8. Evaïa : la nouvelle attribution
CORRIGÉ
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— Viendra un jour, où les hommes n’auront plus besoin du Peuple. Un jour où nos rois ne seront plus désignés par eux. Un jour où nous serons libres de choisir notre destin, affranchis des Dieux. Ce jour, il nous appartient de le précipiter, Eivör…
Les paroles d’Ælfbeorth résonnaient encore dans la mémoire d’Evaïa, claires comme de l’eau de roche. Plus distinctes encore que la voix de sa propre mère, ou de celle de la vieille femme qui s’était chargée d’elle après sa mort. Ce rêve, Evaïa le refaisait toutes les nuits, dès qu’elle fermait les yeux. Pourtant, lorsqu’elle les ouvrit ce matin-là, elles lui parurent lointaines, comme un souvenir tiré du néant d’où elle s’extirpait.
Une pénombre aquatique baignait le plafond. Elle ne reconnaissait pas les lieux. La lumière glacée qui flottait dans ce royaume de verre n’avait pas prise ici. Elle se trouvait dans ce qui ressemblait à une sorte de cave, plus ou moins aménagée. Au fond, une alcôve en ogive s’ouvrait sur une enfilade de portes de glace, qui se reflétaient à l’infini les unes derrière les autres. Elle était donc revenue dans le palais des glaces.
En tournant la tête – ce qu’elle fit au prix d’une vive douleur – elle y aperçut une cathèdre ouvragée, immense, dont les délicats entrelacs formaient comme des racines d’arbre, à la manière tant prisée par les Seigneurs. Des fourrures étaient jetées dessus pêle-mêle, ce qui fit réaliser à Evaïa qu’elle se trouvait elle-même enveloppée dans l’une d’elles. Pour la première fois depuis sa venue dans cet endroit, elle avait chaud.
Evaïa releva les yeux vers le plafond voûté, passant machinalement ses doigts dans l’épaisse fourrure qui l’enveloppait. C’était la plus douce qu’elle n’avait jamais touchée. Une fourrure chaude et légère, pourtant dense et accueillante. Elle portait un léger parfum très agréable, qui évoquait à la fois le frais et ces senteurs d’Orient que les marchands ramenaient parfois dans leurs Knorr. Elle était d’une blancheur éclatante. De l’hermine ?
Et soudain, une ombre immense obstrua l’alcôve. C’était lui ! Śimrod. Vite, elle ferma les yeux.
Les Seigneurs se déplaçaient sans bruit, ayant la terrible faculté de surgir au moment où on s’y attendait le moins. Celui-là, en dépit de son ascendance orcine, ne dérogeait pas à la règle. Evaïa pouvait sentir sa présence. Il était tout près, et il la regardait. Ses triples yeux rouges – elle n’avait rien vu de plus terrifiant que cela – étaient sans aucun doute fixés sur elle, dardant sur elle l’impitoyable faisceau de leur regard. Au moins, son apparence ne trompait pas. Ce sidhe était un tueur, une brute sanguinaire. C’était d’ailleurs sa seule attribution dans le monde des Seigneurs. Tuer, et…
Un étau glacé vint lui enserrer le cou. Evaïa ouvrit les yeux, submergée par la panique. Mais le sidhe n’avait rien remarqué. Il la palpait sans vergogne, passant ses longs doigts aux griffes coupantes sur sa peau lésée, tapotant doucement ses cicatrices de la pulpe de ses doigts. Ce n’était pas désagréable.
Evaïa en profita pour mieux le regarder. Jusqu’ici, il lui faisait si peur qu’elle n’avait jamais osé le regarder franchement. Elle éprouvait néanmoins une sorte de fascination pour ce monstre terrifiant, qui pourfendait tout ennemi avec une facilité déconcertante et obéissait aux ordres mieux qu’un esclave. Il était différent des autres, et pas seulement parce qu’il était l’As Sidhe, la réincarnation du Père de la Guerre. Il y avait autre chose.
Du coin de l’œil, Evaïa détailla son visage. Sa peau était si noire qu’elle en devenait presque argentée, iridescente, mais faite de cette matière irréelle qui évoquait la neige poudreuse sous le soleil. Son visage, comme celui des autres, avait une beauté de statue. Le Créateur avait conçu les Seigneurs comme un modèle de perfection, un exemple à suivre pour les Hommes. Mais ils s’étaient avérés mauvais, et ils s’étaient révoltés, usurpant Son autorité et se faisant vénérer à Sa place. Du moins, c’était ce qu’Ælfbeorth prêchait.
En l’observant mieux, Evaïa se rendit compte que Śimrod était plus qu’une statue vivante. Ci et là, elle put discerner d’infimes cicatrices sur sa peau bleutée. Ses oreilles longues et pointues comme des feuilles bougeaient légèrement, de temps en temps. Cette caractéristique animale consistait, selon les prêtres, l’une des preuves de la corruption des Seigneurs : ils les avaient acquises, avec d’autres appendices honteux, à la suite de leur rébellion contre le Créateur. Evaïa avait toujours trouvé ces signes de bestialité dégoûtants, et pourtant, elle ne pouvait détacher ses yeux des oreilles de Śimrod, qui pointaient entre deux épaisses tresses de chevelure blanche. Et il avait la peau noire, comme elle.
