Śimrod : la magie du luith
Śimrod fut surpris de trouver Evaïa dans ses appartements. La jeune fille était assise devant la baie, et regardait la nuit. Des aurores boréales faisaient éclater leurs lueurs vertes et mauves sur la neige, tandis que la glace émettait d’inquiétants craquements, qui sonnaient comme les mouvements du début du monde.
— Tu es restée là ?
— Vous m’aviez enfermée.
Śimrod se gratta la tête, un peu honteux.
— Il fallait demander à Melaryon de t’ouvrir. Je lui ai donné l’ordre d’accéder à tous tes désirs, à condition que tu ne quittes pas le cair.
Evaïa le regarda en silence. Śimrod soupira, et il se laissa retomber sur une banquette garnie de fourrures et de coussins.
— Vous avez l’air épuisé, remarqua la jeune fille.
Śimrod lui jeta un regard oblique.
— C’est cette garce d’Amarië… elle a pompé toute mon énergie. Au propre comme au figuré.
— Vous vous êtes encore accouplés ?
Śimrod acquiesça. Pourquoi lui mentir ? Ce n’était qu’une esclave, après tout.
— Cette démone… elle m’a dit qu’elle détestait que je la monte, puis elle s’est jetée sur moi pour me provoquer. Pire qu’une manticore en chaleur ! Elle tendait la croupe, feulait, geignait… tout ça pour me traiter d’orc brutal après !
— Il faut avouer que vous n’êtes pas la tendresse même, Śimrod, remarqua Evaïa.
Śimrod lui lança un regard vif. De nouveau, cette remarque.
— C’est une elleth, une Niśven en plus, elle aime ça… de toute façon, la plupart du temps, je laisse les ellith faire ce qu'elles veulent avec moi, et j'obéis à leurs demandes. C'est la règle. Et leur seul désir, souvent, c'est que je leur fasse l'amour comme un orc, ce qui pour elles, est le synonyme de brutal.
Evaïa garda un silence prudent. Evidemment, qu’avait-elle à répondre à cela ? Les ellith étaient différentes des humaines. Elles aimaient être dominées par des mâles puissants, le temps du coït seulement.
Lorsqu’elle reprit la parole, sa voie résonna comme un couteau de cristal :
— Est-ce que vous voulez apprendre comment satisfaire une femelle, Śimrod ?
Ce dernier faillit rouler de son canapé.
— Je sais déjà donner du plaisir aux femelles, répliqua-t-il, presque vexé. Ce n’est pas toi, avec tes quelques décennies de vie, qui va me l’apprendre !
— Je parlais des femelles humaines.
Śimrod se figea.
— Tu veux dire… vous êtes capables de ressentir du plaisir ?
Evaïa lui jeta un regard froid, mais son sourire était amusé.
— Nous sommes capables de ressentir la douleur, alors pourquoi pas le plaisir ?
À nouveau, Śimrod se sentit bête. Il avait toujours cru que les humains étaient des organismes frustres, à peine plus évolués que des bêtes de somme.
— J’ai déjà ressenti du plaisir avec vous, avoua Evaïa. Parfois. Beaucoup de douleur, aussi.
Śimrod se redressa, à la fois curieux et embarrassé.
— Du plaisir ? Avec moi ?
— Ce n’était pas voulu de votre part, mais c’est arrivé quand même. Il faudrait que vous arriviez à augmenter le plaisir et effacer la douleur.
Simrod se retrouva à bégayer bêtement :
— Co...comment ?
— En faisant avec moi ce que vous faites avec les ellith que vous servez, et en prenant encore plus de précautions, car mon corps est plus fragile.
— Je ne sers aucune elleth, grogna Śimrod. Tu veux donc m’insulter ?
— Non, juste vous ouvrir les yeux. Mais si ce que je dis vous dérange, eh bien je peux le garder pour moi. Vous êtes mon maître après tout : je ne suis ici et en vie que par votre bon vouloir.
Pour se donner une contenance, Śimrod fit les cent pas dans la pièce. Il ne savait pas quoi répondre. Il voulait qu’Evaïa soit sincère avec lui, mais il y avait certaines choses qu’il n’était pas prêt à entendre. Pas encore.
— Viens, finit-il par dire. Je te ramène chez toi.
Śimrod raccompagna personnellement Evaïa jusqu'à sa chambre. Inopinément tiré de sa sieste, le sluagh s'étala de tout son long devant lui :
— Pardon, seigneur ! Cette méprisable esclave n'est pas à la hauteur !
