6. Śimrod : conditionné pour servir I
Śimrod n’eut aucun mal à repérer la trace de l’humaine dans la forêt : son passage était aussi lisible qu’un livre pour hënnel. Les humains ne savaient pas passer inaperçus, souvent, même, ils échouaient à déceler ceux qui, eux, savaient se cacher.
Mais les traces s’arrêtaient en haut d’une butte. Au-delà, Śimrod le savait, s’ouvrait les terres de Kern le Chasseur. Ce mâle mal embouché avait obtenu une Cour il y a bien longtemps, après avoir été le sidhe favori de la Haute Reine. Mais ce succès lui était monté à la tête. Tête qu’il avait fini par perdre au cours des ans… sa folie lui faisait déclencher régulièrement des guerres vaines et stupides, où il exorcisait la violence de son passé de serviteur d’Æriban. Visiblement, il ne s’en était jamais remis : être le jouet des ellith laissait quelques traces, chez certains esprits faibles.
Śimrod décida néanmoins d’empiéter ses terres. Il ne craignait pas Kern, tout comme il ne craignait aucun autre mâle, fut-il plus ancien que lui. Si le Cornu osait venir le défier, eh bien, il le trouverait prêt à se battre… et à lui arracher la tête pour de bon, tout roi qu’il fut devenu.
Cependant, le Chasseur ne se manifesta pas. Et en dévalant la butte, Śimrod eut la surprise de découvrir d’autres traces, venant se mêler à celles de la fugitive : les traces d’un wurg de grosse taille.
Les oreilles redressées et l’œil alerte, Śimrod balaya les environs du regard. Une odeur flottait parmi les effluves d’humus et de feuilles mortes, un parfum bien connu, celui de la peur… il l’isola et se mit à la suivre au pas de course.
La piste olfactive menait droit sur une petite clairière bordant un précipice. Là, il trouva ce qu’il cherchait, le wurg et sa proie. Couverte de sang, l’aslith avait l’air d’une poupée désarticulée et abandonnée sur la neige. Pour la première fois, Śimrod reçut de plein fouet le choc de la violence de la scène. C’était donc ce à quoi cela ressemblait, un mâle qui prenait ses aises avec une humaine ? Un accouplement bestial, contre nature, celui d’un monstre souillant une nymphe ?
Mais l’humaine avait de la ressource. Elle brandit un couteau, une arme minuscule qui normalement, n’aurait pu faire aucun dégât à son adversaire. Mais il était en fer. La créature se détourna en hurlant, la pommette ouverte.
Bien joué, pensa Śimrod en avançant à grandes foulées vers le lieu du crime.
Le monstre était déjà revenu sur elle. Il avait abandonné l’idée de la violer. Il fallait agir vite.
Sans la moindre mise en garde, Śimrod se jeta sur le wurg au moment où il s’apprêtait à achever sa victime. Il n’était pas question de combat honorable ici. Surprise par cette agression soudaine, la créature se retourna vers lui d’un seul mouvement de son corps de prédateur, dénudant une denture aussi ensanglantée que menaçante. Mais elle avait perdu l’avantage. Ivre de sang, elle n’avait pas vu Śimrod venir.
— Attaque toi à des adversaires à ta taille ! grogna-t-il en montrant ses dents.
Le wurg fit claquer ses mâchoires vers lui en signe de défi. Il voulait se battre ? Très bien. Śimrod dégaina ses griffes sur dix centimètres et asséna un coup violent sur la gueule du monstre, qui roula à terre. Puis il enjamba la jeune mortelle et alla se planter dans l’espace qui la séparait de son agresseur.
Face à une telle opposition, un simple wurg se serait enfui sans demander son reste. Mais la créature était plus que cela : Śimrod le comprit en la voyant matérialiser des ailes de peau et lui faire face debout, en rugissant.
— Un nixe de la Cour de Nuit, réalisa-t-il.
Son adversaire était donc un ædhel, comme lui. Tant mieux. L’idée réjouit Śimrod, qui se précipita au combat comme il avait vu les orcneas le faire dans l’arène tantôt : en courant, le sourire aux lèvres.
Mais l’autre avait du répondant. Plus il l’affrontait, plus son apparence changeait. Bientôt, il assuma une forme de stryge complète, une grande créature noire aux yeux rouges et aux ailes de chiroptère. Il n’y avait qu’un seul clan encore capable d’accomplir cette configuration, et il avait été banni des Vingt-et-Un Royaumes il y a bien longtemps. Celui-là avait six doigts et quatre ailes… que disait-on déjà du Niśven répondant à ces caractéristiques ?
