Evaïa : le banquet des dieux
Śimrod marchait si vite qu’Evaïa fut obligée de courir derrière lui pour ne pas se perdre dans le dédale cyclopéen du navire. Il s’arrêta en son centre névralgique, dans une salle ronde ouverte et soutenue par des colonnes à laquelle conduisaient toutes les passerelles du cair. Śimrod la lui présenta comme « la salle des cartes ». Si elle était perdue, disait-il, il lui suffisait de revenir ici et de penser très fort à l’endroit où elle voulait se rendre en se plaçant sur le signe correspondant. Evaïa baissa les yeux sur ce qu’il lui désignait : au sol, en plein centre de la salle, un immense glyphe ressemblant à l’un de ses pentagrammes fustigés par les nouveaux prêtres étalait ses mystérieux entrelacs sur les dalles. Lorsque Śimrod se plaça sur l’un des étranges symboles, une constellation d’étoiles apparurent de nulle part. Evaïa avait été témoin de bien des merveilles, depuis qu’elle était passée de l’autre côté du Voile, mais cela ne l’empêcha pas de reculer.
Śimrod lui jeta un regard de côté.
— C’est l’endroit où nous nous trouvons actuellement. Chez nous, on l’appelle la Chevelure de Narda.
Fascinée, Evaïa s’approcha. D’abord timide, elle tendit la main. Lorsqu’elle les effleura, les étoiles coulèrent entre ses doigts comme une pluie de sable, avant de filer plus loin. Evaïa retira vite sa main.
— Tu ne risques rien, lui précisa Śimrod. Ça ne te brûlera pas. Ce n’est qu’une projection des pensées de Melaryon.
— Melaryon ? Vous en parlez depuis tout à l’heure. Est-ce votre intendant ?
Śimrod se hâta de secouer la tête.
— Melaryon est le dragon qui a donné son corps pour faire ce navire.
— Un dragon ?
— Un wyrm, pour être plus exact, coupa une voix caverneuse.
De nouveau, Evaïa recula, avant de regarder anxieusement autour d’elle. Il n’y avait rien. Et pourtant, la voix avait semblé venir des murs même.
— Qui… qui parle ?
— C’est lui, Melaryon, grogna Śimrod avec un geste agacé. Le wyrm qui a donné son corps pour faire ce cair.
— Son corps ?
— Nos navires sont faits du corps d’un wyrm mort. Arrivés au mitan de leur longue existence, ces bougres-là sont gros comme des montagnes. On passe un contrat avec eux de leur vivant pour récupérer leur carcasse après leur mort, et leur esprit reste habiter le navire. Si tu ne sais pas où tu es sur le cair, il suffit de t’adresser à lui. Il te répondra.
Evaïa resta silencieuse. Il y avait tant de merveilles inexplicables chez les Maîtres… mieux valait ne pas trop en demander.
Une chose, cependant, la taraudait.
— Excusez-moi de demander, mais comment un orc peut-il posséder un cair ? D’après ce que j’ai compris, ils sont tenus à l’écart de votre société.
— Les orcs aussi naviguent, précisa Śimrod avec une certaine hésitation dans la voix. Certains sont même des capitaines de guerre redoutés. C’était le cas de… mon père. Gulbaggor-le-noir.
Evaïa eut la décence de ne rien dire. Elle se contenta de hocher la tête, comme si elle comprenait, et comme si Śimrod lui avait dit quelque chose de banal, au détour d’une conversation.
Śimrod se montra d’ailleurs un peu plus nerveux, et il lui fit faire le tour de la salle au pas de course. Enfin, il se tourna vers elle.
— Veux-tu manger avec moi ?
C’était la première fois que Śimrod lui proposait une telle chose. D’habitude, elle mangeait seule, dans sa cage : jamais elle n’avait été invitée à partager le repas d’un maître. Cela lui parut si vertigineux qu’elle ne sut pas quoi répondre.
Śimrod se gratta la tête.
— Peut-être que notre nourriture te dégoûte… commença-t-il. Dans ce cas, oublie ce que j’ai dit.
Evaïa se hâta de secouer la tête.
— Non, non… c’est juste qu’on m’a toujours dit de ne jamais accepter quoi que ce soit de votre table. C’est ce qu’on dit chez nous… il paraît que gaver les humains de nourritures magiques, c’est votre technique pour nous endormir.
Śimrod retrouva le sourire.
— C’est sans doute vrai, aux tables royales du moins. Je ne suis qu’un humble sidhe, et à moitié orc qui plus est… il n’y aura pas de cerdyf enchantés ou autres « nourritures magiques » à ma table.
Evaïa fut de nouveau conduite dans les appartements de Śimrod. Là, une table immense avait été dressée, avec des victuailles abondantes et de la vaisselle brillant de mille feux comme celle du banquet des dieux en Asgard. Des fleurs des quatre saisons, des grappes de raisins juteux et de pommes dodues, et aussi de la viande rôtie aux épices, du pain, du saumon à la crème et du lait au miel et à la cannelle. Autour de ces agapes extraordinaires, des nuées de papillons voletaient, apportant d’autres fleurs ou de nouveaux fruits. Evaïa les avait déjà vues et en avait un peu peur : ce n’était pas des papillons ordinaires, mais de minuscules ælves aux yeux noirs et aux dents pointues, sans cheveux, qui poussaient parfois des cris à glacer le sang.