Après lui avoir lancé un regard noir, Śimrod le congédia d'une pichenette. Puis il fit le tour du propriétaire, lentement. Finalement, il avait peu fait attention au mobilier, qui constratait de façon frappante avec le reste des quartiers d'habitation.
Il s’arrêta devant le chevalet de saillie où il l’avait prise la première fois, et de nombreuses fois ensuite. L’épais revêtement de cuir de daurilim, le mors, les brodequins de titane qui servaient à emprisonner le cou, les poignets et même les chevilles lui parurent obscènes. Ici, tout était conçu pour le plaisir des maîtres et la souffrance des esclaves. Śimrod décida immédiatement qu’il allait faire disparaître cette pièce de son cair : elle était indigne de ce en quoi il croyait.
— Tu as dit que tu pouvais prendre du plaisir, parfois, demanda-t-il sans se retourner. Comment faisais-tu ?
— Comme vous, Śimrod. J’ai été entrainée à supporter la douleur. Et puis, nous avions la boîte magique.
Śimrod se retourna.
— La boite magique ?
Evaïa lui montra une grande boîte argentée, qui tenait dans sa paume.
— C’est la seule chose que j’ai prise avec moi lorsque je suis montée à votre bord. Cela, et le masque que je portais, bien sûr. Ces deux choses m’avaient été données par mon précédent maître et nul n’avait le pouvoir de m’en séparer, même pas vous.
Śimrod baissa les yeux sur la boîte.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Du luith de mâle, asséna Evaïa.
— Du luith… de mâle ? répéta Śimrod, choqué.
— On en utilisait à la maison de plaisirs. Cela ouvre les femelles et leur fait accepter la saillie. L’odeur du luith a un effet sur toutes, y compris les humaines. Une fois badigeonnées de cette substance, la plupart d’entre nous accueillons les mâles avec plaisir, impatience, même.
Śimrod détourna la tête, pour ne pas qu’Evaïa puisse voir son air réprobateur. L’idée qu’Evaïa ait pu prendre du plaisir avec d’autres mâles lui était bizarrement désagréable. Jamais vraiment impliqué dans ses relations, qu’il avait toujours plus ou moins subies, Śimrod ignorait ce sentiment étrange qu’était la jalousie. La pointe de feu qui lui vrillait le cœur au moment où Evaïa évoquait ses ébats avec d’autres représentait une expérience totalement nouvelle.
— Où trouviez-vous ce luith ? grogna-t-il pour dévier la conversation.
— On nous le fournissait. La rumeur disait qu’il venait des aios d’Æriban : le luith était extrait de leur corps pendant la période des lunes rouges.
Śimrod baissa le nez, puis lui jeta un regard oblique. La rumeur qu’elle avait entendue était sans doute véridique. Lui-même avait été « trait », à l’époque où il servait au temple.
— Bien sûr, continua Evaïa, on ne nous donnait pas celui des mâles classés : celui-là est réservé aux grandes dames de la cour. Elles achètent celui de leur favori, même lorsqu’elles ne peuvent pas encore l’avoir. Celui qu’on nous fournissait était le luith des jeunes aios, qui n’avaient pas encore de numéro.
Et dont beaucoup ont dû mourir peu de temps après la traite, songea Śimrod. Ces jeunes aios vierges, il en avait lui-même tué un nombre considérable.
— Mais nous pouvions choisir celui que nous préférions. Les contre-maîtres nous y autorisaient.
Evaïa tendit la boîte à Śimrod.
— Voilà celui que je préférais. Maître Amádan m’en a donné lorsqu’il m’a achetée.
— Maître Amádan ?
— L’ædhel qui m’a sortie de la maison des plaisirs. Celui qui m’a offerte à vous.
Ardaxe, comprit Śimrod. Encore une fois, il avait tout manigancé.
Śimrod réussit à contenir sa colère. Il prit la boîte et l’examina. Elle était incrustée de mithrine et de pierres de lune, avec quatre pieds et des gravures à la facture simple mais fine. Il dévissa le couvercle et examina la substance qu’elle contenait : un gel nacré, rempli de paillettes brillantes, qui exhalait un fort parfum de musc. Il n’y avait pas de doute : c’était bien du luith, cette substance aux propriétés hypnotiques et antalgiques que les mâles produisaient en quantité pendant le rut pour attirer les femelles au coït.