Celui qui a causé la chute de son clan et de tous les autres. Le plus beau de tous les mâles, qui dissimule aux regards sa magnificence en se drapant dans ses ailes et sa longue chevelure...
— Amahæl Niśven ! C’est toi, celui qu’on nomme le paria !
L’autre ouvrit de grands yeux écarlates, puis il poussa un cri strident. Quelques instants plus tard, il n’était plus là.
— Paria, et lâche, en plus de ça, grogna Śimrod en scrutant le ciel.
Son adversaire avait disparu dans les nuages.
*
Śimrod s’approcha de la fugitive. Écartelée comme un reste de daurilim à demi-dévoré, elle avait l’air inerte. Le nixe n’y était pas allé de main morte avec elle : sa gorge était lacérée, et du sang écarlate maculait ses cuisses comme si elle venait de mettre bas. Śimrod tourna la tête, à la fois écœuré et stimulé par la piquante odeur ferrugineuse qui se dégageait d’elle. Sneaśda serait furieuse. Mieux valait faire disparaître le corps avant qu’elle ne tombe dessus.
Mais au moment où Śimrod s’apprêtait à utiliser son sigil pour faire fondre le corps, l’humaine ouvrit les yeux. De nouveau, il fut pris dans le faisceau de son regard si singulier. Puis elle hoqueta. Un liquide rouge macula sa peau bleuie.
— Ne parle pas, lui intima Śimrod en posant un genou à terre.
D’un geste sûr, il s’entailla la paume, puis pressa son poing au-dessus des lèvres de la malheureuse. Mais elle tourna la tête pour éviter le liquide.
— Non, parvint-elle à articuler entre deux éructations sanguinolentes. Je ne veux pas devenir un sluagh, et être enchainée à Ælfheim pour toujours !
— Ne dis pas de bêtises. Tu es la propriété de Sneaśda, et tu dois servir jusqu’à ce qu’elle se lasse de toi. Tu as bu le nectar, tu peux donc en reprendre. Ça ne fera pas de toi un sluagh, mais ça te guérira.
Mais elle refusait ce qu’il lui offrait. Était-elle dégoûtée de boire le sang d’un semi-orc ? Sentant l’impatience grandir en lui, Śimrod lui maintint la tête et pressa sa paume sur sa bouche. Mais elle la maintenait fermée. Il finit par la relâcher avec un grognement de frustration.
— Dans ma sacoche... parvint-elle à articuler. La boîte...
Śimrod avisa le sac de cuir qui gisait non loin. Il tira la lanière pour le ramener vers lui.
— Ça ?
L’humaine hocha la tête.
— La boîte en mithrine. Elle contient un... médicament.
Śimrod ouvrit le sac. Parmi les maigres provisions que l’aslith avait réussi à voler aux cuisines, il trouva trois cassettes de mithrine gravé. Lorsqu’il l’ouvrit, une odeur capiteuse de luith mâle se diffusa en volutes épaisses dans l’air glacé.
— Du luith, grimaça-t-il.
Mais Evaïa s’était redressée, et, avec un mouvement d’une violence qui étonna Śimrod, elle s’empara de la boîte dans laquelle elle préleva une large couche de luith. Puis, vorace, elle se mit à lécher le liquide nacré qui coulait sur ses doigts, avant de s’en badigeonner la gorge et le bas-ventre. Śimrod détourna la tête, gêné. Mais comme tout le monde, il connaissait les propriétés réparatrices du luith. Cette humaine également... il devait reconnaître que c’était une bonne idée.
Le produit fit son effet. La respiration de la jeune femme se stabilisa. Les humains étaient faciles à réparer, tout comme ils étaient faciles à abimer. Des créatures fragiles, éphémères.
— Tu te sens mieux ? Si oui, je vais te ramener au palais.
De nouveau, elle tourna la tête. Surpris, Śimrod constata qu’une larme perlait au coin de son œil couleur de miel. Quelle drôle de fille ! Il venait de lui sauver la vie, et elle pleurait ?
— Je croyais que les humains ne pleuraient que lorsqu’ils étaient très malheureux, grogna-t-il en la soulevant dans ses bras.
— C’est la première fois que vous m’adressez la parole, coassa Evaïa.
— Tu as combattu un Niśven avec une pointe de fer rouillé. Ce fait d’armes mérite que je te parle.
— Je l’ai fait fuir ?
— Oui, tu l’as fait fuir. Plus que ça, tu as survécu et défendu ton honneur. Dors maintenant, je te ramène au palais.
