10. Śimrod : l’honneur d’un orc II
Śimrod n’avait jamais véritablement affronté d’orcneas. Ceux qu’on lâchait dans les arènes d’Urdaban n’étaient que de vieux mâles castrés, torturés et usés jusqu’à la moelle, jetés là en dernier recours lorsqu’ils ne pouvaient plus servir. Cela n’avait rien à voir avec le jeune chef de guerre, entier et en pleine santé, qui lui faisait face désormais. Lorsqu’Arzhan lui rendit son coup, Śimrod comprit dans sa chair pourquoi le talent guerrier des orcneas était si prisé. C’étaient de véritables murs de muscle, qui ne sentaient pas la douleur. À côté, les ædhil, plus sveltes et plus souples, faisaient figure de frêles femelles.
Cependant, Śimrod n’était pas un ædhel comme les autres. Aussi encaissa-t-il la frappe de taille de son adversaire et répliqua-t-il immédiatement, d’un estoc bien placé.
Arzhan rugit lorsque la pointe de la lance de Śimrod pénétra sa chair. Enragé par la douleur, il balaya son agresseur d’un revers brutal, puis arracha l’arme de son torse. Il la contempla un instant, un vicieux sourire révélant ses crocs démesurés.
— C’est donc, ça, la fameuse lame à triple configuration, l’arme des héros du barsaman ! se moqua-t-il.
Śimrod, en se relevant, lui jeta un regard prudent. Il avait perdu sa position de force.
— Si tu me tues, elle sera à toi, dit-il en essuyant sa bouche ensanglantée. Mais pas avant.
— À quoi ça me servira ! Si je te tue, on me laissera parader un instant avec ton arme, puis on m’offrira des femelles, avec lesquelles j’offrirai un nouveau spectacle à tes maîtresses. Puis, on me castrera, et je serai donné en pâture aux wyrms. Je n’ai rien à gagner dans ce combat, et tout à perdre !
À la grande surprise de Śimrod, Arzhan jeta la lame au sol, dans le sol poisseux de sang. Elle reprit immédiatement sa forme initiale : celle d’un os vitrifié, translucide.
Arzhan tomba à genoux.
— Tue-moi, dit-il à un Śimrod médusé. Qu’au moins, j’ai une mort honorable.
À ses côtés, les deux orc-liges l’imitèrent. Śimrod se retrouva face à eux, debout et désorienté.
Derrière, c’était le silence. Personne dans l’assemblée n’avait pu suivre la conversation, entièrement menée en orghul. Tout le temps qu’il fallut aux spectateurs pour analyser la scène, personne ne bougea. Puis, une voix hurla :
— Debout ! Continuez le combat, espèces de lâches !
Śimrod tourna la tête en direction de la voix. Déjà, un contingent d’aios se dirigeait vers la porte de l’arène, montés sur de gros wyrms sans ailes qui bavaient déjà à l’odeur du sang. Il fallait agir vite.
Sans réfléchir plus avant, Śimrod ouvrit la main et attira le sigil à lui. L’arme vint se caler dans sa main, répondant à son appel silencieux. Lorsqu’il ouvrit les bras, elle avait déjà repris sa forme létale.
— Une arme de héros, pour une mort honorable, dit-il en la brandissant haut devant lui.
— Je suis fier de tomber de la main du fils de Gulbaggor, répliqua Arzhan.
Śimrod abattit sa lame. La tête sauta, partant rouler dans le sable. Celles de ses deux vassaux suivirent. Śimrod les ramassa, pour ne pas qu’elles servent de cibles à l’entrainement des jeunes. C’était ses proies. Personne d’autre n’avait le droit d’y toucher.
— As sidhe ! l’interpella le chef de phalange du haut de son wyrm.
Lorsque les aios arrivèrent à sa hauteur, tout était fini. Il ne restait plus des corps anonymes, dévorés par les dragons dégénérés que les membres de la garde royale chevauchaient.
— Ce combat est terminé, leur lança Śimrod sans même les regarder.
— Mais vous n’avez même pas combattu !
— Ce que j’ai fait était plus que suffisant.
Śimrod releva la tête en direction de l’estrade d’honneur, cherchant la reine du regard.
— Vous êtes satisfaite ? Vos invités ont eu leur compte de sang d’orc.
Tintannya, muette de colère, le fixait en silence, la bouche figée. Toute l’assemblée était suspendue à ses lèvres.
Les invités avaient eu leur compte de sang d’orc, mais ils n’avaient pas eu leur compte de barbarie. Le rictus de la vieille reine se mua en un sourire rusé.
— Très bien. Vous nous avez bien servi, Śimrod Surinthiel. Connaissant votre incroyable talent pour le massacre, nous nous doutions que ce combat serait court. Ces orcneas étaient trop effrayés par la présence de notre as sidhe pour lui résister. Tel est le rayonnement impitoyable d’Ælda sur les peuplades barbares, et de son astre central, le Trône de Lumière ! Pour vous récompenser de nous avoir si bien représentée, nous vous offrons la récompense du vainqueur. Qu’on amène le tribut !
