10. Śimrod : le marché à la chair

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CORRIGÉ

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Le Marché à la Chair. De tous les Vingt-et-un Royaumes majeurs et les innombrables cours mineures, c’était sur cette place de marché itinérante, apparaissant et disparaissant au gré des besoins, que l’on trouvait les meilleures denrées, les morceaux les plus juteux, les fruits les plus dorés et les esclaves les plus rares. Śimrod passa devant une cage d’argent, contenant une tripotée de petits humains, bien trop jeunes pour faire l’affaire. Un jeune sluagh louvoyait entre les badauds avec un plateau de cerdyf rouges comme le sang : Śimrod l’arrêta.

— Je cherche une nourrice humaine. Est-ce que tu connais un bon vendeur d’aslith ?

Le gobelin plissa ses yeux malicieux.

— Pour sûr, seigneur...il y a une vente aux enchères en cours au marché couvert. On y propose un lot d’adannath de très bonne qualité, tous juste arrivé. Voulez-vous un fruit ? Ils sont doux et sucrés.

Śimrod avisa les cerdyf qu’on lui montrait, un peu trop brillants pour être honnêtes.

— Encore des fruits trempés dans la liqueur d’oubli, c’est ça ? Et si j’en mange un, ce sera pour me réveiller dans une cage à mon tour, vendu comme les autres au marché couvert !

Le sluagh se fendit d’un sourire innocent.

— Les affaires sont les affaires !

Śimrod lui lança une pièce, que le rusé marchand rattrapa au vol.

— Le prix de ton renseignement. Si je te recroise, c’est un mauvais coup que tu obtiendras !

Le jeune gobelin se fendit d’une courbette, puis il disparut dans la foule. Plus loin, Śimrod le repéra en train de tendre ses fruits empoisonnés à deux voyageurs encapuchonnés, un peu trop naïfs pour leur bien. Il haussa les épaules et continua sa route vers l’arche de pierre sculptée qui marquait l’entrée du marché couvert. Si le gobelin avait dit vrai, il lui fallait se hâter : en général, les bonnes nourrices partaient vite.

Le gobelin avait menti, évidemment. Les aslith qui se succédaient étaient tous de mauvaise qualité, trop âgés même pour fournir de la bonne viande. Les moins abimés furent acquis par des acheteurs sans le sou, mais la plupart restèrent sur le carreau. Śimrod s’apprêtait à tourner les talons lorsque le crieur annonça un « bien exceptionnel » : une femelle adannath pleine.

— Deux ou plus pour le prix d’une ! gouailla-t-il de sa voix pointue.

Śimrod se rapprocha. Un commis venait de mener sur l’estrade une femme enceinte qu’il trainait comme les humains trainent leur bétail, au bout d’un morceau de vieille corde.

— Montre-moi cette aslith, ordonna-t-il après avoir poussé les badauds désargentés.

Le marchand reporta immédiatement son attention sur ce client de haute taille, qui semblait bien plus riche que les autres.

— Très bon choix, messire !

Puis il se tourna vers son commis et le houspilla dans la déplaisante langue gobeline. Ce dernier se hâta d’amener l’esclave devant Śimrod.

— Bonnes dents, pour une paysanne capturée dans les champs, argumenta le sluagh en ouvrant la bouche de la malheureuse. Elle est en très bonne santé et vivra encore quelques cycles, pour votre plus grande satisfaction ! Regardez son ventre : nul doute qu’elle donnera naissance à de gros bébés humains bien gras, prêts à être consommés immédiatement.

Śimrod pencha la tête sur le côté, dubitatif. L’humaine gardait la sienne dans l’ombre de sa chevelure, qu’elle avait terne et fort grasse.

— Qu’est-il de sa poitrine ? Donne-t-elle du bon lait ? demanda Śimrod en ayant une image fugitive des petits seins ronds de l’aslith Evaïa.

Une lueur cupide et lubrique s’alluma dans les petits jaunes de son interlocuteur : le sluagh se méprenait sur ses intentions.

— Vous avez bien raison seigneur : il n’y a rien de meilleur qu’une humaine, pour le plaisir ! Regardez-moi ces mamelles… et cette niche chaude et poilue ! Vous y trouverez votre compte, je vous le garantis. Satisfait ou remboursé !

Śimrod plissa le nez. Ce que racontait ce vil marchand le dégoûtait, mais il allumait en lui une étincelle de curiosité mal placée. Les adannath… s’il incluait dans le tas cette perædhelleth aux reins souples qui avait perdu la vie par sa faute, il n’y avait eu droit qu’une fois. Pourtant, il s’en souvenait encore. Ces créatures plus fragiles qu’un papillon ne l’avaient jamais vraiment intéressé, jusqu’à ce qu’il découvre la bouche chaude et habile de l’esclave qui les préparait à Æriban et la fente si étroite de la jeune femelle qu’on lui avait donnée comme prix de sa victoire au barsaman. Aucune elleth – et, il devait le reconnaître – aucun ellon ne se soumettait avec une telle abnégation. Était-ce la certitude de leur fin, leur vie si courte qui leur donnait un tel abandon aux choses de l’amour ? Ce sentiment de fragilité rendait leur étreinte particulièrement poignante. Il fallait bien reconnaître que ces humains avaient quelque chose d’unique, qui l’irritait et l’attirait tout à la fois.

— Je ne veux pas une esclave de plaisir, déclara-t-il abruptement. C’est une nourrice que je cherche.

