12. Śimrod : la clé
Śimrod ne s’était jamais rendu au quartier des amusements. Ce lieu le mettait à l’aise. Les contremaîtres gobelins et sang-mêlé, orcs, parfois, qui y rôdaient, sûrs du pouvoir que leur conférait la clé des plaisirs de leurs maîtres, mais aussi les ædhil masqués et encapuchonnés qui rasaient les murs et se dissimulaient dans l’ombre des alcôves… cet endroit, honteusement enfoui sous la ville comme un mauvais chancre, était un monde où tout était à l’envers. Aucune elleth ne se promenait dans ses ruelles sinistres. Ici, ceux qui étaient habituellement soumis régnaient en maîtres. Les perædhil et les ædhil sans statut osaient se montrer à visage découvert, mais les autres, ceux qui appartenaient à une femelle de haut rang ou à une maison noble, arboraient un profil plus bas encore que le plus humble des esclaves du monde d’un haut. On pouvait même y croiser ceux des Cours d’Ombre et d’Hiver, ces ædhil que ceux d’Été appelaient les « Sombres cousins »… lorsqu’ils daignaient les nommer. Ce quartier faisait honte à tous, mais il était un mal nécessaire, que les ellith toléraient pour sa capacité à garder leurs mâles à peu près fréquentables. C’était au prix de quelques petits ajustements de ce genre que le Peuple avait pu quitter la barbarie : nulle reine, aussi forte soit-elle, ne pouvait lutter contre l’appel de la lune pourpre. Et peu d’entre elles étaient capables de satisfaire pleinement les ardeurs d’un mâle possédé par les fièvres. Pour cela, il y avait les esclaves… et les prostitués perædhil.
Malgré tout, les ténèbres qui régnaient dans les entrailles de la terre d’Ælda convenaient à Śimrod. Sa mère, après tout, était originaire de Kharë. Il y avait très longtemps, Kharë avait été une partie importante des souterrains de Tyraslyn. Malenyr-le-maudit s’était servi de ses pouvoirs pour en exciser toute une partie, qu’il avait envoyée dans une autre dimension. Les Sombres avait opéré de même avec la Cité aux Cinq Fleuves de Sorśa. Des pans entiers d’Ælda volés à la Haute Cour, à la Reine… laissant à la place des trous béants, des puits de pur néant. Ces cicatrices, ceux d’Été les évitaient comme le baiser d’Arawn lui-même. On disait que quiconque tombait dedans aboutissait en un lieu incertain, qui n’existait nulle part. Personne n’en revenait. Les tunnels qui menaient sur ce vide avaient été condamnés. Mais ils se trouvaient tout près des lupanars décorés de feux violets, aux inscriptions scintillantes. De l’autre côté des alcôves taillées dans la pierre et garnies de coussins précieux, où gémissaient les belles et leurs soupirants. Malgré les rires, les lumières faës et les plaisirs, quelque chose de sordide suintait de ces froides parois. Les mâles d’Été ne s’y attardaient pas. Ils se hâtaient de satisfaire leurs désirs barbares, puis ils regagnaient les avenues grandioses et étincelantes de la surface.
Śimrod, lui, sentait son sang khari se réchauffer au fur et à mesure de sa descente le long des escaliers interminables du Puits. Sa peau noire, sous ses sombres latitudes, se parait d’une iridescence nouvelle. Ses pupilles s’allumaient comme deux rubis, révélant le moindre détail dans la roche, la moindre anfractuosité. Dans les ténèbres, plus que quiconque ici, il était dans son élément.
Les passants, et surtout les puissants de cet inframonde – parias au-dessus, rois en dessous – le lui rendaient bien. Signe de tête, toucher de capuchon, éclat fugitif de croc : les sluaghs et orcneas s’inclinaient à son passage, reconnaissant en lui un véritable seigneur des lieux. Grâce à ces alliés d’un jour, il n’eut aucun mal à retrouver la trace de la putain demi-sang qui avait été, une nuit seulement, l’incarnation sur Ælda de la plus pure des déesses.
Le lieu était à peine plus qu’un bouge, dont le propriétaire, un kovkolt véreux, s’était ruiné pour acheter. Il accueillit Śimrod avec forces mimiques et courbettes, et, à la vue de l’or que ce dernier lui jeta, il envoya immédiatement un commis aller chercher un gwidth de meilleure qualité que la piquette qu’il servait habituellement.
— Que puis-je pour vous, Sombre Seigneur ?
Śimrod darda sur lui ses prunelles rubis. Ce n’était pas tellement l’or qui faisait effet à ces créatures familières des souterrains, mais la noirceur de sa peau.
— Je cherche une perædhelleth à la chevelure comme des rayons de lune pâle, qui est arrivée récemment.
La bouche du tenancier se tordit en un rictus mielleux.
— Ah oui, je vois. Je crois que j’ai ce qu’il vous faut ! Veuillez avoir la patience d’attendre.
Il se retourna et chuinta un ordre sec à son commis, qui venait de réapparaitre avec le nectar demandé.