Śimrod l’invita à s’asseoir en face de lui et lui servit d’autorité dans une timbale d’argent pur un verre de ce nectar doré qu’elle n’avait jamais eu le droit de toucher, l’hydromel des immortels.
— Vous m’aviez dit que votre table était simple, lui rappela Evaïa pour tromper sa faim.
Elle ne pouvait pas manger tant qu’on ne le lui avait pas autorisé.
— Elle l’est. La plupart de ces denrées proviennent de chez toi : elles sont considérées comme frustes, chez nous.
Il fit un geste nonchalant dans sa direction :
— Tu peux manger, au fait.
Evaïa se servit prudemment, le plus lentement possible. Si elle s’était écoutée, elle se serait jetée sur la nourriture, et aurait tout dévoré jusqu’à en rouler par terre. Pour le moment, elle se contenta d’un morceau de raisin doré, qui craqua sous ses dents en répandant un nectar divin sur sa langue. Depuis combien de temps n’avait-elle pas eu sous la langue autre chose que la bouillie blanche et insipide dont on nourrissait les esclaves ?
Śimrod l’observa pendant un petit moment en buvant de l’hydromel. Puis, visiblement lassé de l’attraction, il se mit à manger à son tour. Evaïa évita de le regarder. Ses crocs immenses, la facilité avec laquelle il sectionnait un cuisseau de chevreuil entier, et son appétit d’ogre lui rappelait ce qu’il était : un monstre aux appétits voraces et incontrôlables.
Une fois sustenté, Śimrod demanda à Evaïa de commencer à lui apprendre la langue des humains du Nord. La jeune femme trouvait cette requête étrange, puisque les humains possédaient justement une caste de prêtres parlant parfaitement la langue des maîtres et habilités à parler avec eux. Il y avait également les perædhil, qui, souvent, parlaient les deux langues à la perfection.
— Parle-moi d’eux, coupa Śimrod abruptement en reposant le pilon de viande – un genre de volaille, vraisemblablement – qu’il était en train de ronger.
— Je ne connais qu’un perædhel, répondit Evaïa avec prudence. Ælfbeorth.
— Justement. C’est de lui que je veux que tu me parles.
Evaïa se concentra pour rassembler ses pensées, et surtout, dominer ses émotions. Le souvenir d’Ælfbeorth était comme une blessure dans sa mémoire, or, elle ne voulait pas que Śimrod le remarque.
— Ælfbeorth est le fils d’un jarl et d’une dame ælfe, commença-t-elle. Son père était un chef prestigieux qui, pour accroitre son pouvoir, passa un pacte avec une Dame rencontrée un matin brumeux, alors qu’elle se baignait au lac. Il lui fit l’amour pour bénéficier d’une invincibilité ponctuelle pour un duel avec un autre chef. Quelques mois plus tard, la Dame se présenta chez lui et lui déposa un enfant, qu’elle avait eue de lui. On savait qu’il était à moitié ælf, car il était remarquable pour sa beauté surnaturelle, sa chevelure d’un blond presque blanc et sa maturité extraordinaire. Mais le jarl était déjà marié, à la fille d’un autre chef de guerre. Pour protéger la position de l’héritier qu’il avait eu avec elle, la famille de sa femme lui passa un ultimatum et le força à renier Ælfbeorth. L’enfant fut jeté dehors comme un chien… des pirates l’enlevèrent et le vendirent comme esclave à des Khazars avec qui ils commerçaient. Ælfbeorth resta le mignon d’un puissant bey jusqu’à ses seize ans, puis il le tua, s’enfuit, remonta dans le Nord… entretemps, il s’était converti à la nouvelle religion du dieu unique, et commença à prêcher dans les villages. C’est comme ça que je l’ai rencontré.
— Tu l’admires, observa Śimrod.
— Jamais je n’avais entendu quelqu’un parler comme lui. Il nous disait d’abattre les maîtres, immortels comme mortels, de prendre notre vie en main… il faisait rire les enfants, charmait les femmes et fascinait les hommes. Il avait une voix merveilleuse, et un visage si beau… il était toujours nimbé de lumière, comme si Dieu l’avait touché directement de sa main. Nous n’avions jamais vu d’homme comme lui.
— Et tu en es tombée amoureuse, devina Śimrod en trempant ses lèvres dans son gwidth.
Evaïa releva les yeux sur lui. Il ne la regardait pas.
— Oui, avoua-t-elle.
Śimrod savoura son nectar en silence. Evaïa pouvait sentir comme une petite tension dans l’air.
— Tu l’aimes toujours ? finit-il par demander.
— Je ne sais pas, avoua Evaïa. Une partie de moi le hait, parce que c’est par sa faute que je me suis retrouvée ici, esclave à mon tour.
— Et l’autre partie?
Evaïa garda le silence.
— Bien, statua Śimrod en se levant. Désormais, nous nous retrouverons ici pour discuter des choses de ton peuple. Tu m’apprendras ta langue et tu me parleras de ces enfants de Mannu que ce perædhel dirige. Puis, tu me guideras jusqu’à lui.
Evaïa releva les yeux.
— Et qu’allez-vous faire, une fois devant lui ?
Pour la première fois depuis tout le repas, Śimrod vissa ses yeux dans les siens.
— Je le tuerai, bien évidemment.
Sur ces paroles inquiétantes, il quitta la pièce.
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