Śimrod : joute musclée

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Convoqué à la cour pour jouer les piquets de tente, Śimrod pensa à Evaïa toute la journée. Il l’imaginait arpenter son cair, poser des questions à Melaryon, s’intéresser à lui. Peut-être que le wyrm lui vanterait ses faits d’armes, lui expliquerait à quel point son capitaine et ami était valeureux. Śimrod espérait juste qu’il passerait sous silence certains épisodes : il avait complètement oublié que la jeune humaine avait été témoin des aspects les moins reluisants de sa vie ou de son caractère, et aussi le fait qu’il était parti en la laissant enfermée dans sa chambre. Il avait également oblitéré la raison pour laquelle il était parti en claquant la porte, furieux. Dans son esprit, Evaïa était libre comme l’air, et se prélassait comme une dame attendant son prince. Il n’y avait pas perædhel aux magnifiques cheveux blonds pour la distraire. Peut-être, même, pensait-elle à lui, commençant à le trouver d’agréable compagnie.

Tout en s’adonnant à ces rêveries, Śimrod gardait un œil sur les petits qui s’abattaient dans la neige, et aussi sur leurs mères, qui prenaient gwidth et fumées non loin, sous une tente de bocard gardée par des ellons hiératiques et sanglés dans leurs tuniques de chasse. Tout ce petit monde était parti en excursion. Parce qu’elles communiquaient avec Dorśa, les montagnes d’Hiver pouvaient s’avérer dangereuses. Et il y avait les orcs sauvages. Certains esclaves ou gardes orcanides parvenaient à s’enfuir, parfois, et restaient hanter ce territoire immense et blanc, qui devait leur rappeler les terres de Faërung dont ils étaient originaires. C’était le rôle de Śimrod de les garder à distance. Deux femelles et deux petits étaient des proies faciles pour eux. Amarië, bien sûr, aurait pu sauver sa peau et probablement celle de son fils, mais cela lui aurait été difficile de protéger Mana et sa mère, d’autant plus qu’elle menait désormais la vie indolente d’une femme de cour. Śimrod lui avait proposé une passe d’armes un jour d’ennui : elle avait refusé en prétendant ne plus savoir se servir d’une lance.

— J’ai donné toute ma force à mon fils, avait-elle déclaré. Si tu veux te battre, entraine-le.

Śimrod avait jeté un œil dégoûté sur le petit Silivren, un hënnel haut comme trois cerdyf. Certains jeunes mâles étaient déjà imposants à la naissance, et cela avait été son cas à lui, Śimrod. Mais ce Ren était un petit gabarit. Avec ses yeux doux et sa propension à la solitude, il était évident qu’il ne serait jamais un guerrier, en dépit des souhaits d’Amarië.

Mana, elle, c’était autre chose. Quel tempérament que cette petite femelle ! Elle était déjà autoritaire et savait parfaitement ce qu’elle voulait. Le fils d’Amarië la suivait partout, et bien que fils de prétendante au trône et prince lui-même, il apparaissait nettement comme un subalterne. Pourtant, les deux ellith s’étaient mises d’accord pour le donner à Daemana une fois adulte. Śimrod ne comprenait pas : il trouvait que sa fille méritait mieux. Cela provoqua d’ailleurs une dispute avec Amarië, lorsqu’il eut le malheur de s’en ouvrir à Sneaśda. La garce le répéta à son amie, qui entra comme une tornade dans ses appartements au palais, juste après leur retour d’excursion.

Amarië, comme tous les Niśven, souffrait de son éloignement de leur terre originelle, et son cœur était constamment ouvert, menaçant à tout moment de la faire basculer dans le muil, cette maladie de l’âme qui transformait ceux du peuple en fantômes de verre. Pour réussir à fonctionner en dépit de cette blessure constante, elle faisait une consommation accrue de potions. Ce jour-là, juste avant de partir pour les montagnes glacées du territoire de chasse, elle avait manifestement abusé sur le gwidth de cuvée spéciale et les fumées oniriques.

— Comment oses-tu prétendre que mon fils n’est pas digne de Daemana ? avait-elle chuinté, toutes griffes dehors.

Śimrod avait reculé jusqu’à prendre une distance prudente. Amarië ne se battait plus, mais ses griffes étaient aiguisées et laquées de mithrine tous les jours.

— Je n’ai jamais employé ce terme. Seulement, ma fille est une reine, future régnante de l’un des vingt-et-un, et ton fils, lui, n’est rien du tout.

Ton fils ! C’est aussi le tien, Śimrod, au même titre que Daemana !

