir utiliser cette opportunité pour observer chaque recrue, évaluer les forces et les faiblesses de chacun. Il regretta de ne pas avoir son shynawil de camouflage, qui lui aurait permis de s’approcher discrètement pour tous les éliminer d’un seul coup. En bon assassin, Śimrod visait l’efficacité avant tout, même si la tradition voulait que les aspirants au titre affrontent leurs supérieurs un à un jusqu’à l’ultime adversaire, le plus puissant guerrier ædhel : l’As Sidhe.
Śimrod chercha en vain cet avatar du dieu de la guerre. Dans cette assemblée hétéroclite de mâles au corps nu et musclé, peu de guerriers lui semblaient dignes de cette appellation. Certains se montraient les dents ; quelques bagarres éclatèrent, mais personne ne récolta plus qu’un coup de croc ou de griffe. Les aios ne portaient ni lame ni armure car ils devaient éprouver leurs armes naturelles avant de pouvoir prétendre au titre de sidhe. Ces derniers brillaient par leur absence : seul Śimrod, le nouveau venu, semblait être descendu du temple.
Un peu en retrait des autres, Śimrod observait ce rassemblement inopiné avec sa curiosité coutumière, jusqu’à ce qu’un aslith, un esclave humain, approche de ses narines sensibles sa peau à l’odeur de boue.
— Le don de vie, Seigneur, murmura-t-il en baissant avec soumission sa tête rasée.
Śimrod baissa un regard à la fois dégoûté et dédaigneux sur le jeune adannath. Les humains, au mieux, l’ennuyaient ; au pire, il les trouvait répugnants.
— Hors de ma vue, grogna-t-il dans son ældarin le plus soutenu.
Mais l’aslith ne bougeait pas. Pire, il continuait à répéter sa litanie.
— Le don de vie, Seigneur.
Exaspéré par l’outrecuidance de la créature, Śimrod abattit sa rude main sur son épaule fragile, puis l’écarta d’une pichenette. Il espérait toujours voir l’As Sidhe.
— Le don de vie… Seigneur…
Śimrod tourna son visage cruel vers l’importun, plus vif qu’un oiseau de proie. Qu’est-ce que cet humain faisait là, et comment osait-il mendier quelque avantage ici, dans cette situation ? Était-il fou ? Les adannath étaient d’une audace incroyable, prêts à tout pour obtenir des miettes de la magnificence ædhel. Des pierres précieuses, des bâtiments, de la nourriture, une vie plus longue… ils n’avaient de cesse de réclamer comme des poussins affamés, n’offrant en échange que des paroles vides. Leur mémoire était aussi courte que leur vie, et ils étaient prompts à oublier leurs serments, hurlant à la mort lorsqu’on venait les sommer de payer leurs dettes. Des créatures viles et inutiles, plus faibles et éphémères que le premier moustique de Færung.
— Seigneur...
L’aslith insistait. Śimrod dénuda ses crocs, avant de s’apercevoir que chacun des aios était, comme lui, abordé par un humain. Certains s’étaient allongés par terre, comme le plus humilié des perdants, tandis qu’un humain à genoux leur stimulait les parties génitales, recueillant la production de leur travail dans un bol de mithrine. Certains travaillaient avec leur bouche, d’autres avec leurs mains.
Les bras ballants, Śimrod contempla avec horreur et stupéfaction cette nouvelle preuve de la décadence d’Ælda. Si le temple du dieu de la guerre était tombé aussi bas, qu’en était-il du reste de la société ? Le tableau déjà désastreux que lui avait brossé Ardaxe lors de ses prêches était bien inférieur à la réalité.
— Par la lance d’Anwë… il n’a aucune chance de redresser la barre. Le Peuple court à sa perte !
C’est sur ses sombres paroles que l’aslith se rappela à lui.
— Le don, Seigneur. Comment préférez-vous que je procède ?
Śimrod lui jeta un regard enflammé.
— Dégage, avant que je repeigne ce sol avec tes entrailles !
Le jeune humain s’éloigna. Śimrod le suivit du regard, avant de revenir sur ses congénères.
Quel terrible manque de prestige, pensa-t-il en voyant un aios déchaîné – visiblement, la traite ne lui avait pas suffi – s’emparer d’un esclave et le besogner sauvagement. Mordu au cou pendant l’acte, l’aslith s’écroula, la gorge ouverte. Rendu fou par l’odeur du sang, son agresseur se précipita à quatre pattes pour le dévorer, perdant d’un seul coup toute sa prestance patricienne.
Śimrod décida qu’il en avait assez vu. Rabattant la capuche de son shynawil sur son visage, il se dirigea vers la forêt d’un pas décidé.
La traite dura toute la nuit. Des feux solitaires brillaient çà et là, dans la montagne, signalant l’emplacement d’autres temples. La lumière sur l’autel du quatre-vingt-huitième temple – dont il était désormais le gardien - était éteinte : Śimrod l’alluma, espérant que cela lui amènerait un paladin avide d’exploits guerriers sur qui il pourrait passer ses nerfs. Mais personne ne se présenta. Pour la première fois depuis des lunes, les aios avaient les reins aussi vides que leur tête : ils se reposaient dans leur tanière, repus et satisfaits.