— Le luith possède des propriétés étonnantes : certaines d’entre nous le mettaient même sur leurs blessures, pour qu’elles cicatrisent plus vite. C’est ce que je faisais, après vos visites, Śimrod. Et avant, évidemment.
Ce dernier lui jeta un regard vif, coupant comme une lame. Ainsi, elle se badigeonnait du produit des gonades d’un autre mâle avant de le connaître… comment avait-il pu ne rien sentir ?
De nouveau, il renifla la boîte.
— Celui-là a peu d’odeur, observa-t-il. Cela devait être un tout jeune.
Evaïa secoua la tête lentement. Un sourire amusé flottait sur ses lèvres pâles.
— Non, c’était un mâle dans la force de l’âge, Śimrod. Son parfum est fort et caractéristique.
— Sans numéro ?
— Il n’en avait pas encore à l’époque où ce luith fut extrait. Cela n’a pas duré, pourtant. Il est devenu as sidhe par la suite, et lorsqu’il s’est compris que ces boîtes peu chères contenaient la production du champion, ce luith qui me convenait si bien s’est tari. Ce qui en restait est devenu hors de prix, inaccessible à de simples esclaves. Je n’ai pu sauver que cette boîte.
Irrité, Śimrod la poussa sur le côté.
— Tu ne l’utiliseras pas avec moi. Hors de question que je couche avec une femelle badigeonnée du foutre d’un autre mâle !
C’était sorti tout seul : il venait d’avouer ses réelles intentions. Sans se laisser impressionner par ce cri du cœur, Evaïa souriait toujours.
— Cela ne vous dérangeait pas, pourtant, jusqu’ici.
— Je ne savais pas, grogna Śimrod.
Qui cela pouvait-il être ? Sûrement ce sidhe qu’il avait tué au barsaman. Des réincarnations du dieu de la guerre, il n’y en avait pas trente-six !
— Tant pis. Je vous le prendrai quand vous dormirez. On peut vous tirer les oreilles quand vous vous endormez après, Śimrod. Vous ne bougez pas.
Après… après quoi ? Hors de lui, Śimrod se leva. Evaïa disait de ces choses !
— On verra ça. En attendant, je te confisque cette boîte.
— Vous me refusez donc le secours du luith ? Vous savez bien pourtant que ce produit soulage grandement nos souffrances, et que nous en devenons facilement dépendantes.
— Tu… tu prendras le mien, bafouilla Śimrod en détournant le regard. Avant. Je te laisserai faire.
— Avant ? Vous avez donc l’intention de continuer les saillies ?
Avant, après… Śimrod n’avait pas osé préciser de quoi il s’agissait. Mais Evaïa, elle, ne s’encombrait pas de circonvolutions.
— N’emploie pas ce mot. Si… si tu veux du luith, il faudra bien me l’extraire…
Śimrod avait honte de ce qu’il proposait. Mais après tout, c’était la solution à beaucoup de choses.
— Je sais traire les mâles, acquiesça-t-elle. On me l’a appris : c’est un service qu’une aslith doit savoir accomplir.
Le demi-sourire de la jeune humaine était impossible à regarder, son regard impossible à soutenir. En réalité, l’idée de la voir agenouillée devant lui, prête à prendre son sexe en bouche comme ce jeune esclave l’avait fait là-bas, à Æriban… Śimrod avait la certitude qu’Evaïa possédait une sorte de pouvoir, qu’elle pouvait lire dans ses pensées. Il ne voulait pas qu’elle sache à quel point exactement il la désirait. Mieux valait lui laisser croire qu’il était un vieux mâle bougon, qui n’acceptait ses services non pas par vice, mais par pure nécessité pratique.
Avant de la laisser, Śimrod balaya les environs du regard.
— Tu ne peux plus rester ici, dans cette cage. Je vais demander à ce qu’on te prépare d’autres appartements, juste à côté des miens.
Evaïa le regardait en silence. Śimrod attendit l’expression de sa gratitude, mais elle ne vint pas. Ces humains étaient vraiment des êtres étranges.
— Bon. Ceci étant réglé… on se revoit ce soir, après le… bain. Pour la… bref.
Śimrod lui jeta un dernier regard, qu’elle lui rendit. Puis il quitta ses appartements, pour transmettre ses nouveaux ordres à Melaryon.
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