Śimrod avait gardé le silence, baissant les yeux sur ses griffes. Il faudrait sans doute qu’il les coupe, s’il voulait éviter de faire du mal à Evaïa. En se rappelant le corps couvert de lacérations de la malheureuse, et la façon dont il la préparait à le recevoir d’un coup de griffe bien placé, Śimrod fut pris d’une bouffée de honte. Puis il s’était rappelé qu’il avait également fait le serment de ne plus jamais la toucher.

En face de lui, Amarië continuait de déblatérer, les yeux étincelants comme deux lampes mortuaires.

— Qu’est-ce que tu imagines ? Tu m’as forcée dans tous les sens, tous les jours, pendant des lunes ! Tu penses donc que je suis tombée enceinte par la seule intervention de Mannu, comme ces stupides humains racontent ?

Piqué au vif par l’accusation, Śimrod avait relevé le regard. Encore une fois, il se voyait renvoyé à la catégorie de l’amant brutal, qui ne pense qu’à lui et impose sa volonté par la force.

— Forcée ? Comment aurais-je pu forcer une harpie aussi virulente ? C’est toi qui t’es donnée comme prix au premier mâle qui parviendrait à te soumettre, toi encore qui venait me chercher en ondulant de la croupe alors que je ne demandais qu’un peu de répit ! Tu étais insatiable, et hululait comme une baobann sith en chaleur ! Ne me fais pas croire que tu n’aimais pas ce que je te faisais. Contrairement à ta langue, le corps ne mens pas !

Amarië l’avait alors gratifié de ce vicieux sourire en coin dont elle avait le secret.

— Je n’ai pas aimé du tout. Si je t’ai laissé me grimper dessus et me planter ce grossier pilon qui te sert d’outil de génération dans le ventre, c’est uniquement parce que j’avais besoin de toi pour produire un petit portant le sang de Kharë. Maintenant qu’il est né, il est hors de question que je laisse un mâle me toucher à nouveau !

La révélation avait touché Śimrod plus que l’insulte.

— Tu parles de Ren ? s’était-il étonné en visualisant le hënnel à la robe couleur d’étoile qui jouait tranquillement non loin. En quoi était-ce si important qu’il ait du sang khari ?

Amarië avait planté ses yeux onyx dans les siens. Un lent sourire, plus large cette fois, était apparu sur ses lèvres vermeilles. De tous les rictus dont elle se fendait, c’était sans aucun doute le plus menaçant.

— Silivren est amené à gouverner l’univers, Śimrod. Un petit porteur du sang de toutes les seigneuries d’Ombre, sans une seule goutte de sang lumineux… c’est ce qu’à révélé le prophète dans les geôles d’Ymmaril. Ce sera le prince d’Æriban, le dernier. Qui dit dernier dit que jamais un sidhe ne sera assez puissant pour le détrôner. Ce sera donc le chef suprême, qui unira toutes les Cours en une seule !

— Dernier peut avoir plusieurs sens, avait répliqué Śimrod en fronçant les sourcils. Ça peut aussi dire qu’Æriban disparaitra après lui, ou même les Vingt-et-un Royaumes… et puis, comment une femelle aussi indépendante que toi peut-elle accorder le moindre crédit aux délires professés par ces bouffeurs de champignons que sont les prophètes ? A fortiori sous la torture que tes frères n’ont pas manqué de faire subir à celui-là… !

— Silivren sera haut roi, avait soufflé Amarië, le regard incandescent. C’est écrit dans la trame de l’univers, dans le cœur des étoiles !

Śimrod s’était permis un sourire ironique.

— Un haut roi porteur d’un quart de sang orc ? J’aimerais bien voir ça ! M’étonnerait que tous ces régnants ædhil compassés dans leurs habits d’or acceptent ça.

— Qu’ils l’acceptent ou non, cela arrivera. Silivren sera le dernier prince d’Æriban. Tous s’inclineront devant lui, comme ils l’ont fait pour Malenyr lors de sa grande révolte.

Śimrod avait éclaté d’un rire dubitatif.

— Tu bois trop de gwidth, ma chère, et ta soif de pouvoir te consume. Regarde comment a terminé Malenyr… j’espère que ce petit connaitra un destin moins funeste !

— Le seigneur des Ténèbres n’est pas mort, avait grincé Amarië entre ses crocs. Il continue de régner à Kharë !

Śimrod se souvenait de cette légende. Les Neuf Mères qui plantaient leurs griffes sur Kharë prétendaient que Malenyr, leur ancêtre, était encore vivant, et même, qu’il les honorait régulièrement. Il se souvenait avoir trouvé cela dégoûtant, tant pour l’image de vieilles femelles écartant les cuisses devant un mâle à moitié décomposé que pour le contraire. De toute façon, il n’y croyait pas : le corps de Malenyr n’avait jamais été retrouvé. Mais ce dernier était encore vénéré comme le symbole de la rébellion contre l’appétit lubrique des mâles, puisqu’il s’était soulevé contre le pouvoir lui imposant de livrer sa fille unique aux mâles affamés d’Æriban.

