Śimrod : l’aiguillon de la fierté
Aussitôt après avoir mis Evaïa en sécurité, Śimrod déboula dans le palais des Glaces, jusqu’aux appartements de la reine, où il n’était plus admis. Les aios tentèrent de s’interposer : il les envoya tous au tapis.
Sneaśda était là, debout. Amarië n’était pas avec elle.
— Comment as-tu osé ! hurla-t-il à l’adresse de son ancienne amante.
La reine lui fit face. Elle ne cilla pas quand Śimrod se jeta sur elle. Qu’aurait-elle pu faire contre un sidhe enragé ? Hors de lui, ce dernier la poussa au sol, posa ses mains autour de son cou. Il était déterminé à la tuer, une bonne fois pour toutes. Pour la suite, il n’avait pas de plan, si ce n’est repartir dans l’Autremer avec son navire et ne plus jamais s’approcher d’un royaume ædhel.
C’est la vue de la petite Daemana qui le fit renoncer. La gamine s’était plantée juste à côté, et elle regardait son père assassiner sa mère en suçant son pouce. Śimrod, qui l’aperçut du coin de l’œil, finit par relâcher son emprise sur Sneaśda.
— Ne t’approche plus de mon cair, grinça-t-il en reculant. Plus jamais. La prochaine fois, ce sera la bonne !
Sneaśda se releva seule, ramassant les vestiges de sa dignité et se drapant dans sa chevelure de neige aux tresses arrachées. Des griffures marquaient sa peau pâle, et sur son cou délicat se devinait la trace de deux mains noires, comme des traces de suie ou de honte. Śimrod avait sciemment refusé de la mordre. Pour ce qu’elle voyait dans son miroir tous les jours, Sneaśda savait qu’il ne réservait cette marque d’élection qu’à l’humaine, désormais.
— Très bien, murmura la reine blanche de sa voix flûtée. Garde ta putain. Mais tu ne retourneras plus dans mon lit. Plus jamais.
Śimrod répondit par un grognement. Il aurait voulu en dire plus, mais son attention n’était plus dirigée sur Sneaśda. Il pouvait sentir dans son dos la présence menaçante des aios qui grondaient doucement, la chevelure et les oreilles hérissées. Il y avait parmi eux un jeune sidhe vierge, dont le panache s’était transformé en boule d’épines rouges. Pour un mâle de cet âge, voir une femelle outragée était insupportable : ignorant les mises en garde silencieuses de ses pairs, il se dégagea de leurs rangs et se rua sur Śimrod.
Ce dernier l’avait senti venir. Se retournant d’une seule détente, il lui asséna un coup qui lui arracha la queue tout net.
— Tu n’es plus vierge, grinça Śimrod au mâle interdit, figé par le choc. La prochaine fois que tu m’attaqueras, j’aurai donc le droit de te tuer.
Une petite main sombre vint chercher celle de Śimrod. C’était Daemana. Ce contact calma Śimrod, ou plutôt, le força à se calmer.
— Tu n’as pas le droit de tuer les autres mâles ? s’enquit-elle.
— Pas tant qu’ils ont encore leur queue de fourrure, non, lui répondit-il.
— Il ne faudra pas enlever celle de mon petit frère, alors, miaula-t-elle.
Śimrod fronça les sourcils.
— Ton petit frère ? Quel petit frère ?
— Le petit tout noir à la fourrure argentée. Il est né tout à l’heure, juste avant que tu arrives.
Alors, Śimrod réalisa qu’Amarië n’était pas là. Ordinairement, elle ne quittait pas Sneaśda, et elle l’aurait probablement défendue contre son attaque. Mais elle venait de mettre bas.
Śimrod se tourna vers Sneaśda.
— Amarië vient d’avoir son petit ?
La reine des neiges lui jeta un regard vipérin.
— Si tu m’avais laissé parler, avant de me sauter dessus…, répliqua-t-elle en se massant la gorge.
— Et le reste de la portée ? Des reines ?
— Il n’y en a qu’un seul, un mâle. Il semblerait que ces petits soient aussi combattifs que leur père, Śimrod. Ils dévorent tous les autres.
Śimrod ignora la pique. Il ne se sentait pas concerné.
— Pas de reines, donc. Qu’allez-vous faire de ce mâle ?
— Amarië veut l’offrir au dieu de la destruction dès qu’il sera sevré. Elle a déjà prévenu un gardien du temple, qui viendra le chercher dès la prochaine lune.