Le lendemain, Śimrod redescendit à la salle au damier. L’aios qui avait tué son aslith la veille était attaché à l’arbre-lige, le dos lacéré. Il était mort. Ses congénères s’étaient chargés de lui pendant la nuit. Śimrod apprit ainsi une nouvelle loi du code invisible d’Æriban : il était interdit de s’attaquer aux esclaves humains venus pour la traite. N’apercevant rien de nouveau, il remonta dans son temple, où il passa les heures les plus chaudes de la journée à affûter sa lame et réfléchir à sa quête. L’envie d’éliminer le suivant sur la liste lui était momentanément passée.
À la levée de la troisième lune, Śimrod se sentait prêt à marcher vers son prochain combat. Mais, comme la veille, il fut distrait dans son projet par une sensation de vertige. Quelqu’un ouvrait un portail, dans ce temple même. Un défi ? Une convocation d’Ælda ? Un message d’Ardaxe, peut-être ? Cela faisait des nuits qu’il l’attendait en vain.
Śimrod redescendit les marches en quelques bonds. L’immense ogive derrière l’autel s’ouvrait désormais sur un couloir fastueusement éclairé. Un portail... Mais au lieu de son ami à la peau noire, quatre gardes en armure en sortirent, escortant une elleth. Lorsqu’elle abaissa la capuche de son shynawil, Śimrod reconnut la longue chevelure brune, la bouche pulpeuse, le regard vipérin et la ceinture rouge de la Gardienne des Portes d’Æriban.
— Emparez-vous de lui, ordonna-t-elle en désignant Śimrod de son doigt pointu.
Les quatre gardes, qui s’étaient positionnés de part et d’autre de lui, lui immobilisèrent les bras. Deux autres placèrent la pointe de leur sigil sur son cœur, tandis qu’un aslith sortait du portail, portant un bol en mithrine.
— Non ! rugit Śimrod. Je refuse qu’un humain impur me touche !
L’intendante leva les yeux au ciel.
— Tu touches bien des esclaves de plaisir, non ?
— Jamais ! se défendit Śimrod.
C’était vrai. Jamais il ne s’était abaissé à une telle bassesse.
— Alors, la qualité de ton fluide n’en sera que meilleure.
Puis s’adressant à l’aslith :
— Dans la bouche, ça ira plus vite avec ce bougre d’orc !
Śimrod dut subir l’humiliant rituel. Sa grande taille empêchait l’humain de travailler : on le força donc à s’allonger sur l’autel – c’était donc à cela que cette table de marbre servait ! – tandis que l’esclave rampait sur ses jambes. Śimrod, qui refusait de se laisser toucher, gardait son organe obstinément rentré.
— Appuie sur son ventre, ordonna la gardienne d’un ton où perçait l’amusement.
L’aslith s’exécuta, au grand dam de Śimrod. Ce qu’il cherchait à maintenir hors d’accès sortit de sa cachette, d’un coup si vigoureux qu’il provoqua le rire admiratif de l’intendante.
— Un sidhe qui tente de se soustraire aux lois des trois lunes... on aura tout vu ! Allez, fais ton office.
Śimrod ne voulait rien lâcher. Malheureusement, la gardienne avait raison : la lune rouge étendait déjà son emprise sur lui. Et l’aslith était habile à sa tâche. À coups de langue précis et de gestes experts, il parvint à lui extraire la moindre goutte qu’il retenait. Le flux était recueilli dans un bol d’or.
— C’est bon, il y en a assez, décida l’intendante avant de relever un regard narquois sur Śimrod qui la maudissait. J’espère que tu as apprécié cette petite douceur, sidhe. Tu n’auras rien d’autre avant la prochaine traite. J’ai fait en sorte que ton nom soit rayé de la liste des reproducteurs : ta lignée n’est pas très claire. Tu pourras tuer tous les sí que tu veux, tu n’auras plus jamais accès à une femelle de sang pur, semi-orc. J’étais ta dernière. Tu passeras tes fièvres enfermé sur Æriban, à sodomiser des faux-singes, s’il en reste encore !
Śimrod ignora la provocation. Il n’était pas venu au temple pour ça, de toute façon.
— Et si je deviens as sidhe ? répliqua-t-il en plantant son regard dans celui de la gardienne. C’est la Haute Reine elle-même qui sera ma femelle !
— Un noble but, assurément. Pour m’assurer que tu l’atteignes, je vais t’inscrire au prochain barsaman !
Śimrod se tut immédiatement. Le barsaman… l’arène des héros ! Finalement, la chance lui souriait à nouveau.
L’intendante prit son soudain mutisme pour de la peur. Avant de retraverser le portail, elle se retourna et le regarda de haut en bas.
— Dommage qu’une si belle bête doive finir dissoute dans la lave de l’arène !
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