Une main ferme lui redressa le visage, la mettant pile face à face à son possesseur. En se retrouvant plongée dans le regard de feu de Śimrod, Evaïa ouvrit grand les yeux de surprise.
— Tu as peur de moi, maintenant ? grogna ce dernier.
Sa voix était basse et profonde, évoquant la puissance des éléments primordiaux. Mais elle était mélodieuse, comme celle de tous ses pairs, qui savaient en user pour fasciner et tromper les humains.
— Je me sens surtout ridicule.
— Ridicule ?
Evaïa soupira.
— J’ai imaginé tant de fois être saillie par vous... et voilà que lorsqu’on m’annonce que ça va être le cas, je m’enfuis, pour être secourue par la menace même que je fuyais.
Śimrod se redressa. Son visage de statue avait perdu son air impassible : il avait presque l’air choqué.
— Saillie par moi ? Mais pourquoi ferais-je une chose pareille ?
— Pour donner du lait à la portée de votre dame, asséna Evaïa en le regardant dans les yeux.
— Comment ? Mais qui t’as mis une telle idée dans la tête ?
— Les sluaghs.
— Il ne faut pas écouter tout ce que ces gobelins racontent, gronda Śimrod.
Evaïa garda un silence prudent. Que répondre ? Elle ne pouvait pas non plus lui avouer qu’elle était dépendante de son luith.
— Tes blessures ont bien cicatrisé, continua-t-il. Tu vas pouvoir reprendre tes attributions.
— Mes attributions ?
Evaïa ne reconnut pas sa propre voix. Elle était rauque, cassée.
Ses paroles croassantes éveillèrent l’attention de Śimrod, qui palpa sa gorge en murmurant des imprécations inaudibles. Ce n’était pas la Haute Langue des Seigneurs : sûrement quelque sabir d’ogre, une langue frappée de tabou qui suscitait la crainte et le dégoût parmi les prêtres du culte des Maîtres. Il l’examina ainsi un moment – Evaïa sentit sa gorge se réchauffer sous son toucher – puis il se redressa en croisant les bras, qu’il avait fort épais.
— Ton travail, répondit-il. Ce que tu faisais ici au palais, quoi que ça puisse être.
Evaïa baissa la tête. Son travail, c’était d’être le souffre-douleur de la reine des Glaces.
— Je n’ai pas de travail.
— On en a tous un. Même moi, répliqua Śimrod.
Evaïa lui jeta un regard en coin, sentant la colère se rallumer dans son cœur.
— Tuer ? C’est ça votre travail ?
— Entre autres.
Il avait répondu sans une once d’ironie. Mais de toute façon, les Seigneurs ne comprenaient pas les bons mots.
— Vous avez donc une autre fonction que celle de commettre le péché capital ?
— Il faut bien que quelqu’un se charge du sale boulot. Ce que tu appelles péché, moi, j’appelle ça « cycle de la vie ». Tuer ou être tué. Un jour, un sidhe plus puissant me remplacera. C’est comme ça.
Evaïa leva un sourcil dubitatif. Un sidhe plus fort… elle doutait que cela existe. Comme tous les aslith, elle entendait un peu la langue gobeline, et tous les sluaghs au service de la reine s’accordaient à dire que Śimrod était une exception parmi les aios. Ce n’était pas une réincarnation du Dieu de la Guerre : c’était le Dieu de la Guerre lui-même, descendu sur Midgard pour faire le ménage, comme les deux archanges pour détruire Sodome, Gomorrhe, Adama et Seboïm.
— Et votre autre attribution ? s’enquit Evaïa sans se démonter.
Śimrod la regarda en silence. Pendant un instant, Evaïa eut peur d’être allée trop loin.
— Faire une portée à la reine, lâcha-t-il finalement. C’est mon autre attribution.
Evaïa s’abstint de tout commentaire. Une portée… comme un couple de chiens. Mais c’était le vocabulaire adéquat. Après tout, pour les punir de leur orgueil, Dieu avait condamné les Seigneurs à régresser au stade animal.
— La reine mettra bas bientôt, continua Śimrod sans qu’Evaïa ne lui demande rien, en s’affairant sur sa couverture. Il faudra sans doute que tu t’occupes des petits. Que tu leur donnes ton lait.
La jeune fille tressaillit. Contrairement à ce qu’il lui soutenait, elle savait ce que ça voulait dire. Devoir écarter quotidiennement les cuisses devant ce Śimrod, à l’appétit forcément gargantuesque, puis porter ses petits, qui seraient réduits en esclave à peine nés...
Evaïa décida qu’elle ne subirait jamais ça. Plutôt mourir !
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