De nouveau, les portes de l’arène s’ouvrirent, laissant passer trois perædhellith nues, au corps recouvert de poussière d’or.
Encore, grinça Śimrod. On cherchait de nouveau à l’humilier.
Les jeunes femelles avaient été droguées. Pire : on avait enduit leurs orifices de substances appétentes, simulant le parfum d’une femelle en chaleur. Śimrod, titillé par l’odeur, s’en détourna avec un grognement.
— Je vous remercie, ma reine, lança-t-il en fixant cette dernière dans les yeux. Mais je préfère continuer à vous servir exclusivement.
— Tu feras ce que je te dis de faire ! tonna la reine. Mes invités n’ont pas eu assez d’amusement, ce soir : or, je t’ai nommé pourvoyeur de spectacle, as sidhe. N’es-tu pas le fils d’un barde ? Ou bien les rumeurs concernant ton ascendance seraient-elles vraies ?
Śimrod étouffa un juron. Tintannya ne comptait pas le lâcher de sitôt !
Il jeta un regard en biais aux perædhellith. La coutume voulait qu’il s’en empare immédiatement, dans le sable souillé, devant le public déchainé : en tant qu’amant de la Haute Reine, il n’avait pas le droit de s’accoupler avec une autre en dehors de l’espace particulier de l’arène.
— Dun-dun ! hurlait la foule. Dun-dun !
Śimrod demeurait immobile, tenant toujours la crinière des orcneas dans sa poigne. S’emparer de ces femelles devant tout le monde lui déplaisait ; les sodomiser, encore plus.
La Haute Reine se leva de son trône. Elle contempla Śimrod, un sourire étrange sur ses lèvres minces.
— Notre as sidhe a brillamment affronté les orcneas. La coutume veut que le prix final lui revienne, mais il ne peut décemment pas saillir une autre femelle que sa Reine… il devra donc faire selon la coutume orcneas, en passant par l’orifice sous la queue. Ainsi, les conventions seront respectées, l’as sidhe aura tout de même sa récompense, et nos chers sujets invités, la leur.
Śimrod la maudit intérieurement. C’était donc ainsi qu’elle avait choisi de l’humilier… en le forçant à s’adonner à cette pratique réputée pour être la préférée des orcs. Il fulminait, mais il n’avait guère le choix.
Il s’approcha de la première femelle, la renversa sur le corps de l’un des orcs et la monta ainsi. Puis il prit les deux restantes, l’une après l’autre.
Submergé par l’intense jouissance que lui procurait l’orifice étroit des femelles, Śimrod eut du mal à s’empêcher de grogner. Mais il ne voulait montrer aucun plaisir. Il resta donc le plus inexpressif possible, se mordant l’intérieur de la joue pour étouffer ses râles et empêcher son visage de bouger. En haletant sous ses assauts, les femelles étaient loin de l’aider.
Heureusement, les spectateurs furent incapables de suivre le spectacle jusqu’au bout. Dès la deuxième femelle, les ellith quittaient déjà l’arène avec leurs mâles et leur suite, bien décidées à en profiter aussi. Lorsqu’il eut terminé la troisième, il n’y avait plus que quelques esclaves abandonnés dans l’arène. Śimrod en profita pour se rhabiller.
À genoux, les femelles sanglotaient doucement. Le maître des Parfums avait poussé le vice en ne les enduisant que d’une substance à effet court : désormais dégrisées, elles se lamentaient sur leur triste sort.
Śimrod baissa les yeux vers elle. Ces jeunes perædhellith étaient des esclaves sexuelles depuis leur naissance, tout cela parce qu’elles avaient eu la malchance d’être nées d’un parent humain. Mais c’était la dure loi d’Ælda : la loi du plus fort. Lui aussi avait été esclave, avant que Maître Na Bruidnë ne les rachète à la tribu des Crocs Sanglants à Urdaban, Ardaxe et lui.
Renonçant à dire quoi que ce soit, Śimrod se tourna pour ramasser ses têtes et quitter définitivement cette arène de la honte. Mais les chefs des trois orcneas avaient disparu. Les aios avaient profité du coït pour les emporter.
Śimrod se sentit brusquement envahi par un grand vide existentiel. Que faisait-il encore là ? Pourquoi Ardaxe l’avait-il envoyé ici, subir sans broncher toutes ces ignominies ? Pourquoi était-il né ? Quel était le sens à son existence ? Il était lui-même une aberration, une erreur de la nature. L’hybridation était la marque des maudits. Comme ces trois femelles demi-sang, il était condamné à une vie d’esclave.
En les regardant sangloter dans les bras l’une de l’autre, Śimrod, pour la première fois, se demanda si ce n’était pas, en fin de compte, ces dissidents qu’on nommait « enfants de Mannu » qui avaient raison. Ce système était pourri. Le règne cruel des ædhil devait toucher à sa fin. Mais qui y mettrait un terme ? Qui serait à même de remplacer les Seigneurs de l’univers ?
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