Śimrod se mordit l’intérieur de la joue. Déjà né et déjà mort, donc. Il se demanda si cela valait la peine.
— J’ai le droit de le voir ?
— Oui. Mana va te conduire.
Ayant dit cela, Sneaśda se retira sans un mot : elle ne vint pas avec eux.
*
Amarië avait été prise des affres de la parturition alors qu’elle était en forêt, à dos de carcadann. Elle s’était réfugiée dans une grotte et avait mis bas là, dans le froid et la neige. Puis elle était revenue au palais avec son enfant. C’était bien une naissance digne d’elle : le gamin avait été délivré avec nonchalance, sans égards particuliers. Sitôt après avoir mangé le placenta – elle avait tout gardé pour elle, en bonne Niśven – elle avait fourré son rejeton dans sa besace de chasse et était remontée sur sa monture, la matrice encore douloureuse et sanguinolente.
— Ton petit est comme ton pilon, Śimrod, grinça-t-elle en le voyant arriver. Il est sans pitié, et déchire les chairs.
Śimrod choisit encore une fois de ne pas relever l’insulte. Il aurait aimé pouvoir ignorer le môme aussi, mais Daemana le pressait de regarder dans le panier qui trônait sur le lit d’Amarië. Cette dernière, elle, était debout, toujours vêtue de sa tenue de chasse. Amarië refusait les atours des ellith, et elle s’habillait comme un ellon, avec des tuniques à haut col, des chausses et des bottes.
— C’est toi qui a fabriqué le panier ? lui demanda Śimrod, ne pouvant imaginer la gladiatrice tresser patiemment l’objet en attendant la naissance comme une femelle bien soumise à son rôle de mère.
Ce n’était évidemment pas le cas.
— Neas me l’a prêté. C’était le sien, celui de Daemana.
— Oui. C’était le mien, confirma la petite en s’avançant vers le lit. J’ai consenti à le prêter à mon petit frère. Tu veux le voir ?
Śimrod s’approcha prudemment. Il ne voulait pas le montrer, mais, malgré lui, il était curieux de voir à quoi ce petit mâle bientôt mort ressemblait.
— Ce n’est pas ton petit frère, maugréa-t-il tout de même pour la forme. Juste un sacrifice à Neaheicnë. Il paraît que tu veux l’envoyer à Æriban ?
Amarië fit rouler ses yeux noirs au ciel.
— Exact. Mais en attendant, il lui faut une nourrice. Tu as toujours cette esclave mortelle que tu sautes allégrement ? Elle doit avoir le ventre plein à en exploser, à l’heure qu’il est. Si c’est le cas, garde les demi-sang jusqu’à ce que mon petit soit sevré.
— Je lui ai rendu sa liberté. Elle n’est plus esclave de plaisir désormais.
— Tu m’en diras tant ! Ne compte pas sur moi pour te traire, Śimrod. C’est fini, tout ça.
Śimrod ne put empêcher un grondement guttural de franchir ses lèvres. Amarië était vraiment impossible.
— Ne gronde pas, tu lui fais peur ! le tança Daemana en faisant mine de refermer le panier.
Śimrod la rassura d’une pression sur sa petite main.
— C’est bon. Tu peux ouvrir.
La petite hënnelith ouvrit le panier, en faisant montre d’un cérémonial poussé. Puis, avec des précautions infinies, elle sortit ce qu’il contenait.
— Attention. Ne le fais pas tomber, intervint Śimrod en plaçant ses mains sous la boule noire et blanche.
— Il est trop mignon ! Je t’en prie, laisse-moi le porter !
— Non. Par contre, tu peux le caresser, proposa Śimrod en plaçant le hënnel contre sa poitrine.
Le petit dormait. Sa peau d’un noir bleuté contrastait avec la fourrure blanche qui courait de sa tête à sa queue. Cette dernière était déjà fournie, et couverte de réguliers anneaux noirs. Śimrod la lissa dans sa main, appréciateur.
— Il aura un beau panache. J’en avais un très beau, moi aussi, adolescent. Mais il n’avait pas ces anneaux noirs.
Les bras croisés, adossée contre un pilier, Amarië les regardait manipuler son fils.
— Ce panache, ce sera pour Daemana. Hein, Mana ?
— Oh oui, oh oui ! s’écria la petite fille en battant des mains.
