Śimrod : jouet du destin I
Amarië était montée sur le cair de Śimrod comme une captive de guerre : désormais, c’était lui qui la servait. Les rôles s’étaient inversés aussi naturellement que l’on retourne un gant. La belle Niśven prétendait ne plus vouloir de Śimrod, mais, assez souvent, elle venait le retrouver dans son khangg. Le reste du temps, elle dormait dans le temple de Neaheicnë, la salle des armes dans lequel elle s’était installée comme un jeune sidhe en attente d’une révélation.
— Je veux que mon petit s’imprègne des fluides de ce lieu, disait-elle en laissant errer son regard noir-rouge sur les trophées qui y étaient entassés. Je veux que ce lieu le reconnaisse, et l’accepte en son sein.
Les femelles, d’habitude, évitaient soigneusement les temples des aios consacrés, lieu réservé à ceux qui portaient un numéro. Neaheicnë était un dieu qui ne s’était jamais plié à la loi des ellith, et sur les dalles de son temple, elles ne pouvaient entrer que comme victimes offertes à un sacrifice commémorant le viol brutal de la jeune Nineath. En temps normal, d’ailleurs, Śimrod aurait refusé à quiconque l’entrée de sa salle des armes. C’était le lieu où il s’entrainait, où il méditait. Et, surtout, ce lieu communiquait avec le grand temple d’Æriban, ce qui permettait à l’as sidhe d’être à la fois ici et ailleurs, tout en étant toujours présent sur le monde qu’il gardait.
Mais Amarië était différente des autres ellith. Pas seulement à cause du plaisir qu’elle prenait à être malmenée ou forcée – Śimrod s’était rapidement rendu compte qu’elle ne pouvait tirer sa satisfaction que de cette façon – ou de ses capacités de combattante inégalées. Elle avait quelque chose de mâle en elle, en dépit de ses formes qui auraient fait pâlir de jalousie bien d’une elleth. Et elle bouillonnait d’un feu intérieur qui couvait dans ses veines comme la lave des plus terribles montagnes de flammes d’Æriban. Hormis Amarael, ce demi-sang à moitié fou qu’il avait combattu, Śimrod n’avait jamais rencontré de Niśven. Il comprenait à présent pourquoi, en dépit de leur éloignement et de leurs exactions, cette famille restait aussi crainte, aussi respectée. Ils étaient les premiers à s’être rebellés, à ce que les mythes chantaient. Avant eux, les ædhil n’étaient qu’une nation d’esclaves, une parmi tant d’autres. De la chair à boucherie envoyée pour combattre dans toutes les guerres de l’univers et à qui on refusait le droit de parler, de se reproduire et même de se vêtir. Leur liberté, leur hégémonie sur les mondes conquis et la grandeur de leur civilisation, ils la devaient à la légion Niśven et à celui – ou celle – qui la dirigeait, la lumière de la nuit. En plongeant dans les yeux sans fond d’Amarië, Śimrod retrouvait cette rage, cette révolte qui l’animait aussi. S’il y en avait une qui pouvait résister au dieu de la guerre, c’était elle. Alors il la laissait dormir dans son temple.
*
Le voyage vers les terres froides de Sneaśda fut long et fastidieux : pour rattraper l’Hiver, il fallait passer de nombreux portails, traverser maintes cours. Śimrod se rappelait d’une époque où il ce périple n’était, au mieux, qu’une petite promenade sur l’Autremer. Cependant, les choses avaient changé. Sur les mondes conquis, les portails disparaissaient, un à un. Et ceux qui restaient s’amenuisaient. Ce problème commençait à préoccuper Tintannya, à ce que les rumeurs du monde rapportaient. Mais il était trop tard pour la reine aveugle et isolée dans le faste de son palais, qui ignorait tout de ce monde qui changeait si vite. Les humains… contrairement à eux qui avaient l’éternité, les adannath ne passaient qu’un bref instant dans leur monde avant de changer totalement de réalité. Aussi, les changements qu’ils apportaient étaient rapides et destructeurs. Et les portails majeurs détruits, oubliés ou tombants en ruine faute d’entretien par ces mêmes humains – qu’ils avaient la mémoire courte ! –, les voyages entre les fiefs se compliquaient. Lors de sa longue errance, Śimrod avait constaté que les royaumes s’éloignaient les uns des autres, chacun dérivant de plus en plus vers l’immensité du Vide. Les plus périphériques devenaient difficiles à atteindre. C’était le cas d’Hiver, évidemment.
Ce temps qui s’écoulait comme une rivière indolente sur laquelle ils voguaient sans rames ni boussole rendait Śimrod nerveux. La période des fièvres allait revenir, et il ne voulait pas la subir avec une femelle enceinte à son bord. Lorsqu’il s’en ouvrit à Melaryon, ce dernier lui conseilla de s’arrêter dans quelque comptoir pour acheter une ou deux esclaves.
— Je sais bien que tu n’aimes pas cette solution, argumenta le wyrm. Mais la situation deviendra bientôt intenable pour toi.
— Je suis parfaitement capable de me retenir pendant les fièvres, bougonna Śimrod en réponse. C’est elle, le problème.
Elle. Elle dont l’odeur femelle flottait dans tout le navire, elle qui paradait avec ses seins gonflés de lait, plus belle que jamais. La grossesse avait remplumé le visage de lame d’Amarië, lui donnant des courbes charnues qui étaient loin de laisser Śimrod indifférent. Mais elle ne voulait plus s’ébattre avec lui. La portée avait été conçue, et c’était uniquement pour elle qu’Amarië avait accepté Śimrod. S’il la forçait, telle qu’il la connaissait, elle risquait de sauter dans le Vide, non sans l’avoir méchamment mutilé auparavant.
— Amarië n’est pas un problème, grinça Melaryon. C’est toi, le problème, Śimrod, avec tes idées datant d’un autre âge.
Śimrod haussa un sourcil.
— Un autre âge ?
— J’ai des dizaines de millénaires d’existence derrière moi : à l’époque où j’arpentais les nuées, les tiens vivaient encore dans la forêt, comme une troupe de hennil abandonnés par leurs parents. Trop contents de pouvoir jouir à leur guise, les mâles se servaient sur les femelles à tout moment, qu’elles disent oui ou non. Pour moi, une elleth qui se refuse à son mâle, et un mâle qui respecte ce refus, c’est une idée d’un autre âge, Śimrod.
Ce dernier caressa sa joue pensivement. Il portait encore la cicatrice imprimée par les griffes d’Amarië. Quelle femelle, tout de même…
— D’accord. Accoste au premier port que tu trouveras. J’irai à terre à ce moment-là.
— Cela ne durera qu’un temps. Une fois de retour en Hiver, tu reprendras de rôle de consort de Sneaśda. Tu n’auras plus besoin de cette esclave.
— J’espère bien, grogna Śimrod.
Il se garda de le dire, mais il n’avait aucune intention de s’attarder chez la reine d’Hiver. Sitôt Amarië débarquée, il comptait repartir. Il ignorait, une fois de plus, que les dieux se jouaient de lui.
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