Śimrod s’installa dans un sofa moelleux tandis qu’on le servait en gwidth. Une humaine aux yeux baissés, dont le statut d’esclave était reconnaissable à son crâne rasé, vint lui masser les épaules. Śimrod la chassa d’un revers de la main, comme on chasse un insecte importun.
Puis l’odieux tenancier revint, accompagné d’un eunuque semi-orc qui trainait derrière lui quatre jeunes femelles, toutes reliées entre elles par une fine chaîne en or qui leur perçait la langue. L’orc en tenait l’extrémité. Le kovolt commença à faire son boniment, tâtant leurs seins et n’hésitant pas à fesser leurs croupes pour les faire rougir, jusqu’à ce que Śimrod l’arrête.
— Ce n’est pas elles que je veux.
Le maquignon affecta un air étonné.
— Ah oui ?
Śimrod vissa son regard sur lui.
— Je veux la parædhelleth que tu as achetée à la guilde sluagh du temple. L’ancienne Nineath.
— Oh ! Elle. Mais, monseigneur, avez-vous l’argent pour ça ? Elle n’est réservée qu’aux plus nobles ædhil de Tyraslyn !
En un souffle, Śimrod le saisit par la gorge et le souleva de terre.
— Je m’estime bien assez noble. Et en guise d’argent, c’est le mithrine de mes griffes que tu vas tâter si tu t’obstines à me la refuser. Conduis-moi à elle.
— Elle est avec un client en ce moment…
— Conduis-moi à elle, je t’ai dit !
Le kovolt glapit lorsque Śimrod le relâcha au sol, puis, se massant la gorge, il s’empressa d’obéir. Śimrod le suivit dans les couloirs.
— C’est ici, susurra le gobelin en désignant un rideau pourpre. Mais le client…
Sans l’écouter ni même s’arrêter, Śimrod arracha la toile. Derrière, entre les lumignons et les coussins, à quatre pattes, l’ex-prêtresse se faisait besogner par un guerrier orc.
Śimrod lui jeta un regard dégoûté.
— Les clients les plus nobles, hein ?
C’est alors que le client remarqua Śimrod. Loin de s’offusquer, il rugit, se retira puis croisa ses bras sur sa poitrine, se saisissant des deux dagues sanglées sur son poitrail.
— L’as sidhe ! Maintenant que j’ai eu ta femelle, je suis aussi fort que toi !
Śimrod le décapita d’un seul coup.
— Il ne m’avait pas encore payé ! couina le kovolt.
— Dégage. Et apporte plus de gwidth.
Śimrod attendit que le gobelin soit parti pour se tourner vers la prêtresse. Cette dernière s’était relevée, et avait couvert sa nudité d’une tunique diaphane qui dissimulait difficilement son corps meurtri. L’As Sidhe détourna le regard de ses fesses, lacérées par les griffes de son dernier client.
— Des orcneas, gronda-t-il. Pourquoi ? Tu étais prêtresse.
Le regard d’opale de la semi-humaine fusa dans la pénombre.
— Ces orcs étaient prêts à payer très cher pour la femelle touchée par l’As Sidhe. Ils pensent que vous êtes la réincarnation de leur dieu.
— Foutaises ! Je ne suis la réincarnation d’aucun dieu. Et toi non plus.
La jeune femme baissa la tête.
— Je ne sais même pas ton nom, ajouta Śimrod.
Sa voix de Śimrod, après son éclat de tout à l’heure, sonnait différemment, presque douce.
— Mon nom ? En quoi vous intéresse-t-il ?
— Même si notre union n’a pas été consommée, pendant une nuit, nous étions promis l’un à l’autre. Et j’aime savoir à qui je parle.
La perædelleth soupira.
— Aucun client ne se préoccupe de mon nom.
— Je ne suis pas venu en client.
De nouveau, le regard de la jeune femme fusa, oblique.
— Je me nomme Ysatis.
— Tu voulais aller dans une communauté de femelles humaines dévouées à Mannu, reprit-il. C’est ce que tu m’avais dit. Que s’est-il passé ?
Ysatis lui jeta une œillade morne.
— Dès votre départ du temple, on m’a emmenée. Ils n’ont pas vérifié si j’étais encore vierge, mais m’ont retiré les bijoux de la déesse, m’ont baigné. Puis ils m’ont vendue. C’est aussi simple que cela.
— Tu savais ce qui allait t’arriver ?
— Je m’en doutais.
Śimrod sentit une colère froide s’insinuer dans ses veines.
— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?
La réponse de la jeune femme jaillit comme son regard, tous deux brûlants :
— Qu’auriez-vous fait ? Cela aurait-il changé quelque chose ? Que pouviez-vous faire, de toute façon ? Vous êtes vous-même un esclave, enchainé à la Reine et à Æriban.
Śimrod grogna et se mordit la lèvre. Il était bien obligé d’admettre qu’elle avait raison.
Comme les orcs de l’arène, ils étaient prisonniers du système, de ces lois injustes.
— Il me déplaît que d’autres soient obligés de rendre des comptes à ma place, répliqua-t-il avec une mauvaise foi assumée.