— Sous la forme d’une momie desséchée, certes, avait-il tout de même admis. Comme ton frère aîné… on dirait bien que c’est le sort qui attend tous les régnants d’Ombre ! Pour ma part, plutôt mourir que de finir comme ça, et c’est ce que j’enseignerai à mon fils.

Cette qualification avait fait exulter Amarië :

— Ah, c’est ton fils, maintenant ?

Śimrod s’était mordu la lèvre. Amarië était douée avec les mots. Une fois de plus, elle avait gagné.

— Tu ne lui enseigneras rien du tout, avait-elle ajouté d’une voix rauque en se drapant dans sa cape de moire. Un vil mâle gouverné par le cycle lunaire et ses instincts bestiaux n’a pas son mot à dire. C’est moi qui l’élèverai, jusqu’à ce qu’il soit assez fort pour prendre Æriban !

Śimrod n’y croyait pas.

— Mouais. Ce petit est trop tendre. Il fera un bon barde, mais certainement pas un sidhe. L’envoyer à Æriban, c’est signer son arrêt de mort prématurée.

Cela avait été l’insulte de trop pour la tempétueuse Amarië. Avec un feulement rageur, elle avait asséné à Śimrod un coup de griffe vindicatif, celui qu’il redoutait depuis le début. Elle avait été trop rapide pour qu’il l’évite.

— Tu ne sais pas de quoi tu parles !

Śimrod avait porté sa main à sa joue : une fois de plus, Amarie lui avait ouvert la pommette jusqu’à l’os. Il avait regardé le sang qui perlait sur sa paume, puis relevé les yeux sur elle.

— Certes non. Ce n’est pas moi qui ai tué tous ces hënnil que des mères généreuses offraient en pâture au dieu de la guerre que j’étais censé incarner : c’était un autre orc !

Amarië avait poussé un autre cri de guerre. Sauf que cette fois, Śimrod réussit à intercepter son poignet.

La femelle s’était débattue un moment, puis elle avait emprisonné son adversaire entre ses jambes et s’était mise à le couvrir de morsures. La situation avait émoustillé Śimrod : lorsqu’une femelle mordait un mâle, c’est qu’elle cherchait l’accouplement. Elle prétendait ne plus vouloir être prise ? Il allait lui montrer.

— Je vais t’en donner, du grossier pilon orc, avait-il grondé dans son oreille. Et ce sera la dernière fois !

Amarië avait émis un cri guttural lorsque Śimrod s’était enfoncé en elle, et elle avait pressé plus encore son bassin contre lui. Bientôt, elle avait ondulé à un rythme effréné. Derrière, le petit Ren gazouillait dans la neige, sans se préoccuper d’eux. Comme tous les hënnil, des accouplements, il en avait déjà vu des centaines.

Du reste, cette joute charnelle n’avait duré pas longtemps. Les deux belligérants s’étaient séparés aussi vite qu’ils s’étaient rapprochés.

— Ne t’imagine pas avoir gagné, avait sifflé Amarië en reboutonnant les chausses de gladiatrice qu’elle portait sous son shynawil. Ce que je veux, je le prends, tout de suite !

Śimrod avait acquiescé sans broncher. Le coït le rendait complaisant : c’était bien pour cela qu’on prenait soin de garder les combattants du barsaman en manque, assoiffés de sexe.

— Bien sûr. Après tout, tu détestes les mâles.

— Et encore plus les semi-orcs arrogants, qui pensent que leur force brute, leur insolence et cette chose dégoutante qui leur pend entre les jambes leur ouvre toutes les portes !

Śimrod avait eu du mal à réfréner son sourire.

— On sait tous à quel point ces trois « qualités » sont inutiles !

Amarië avait maugréé, puis, après lui avoir jeté un dernier regard meurtrier, elle avait quitté les lieux d’un pas martial, sa longue chevelure noire se balançant derrière elle comme la queue d’un carcadann. Son petit lui avait emboité le pas tant bien que mal. Sur ses courtes jambes, il avait encore du mal à suivre sa mère, qui, en plus, ne faisait rien pour l’attendre.

En voyant la haute silhouette d’Amarië s’éloigner, Śimrod avait pensé que ces Niśven avaient un vrai problème. Il l’avait même dit tout haut.

Mais pour l’heure, il était calmé : cet accouplement musclé lui avait fait du bien. Ses reins étaient vides et sa colère évanouie. Il était sûr de pouvoir aborder Evaïa avec plus de patience et de retenue, que ça présence – une tentation permanente, assurément – ne le mettrait plus à la torture.

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