*
Après avoir déposé l’aslith aux serviteurs eyslyn, Śimrod s’enferma dans les quartiers que lui avait octroyés Sneaśda. L’odeur de sang l’humaine, conjuguée à celle du luith, l’avait excité. Et lorsqu’elle avait léché ses doigts, il s’était souvenu de la traite des aios sur Æriban, ce moment si humiliant mais si bon que même le plus ombrageux des mâles attendait avec une avide impatience.
Voilà ce qu’on a fait de moi, grinça-t-il en sortant de sa tunique un membre raide et douloureux. Un étalon conditionné qui s’excite dès qu’une femelle rachitique se lèche les doigts.
Avec un grognement, il s’empara de son sexe et commença à le frotter dans son poing, de haut en bas. Un plaisir intense ne tarda pas à l’envahir : il ferma les yeux et laissa son dos peser contre le mur.
Le combat. C’est le combat contre un adversaire puissant qui me met dans cet état, se persuada-t-il. Et le manque de saillies. Mais toujours, il revoyait les grands yeux lumineux de l’humaine, si fiers et ardents, alors qu’elle brandissait son petit couteau, et les gouttes nacrées sur sa peau sombre.
— Śimrod !
La voix pointue de Sneaśda. Śimrod gronda entre ses crocs, alors que la jouissance jaillissait sur ses doigts. Pas maintenant !
Lorsque la reine d’Hiver entra, elle le trouva appuyé contre un mur, sa tunique ouverte sur son torse lardé de cicatrices. Le regard fixé nonchalamment sur elle, il fumait un mélange d’encens aromatiques. Mais quelques mèches de ses cheveux blancs étaient encore collées à son front et une puissante odeur de musc mâle embaumait la pièce. La reine comprit tout de suite ce qui s’était passé.
— Tu as répandu ta semence sans ma permission, siffla-t-elle. Et tu m'as laissée seule, t'attendre en vain !
Śimrod garda un silence éloquent. En guise de réponse, il recracha sa fumée.
— Je devrais te faire fouetter ! ajouta la reine, furieuse.
— Par qui ? C’est moi qui applique les peines, ici. Et aucun des rares guerriers de ta garnison n’oserait toucher l’As Sidhe.
— Tu as perdu ce titre, gronda Sneaśda.
— Pas pour eux.
Sneaśda devait convenir que c’était vrai. Un tabou puissant marquait le gardien d’Æriban, même déchu de son titre. En outre, elle avait gardé peu d’aios ici : la plupart des membres de sa chasse étaient des orcneas ou des sluagh, et tous craignaient et respectaient Śimrod. Chez les orcs, il se murmurait même qu’il était leur Nurak-dhûur, une sorte de champion mythique amené à les libérer.
— Tu es excité par cette aslith, comprit Sneaśda. Tu n’as pas pu te retenir !
Śimrod tapota l’embout de sa pipe à eau sur la coupelle à fumer, le reposa, puis il croisa les bras.
— Il y avait un nixe mâle sur tes terres, Sneaśda. Et pas n’importe lequel. Je crois que c’était le paria lui-même.
— Le paria ?
La voix de Sneaśda était faible, montrant son peu d’intérêt pour le sujet. Śimrod retint un claquement de langue agacé.
— Amehæl Niśven.
Depuis le schisme, personne n’ignorait ce nom dans les Cours. Mais Sneaśda s’obstinait à faire la sourde oreille.
— Tu désires cette esclave… une humaine !
Cette fois, Śimrod fit part de son mécontentement en montrant ses crocs.
— Tu écoutes ce que je te dis ?
Une volée d’échardes de glace jaillit du sol, manquant l’entrejambe de Śimrod de peu.
— Je me fiche de ce Niśven ! glapit Sneaśda. Il doit rôder à la frontière de mon royaume dans l’espoir de me voir, et alors ? Je te parle de cette aslith, qui me vole l’intérêt de celui que j’aime !
Śimrod, qui avait fait un pas de côté pour éviter l’expression de la colère de sa reine, se permit un sourire sarcastique.
— Celui que tu aimes ? Qui c’est, celui-là ? Tout ce que je vois dans ce palais, ce sont des esclaves, qu’ils soient humains, orc ou ædhil.
Sneaśda rugit, puis elle se jeta sur lui, toutes griffes dehors. Śimrod lui saisit les poignets et l’attira à lui. Elle se débattit en grognant, mais lorsqu’il posa ses dents sur sa gorge, elle se figea instantanément.
— C’est ça que tu veux ?
Sneaśda répondit par un gémissement. Śimrod la laissa frotter sa croupe contre lui, sentant son désir revenir. Esclave, voilà ce qu’il était. Esclave des lois absurdes du Peuple autant que de ses propres désirs déviants.
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