Ysatis croisa les bras. Śimrod trouva qu’elle avait perdu la grâce innocente de Nineath. Désormais, c’était une perædhelleth rancunière, presque aussi froide qu’une elleth.
— Si cela peut vous rassurer – et en admettant que vous ayez un cœur – je n’avais aucun avenir de l’autre côté. Les Sœurs ne m’auraient sans doute pas accueillie. Depuis la conversion du roi Inge, les perædhil sont de plus en plus discriminés parmi les fidèles de Mannu. La plupart cachent ce qu’ils sont. Et moi, tout le monde connait mon identité. Je porte la marque de Nineath.
Śimrod baissa les yeux sur le glyphe qui ornait son poignet. C’était probablement le seul stigmate qu’elle ne perdrait jamais.
— Pourtant, leur chef est perædhel, à ce qu’il paraît.
Ysatis esquissa un sourire flottant.
— Vous voulez parler d’Ælfbeorth… lui, c’est différent.
Ælfbeorth. C’était donc son nom.
— Tu le connais ?
Ysatis se cala contre un coussin.
— Si je le connais ? Bien sûr. Qui ne le connait pas ? C’est le frère de Steinvör, la grande gardienne du Häll d’Uppsal.
— Steinvör…
Śimrod prit un moment pour réfléchir.
Il connaissait peu les régnants sur Ælba. Il savait que tout récemment, parmi les humains, les chefs de la rébellion se convertissaient en masse à la religion de Mannu, le Créateur. Pour eux, se ranger sous la bannière d’un dieu qui n’était pas un sældar était une manière de contester la domination des ædhil. Tout cela, Ardaxe le lui avait dit, la dernière fois qu’il était sur Ælba. Mais Śimrod ne s’intéressait pas aux humains. Leurs querelles l’indifféraient. Et, jusqu’à une époque récente, les perædhil l’indifféraient tout autant.
— Steinvör est une perædhelleth qui a raté son Choix, continua Ysatis devant l’ignorance de Śimrod.
Ce dernier fronça les sourcils.
— Son Choix ?
Le rire cristallin – et moqueur – d’Ysatis résonna.
— Vous ignorez donc que les perædhil, arrivés au mitan de leur vie humaine, doivent faire un Choix ? Devenir un ædhel pour toujours et perdre leur part humaine – et donc, leur âme – ou rester humain et mourir un jour. Le paradis et la mort, ou l’enfer et l’immortalité. Voilà le Choix terrible que nous devons faire.
Śimrod se garda bien de lui dire que, pour lui, les notions de paradis et d’enfer ne signifiaient rien. C’était des mots exotiques, des promesses vaines et vides. En revanche, il savait que les perædhil étaient aussi capables de configurations qu’il l’était, lui. Il suffisait d’avoir du sang ædhel pour posséder cette capacité.
— Steinvör a raté son ultime configuration, comprit-il. Elle n’a pas réussi à devenir pleinement ædhel.
— Mais elle a tout de même perdu son âme mortelle. Ne pouvant venir sur Ælda, elle est restée sur Ælba, où elle exerce sa tyrannie sur les humains du Svealand. Elle a réussi à obtenir la gestion d’un portail et à le garder fonctionnel malgré les tentatives de rébellion des convertis. Elle envoie régulièrement des tributs à Tyraslyn pour être tranquille. C’est comme ça que je suis arrivée, comme tant d’autres.
— Et Ælfbeorth ?
— Ælfbeorth tente de la renverser. Son but est de détruire le portail et de libérer le Svealand du joug ædhel.
Śimrod resta songeur. On en revenait encore à ces histoires de destruction de portails… visiblement, ce phénomène inquiétait Ardaxe. Suffisamment pour qu’il l’envoie, lui, enquêter là-dessus. Mais quel était le rôle de Tintannya là-dedans ? Et celui de cette perædhelleth ?
Ce fut Ysatis elle-même qui lui répondit.
— Mais Ælfbeorth ne peut rien faire. Tintannya a posé un geas sur le portail d’Uppsal. Seule une femelle peut le verrouiller. Et elle devra le faire de l’autre côté, sur Ælda.
— Restant pour toujours coincée parmi ses bourreaux, termina Śimrod.
Le procédé était aussi habile que cruel, comme tout bon geas.
— Il voulait que ce soit toi.
— Oui. Mais Steinvör m’a assignée au temple de Nineath. La seule fois où j’ai pu en sortir, c’était pour arriver ici. Et entretemps, j’ai appris autre chose.
— Quoi donc ?
— Seule une humaine peut ouvrir le portail. Une seule goutte de sang ædhel suffit à rendre inopérant le pouvoir de la clé. Et il y a pire encore.
— Ah oui ?
— La clé du portail… elle se trouve dans le cœur même de la Haute Reine. Autant dire que le portail ne sera jamais détruit… c’est pourquoi j’ai décidé d’œuvrer à mon salut de manière individuelle. Il n’y a aucune chance de sauver les humains des ædhil, aucune. Pas dans ce monde-ci.
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