Le sluagh comprit soudain à qui il avait à faire : un garde orcanide mandaté par une dame de la haute société. Son visage se détendit, et son langage perdit un degré de politesse.

— Oh ! Alors, c’est vraiment cette aslith qu’il vous faut. Son lait sera excellent. Tâtez-les ! Allez-y !

Śimrod hésita, puis il tendit la main. La femme n’essaya même pas de reculer. La texture de cette chair à la fois dense et molle le surprit : est-ce que toutes les femelles humaines étaient ainsi, voyant leurs seins gonfler comme des outres lorsqu’elles portaient la vie ? Fugitivement, Śimrod pensa à celle qu’il avait sauvée dans la neige. Il retira vite sa main.

— C’est bon, ça fera l’affaire. Je la prends.

Le sluagh en demandait un prix exorbitant. Mais ce n’était pas son argent, et Śimrod paya. Le commis lui remis la laisse, et Śimrod quitta le marché en trainant sa nouvelle acquisition derrière lui, songeant qu’il devait à son tour ressembler à l’un de ces meneurs de bétail que l’on voyait parfois sur Ælba, courbé sous le crachin et le poids de leur existence éphémère.

*

Pour se rendre de Tyraslyn à la Cour d’Hiver, il fallait passer un certain nombre de portails, dont certains – Śimrod l’avait constaté – n’étaient plus utilisables. Les humains, en se convertissant à la secte de l’Unique, les brisaient. C’était même pour cela qu’Ardaxe l’avait mandaté en premier lieu.

Śimrod décida donc d’appeler son cair, sa nef de guerre. Sans le dire à Sneaśda, il l’avait sortie du port où il le stationnait, pour le mettre en attente dans les environs de la capitale, dissimulé par la brume alpine. Et, à la sortie de Tyraslyn, il s’engagea résolument vers les sommets enneigés qui couronnaient la ville au nord, tirant l’esclave derrière lui.

L’humaine peina un peu à l’ascension. Śimrod dut s’arrêter de nombreuses fois.

— Presse-toi un peu, lui lança-t-il. Il faut partir avant que la brume se dissipe.

Visiblement, cette esclave ne parlait pas sa langue. Śimrod tenta le khari et l’urdabani, sans plus de succès. Il avait beau tirer sur la corde, la femme n’avançait pas plus vite. Elle butait sur la moindre pierre et progressait de plus en plus lentement, à mesure que la pente se raidissait, et que les prairies fleuries laissaient place à de la roche coupante et escarpée.

— Bon… puisque tu m’y obliges, gronda-t-il en tirant son fouet des replis de son shynawil.

L’objet aux lanières crantées lui avait été remis par le marchand lui-même. Le cuir était rougi, imbibé de sang : en le voyant, la femme courba le dos. Pensivement, Śimrod avisa son gros ventre et ses frêles épaules.

— Une carne, grogna-t-il en rangeant son fouet. On m’a refilé une carne.

Finalement, à bout de patience, il la souleva dans les bras. Comme tous les humains, elle ne pesait rien. Il continua sa progression, s’enfonçant dans la brume qui descendait sur les montagnes. Ici, le dwol posé sur la ville de la Haute Reine n’avait plus court : la nuit succédait au jour, selon le cycle moyen-solaire qui avait lieu sur cette partie d’Ælda.

Arrivé à un endroit relativement plat, Śimrod reposa l’humaine. Puis il sortit sa pierre de guidage, qu’il passa à son doigt. Le caillou, un quartz vert finement ciselé, renvoya le soleil couchant en un rayon qui perça la brume. Et les premiers grincements de la nef se firent entendre.

Lorsque Melaryon émergea des nuages, immense et fantastique dragon de métal encore fumant de sa rentrée dans l’orbe d’Ælba, l’esclave tomba à genoux, tremblante de peur. Śimrod, qui escomptait une réaction plus enthousiaste, lui jeta un coup d’œil agacé.

— Jamais vu de cair ? Celui-là est le mien, le Melaryon. On aura besoin de lui pour rallier Hiver sans passer par les portails. Melaryon, ouvre la porte !

Semblant venir de nulle part, un pont d’accès se déplia en flottant, conduisant sur une mystérieuse porte en ogive qui ouvrait sur le vide. À la vue de la passerelle qui s’enfonçait dans les noires entrailles, comme le pont-levis d’un château diabolique, l’humaine se recroquevilla.

— Je t’assure que cette façon de voyager est bien plus confortable ! grinça Śimrod, vexé. Allez. Monte.

L’humaine resta immobile, enracinée dans le sol comme un arbre.

La voix moqueuse du cair résonna dans la brume, comme celle d’un dieu omniprésent.

— Elle ne veut pas monter, Śimrod. Attache-là à ma proue, comme le faisaient les seigneurs de la guerre des temps anciens !

— On ne devrait pas en arriver là, répondit Śimrod dans un grognement. Sneaśda la veut vivante !

— Alors, trouve un moyen de la convaincre. Mais vite. Le ciel se dégage déjà.

Se fustigeant intérieurement pour son manque d’autorité, tant sur Melaryon que sur cette maudite aslith, Śimrod ressortit le fouet. Sa seule vue fit avancer l’esclave, réaction qui suscita chez lui un reniflement de mépris. Il la poussa du manche, et elle courut sur le pont comme si elle avait le diable aux fesses.

Śimrod baissa les yeux vers l’objet.

— Il y a différentes façons de s’en servir, finalement, décida-t-il en le rangeant dans son shynawil.


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