Śimrod se tourna vers elle.
— Tu ne sais pas comment il va devenir, objecta-t-il.
— Maman dit qu’il sera comme toi, précisa-t-elle. En encore plus beau.
— Ta mère en dit, des choses… de toute façon, il mourra à Æriban. Très peu de consacrés survivent jusqu’à l’âge adulte.
— Mais si on lui laisse son panache, il vivra, n’est-ce pas ?
— Peut-être, répondit Śimrod en croisant les bras. On verra.
Amarië intervint.
— Il vivra, je le garantis, promit-elle. Si on lui trouve une nourrice rapidement. Mes seins sont secs.
Śimrod jeta un regard oblique à son ancienne maîtresse.
— Ils étaient bien charnus avant ta grossesse, pourtant…
— Le gosse a tout dévoré. Il sera fort, celui-là. C’est pour ça que je l’envoie à Æriban.
Śimrod baissa les yeux sur le hënnel qui reposait contre lui, les yeux fermés. Il le trouvait plus petit que la moyenne, presque chétif. Un tueur d’Æriban, lui ? Sûrement pas.
Le gamin ouvrit la bouche, réclamant à manger. Ses yeux étaient encore collés, mais il criait famine, ce pauvre petit !
— Trouve-lui une nourrice, ordonna-t-il à la mère après avoir reposé le hënnel dans son panier. On ne devient pas sidhe en faisant la grève de la faim.
Amarië claqua un ordre sec à une servante dissimulée dans une voilure. Śimrod savait qu’une nouvelle malheureuse allait être sacrifiée, arrachée aux siens pour nourrir leur enfant. Mais c’était la loi de la vie.
— Je te l’enverrai, si tu veux, grinça Amarië. Tu la veux comment ? Plutôt rousse, blonde ? Bien rose et grasse, cela va de soi.
Śimrod lui jeta un regard sombre.
— Laisse cette fille tranquille, qu’elle se contente de nourrir ton petit. Je n’ai pas besoin de ce genre de choses.
— Neas t’a interdit l’accès à son lit, Śimrod. Elle parlait sérieusement, tu sais… tu es encore maître d’armes, mais c’est uniquement parce que tu as produit deux héritiers pour le clan. Pour le reste, il faudra te serrer la ceinture !
Cette fois, Śimrod se tourna vers elle, les yeux étincelants.
— Tu me prends vraiment pour une bête assoiffée de sexe, en rut permanent ?
— Je te prends pour un mâle en bon état de fonctionnement, tempéra Amarië en s’emparant d’une coupe de gwidth qui trainait sur une console. Ceux de ma famille sont en fin de race, drogués aux parfums et infusés au nectar… et pourtant, ils ne peuvent se passer de femelles. Dans ton cas, c’est une nécessité absolue.
— Je te prouverai que non, répliqua Śimrod. Je suis amplement capable de me maîtriser !
Amarië fit tourner sa coupe pensivement, puis elle en but une gorgée, qu’elle garda un moment en bouche avant de finir sur une grimace.
— Ah oui, j’oubliais cette aslith que tu as sauvée des griffes de l’hiver… et de mon oncle.
— Ton oncle ? grogna Śimrod, les sourcils froncés. Ce nixe dévoyé était ton oncle ?
— Ne fais pas semblant de ne pas le savoir. Bien sûr qu’Amahael est mon oncle. S’il n’avait pas perdu la tête, ce serait lui assis sur le trône de Dorśa, présentement.
Amarië vida sa coupe, puis elle la reposa.
— Mais qu’importe. Tu as cette fille pour te satisfaire, désormais. Et d’après ce que j’en ai vu, elle le fait mieux que quiconque !
— Je t’ai dit que je ne la toucherai plus, prévint Śimrod. Pas maintenant que je sais qui elle est.
En face de lui, Amarië esquissa un sourire malicieux.
— Oh ? Vraiment ?
— Vraiment.
— Je suis prête à prendre un pari, Śimrod… si tu craques, je te reprends dans mon lit. Momentanément. Sinon… tu ferais tout aussi bien de te faire castrer, comme ton ami Ardaxe !
— Garde ton prix. J’ai dit que je ne poserai plus ma main sur elle, et cela vaut aussi pour toi.
Amarië conserva son petit sourire moqueur. Il poursuivit Śimrod jusqu’à ce qu’il eut quitté le palais, comme un aiguillon piquant sa fierté.
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