Śimrod : libre et digne

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De retour dans la pénombre chaleureuse de son cair, Śimrod resta un instant seul pour digérer ce qu’il venait de vivre. Il ne voulait pas montrer à Elohar cette facette de lui, victime, comme elle, de l’odieux système de cour des ædhil. Puis, lorsqu’il se sentit prêt, il gagna ses appartements, où se trouvait la jeune femme.

Il la trouva assise devant une table, en train de subir patiemment un cours de lugdanaan de la part d’Ogentheow, le sluagh qui, jusqu’ici, était chargé de son entretien : maintenant qu’Elohar avait été élevée au rang de favorite, la créature considérait comme son devoir d’élever sa pupille à un savoir plus élaboré intellectuellement que les simples jeux de l’amour. En les voyant deviser tous les deux comme deux êtres égaux, Śimrod prit conscience de l’injustice fondamentale qui les avait fait naître esclaves, chacun d’un côté du spectre. On avait chargé ce sluagh – un être qui, à la base, venait du même fondement matriciel qu’eux – à jouer les palefreniers de cette jument qu’était devenue cette malheureuse humaine. Lui-même, Śimrod, était l’étalon d’une reine. Et les ellith, elles, qui devaient-elles servir ? Et pourquoi tous ces êtres, sluagh, humains et ædhil, mâles et femelles, se trouvaient-ils incapables de se penser en dehors des rapports de domination ?

Śimrod quitta la pénombre de la porte et s’avança dans la salle. Aussitôt, le sluagh se jeta à terre.

— Maître ! Vous voilà déjà revenu !

Elohar, elle, se contenta de poser un regard de lac sur lui. Même maintenant, alors qu’il la connaissait si intimement, Śimrod ignorait toujours ce qu’elle pensait.

— Relève-toi. Déjà, c’est un bien grand mot. La sorcière m’a retenu plus longtemps que prévu.

Il s’arrêta devant Elohar, n’osant pas la regarder franchement.

— Je ne t’ai pas manqué ? Ogentheow, je comprends… mais toi ?

Comme Elohar se contentait de son sourire énigmatique, le sluagh se jeta à nouveau au sol.

— Oh si, maître, bien sûr que vous nous avez manqué !

— Pas toi. Elle.

— Vous lui avez manqué aussi. Elle n’a qu’une hâte, vous servir à nouveau. Laissez-moi apporter ce qu’il vous faut. Quel idiot je fais ! Je n’ai rien préparé…

Śimrod l’accompagna jusqu’à la porte, puis, une fois le sluagh dans le couloir, il la verrouilla derrière lui. Il resta là un moment, à évaluer ce qu’il devait faire, ou ne pas faire.

Elohar – une fois de plus – résolut le problème à sa place. Deux petits bras vinrent doucement entourer sa taille : Śimrod savait que, s’il n’avait pas été si grand, elle aurait posé ses mains sur sa poitrine, juste sur son cœur meurtri. Tous les deux, ils n’avaient pas besoin de parler. Leurs deux âmes résonnaient.

*

Śimrod fut réveillé en sursaut, par un pressentiment atroce. Il avait rêvé de quelque chose, mais de quoi ? Il était incapable de s’en souvenir. Il ne subsistait de son cauchemar que des filaments brumeux d’une impression éparse de désastre imminent. Par souci de sécurité, il contrôla de la main le côté du khangg. Elohar dormait toujours, minuscule dans le grand lit : avec les gouttes de luith restées sur sa peau noire qui scintillaient sous les étoiles, elle ressemblait à un petit hennël, le seul enfant, finalement, que Śimrod aurait jamais vu dormir. Il la contempla un instant, puis se leva en prenant soin de ne pas la réveiller. Les ædhil, en dépit de leur taille immense, étaient souvent silencieux aux oreilles humaines. Elohar n’entendit pas son amant quitter la chambre, tout juste, dans son sommeil, les grandes portes qui se verrouillaient derrière lui.

Śimrod se rendit dans la salle de commandement. Il posa ses deux mains sur le tableau gravé de glyphes qui contenait les cartes : des constellations lointaines jaillirent alors, emplissant l’espace.

— Tu comptes aller quelque part ?

Ce n’était pas la voix de Melaryon, mais celle d’Ardaxe.

— Partout, sauf ici, répondit Śimrod sans se retourner. Il parcourut le plafond d’un œil affuté, comme si ses volutes étaient le visage même de l’entité qui gouvernait son navire.

— Ce n’est pas la faute de Melaryon, fit Ardaxe en passant derrière lui. Tu connais le don que nous a donné l’Amadan : nous ouvrir toutes les portes… de pierre, d’éther, et même, tiens ! de chair…

Śimrod resta impassible. Elohar dormait non loin : il ne fallait surtout pas qu’Ardaxe réalise qu’elle avait ses entrées dans le khangg du maître.

— Il fallait que je te voie, plaida Ardaxe, se méprenant sur le visage fermé de son ancien amant. Je ne t’ai plus revu de la soirée, après cette bête incartade…

— J’étais de service chez ma reine, glissa Śimrod entre ses dents serrées.

— Tu aurais pu t’échapper pour venir me voir, entre deux joutes.

— Cela m’aurait été difficile. Elle m’a fait enchainer aux quatre montants du lit, les cuisses écartées, le fondement empli et le sexe exposé à la bouche et aux doigts de ses suivants. Elle m’a laissé mariner comme ça pendant tout le temps où tu t’en foutais plein la panse, puis elle revenue me maintenir entre ses cuisses d’airain, à la merci des dents de sa deuxième bouche, de loin la plus vorace.

— Ah, comme j’aimerais avoir la chance d'expérimenter cela ! soupira Ardaxe d’un air extatique. Connaître de telles jouissances, à la fois mâles et femelles, en même temps… je t’envie, Śimrod !

Ce dernier lui donna une violente bourrade.

— Dis donc, tu comprends ce que je te dis ?

— Oui. Tu as accompli ton rôle de sidhe, inféodé à sa reine. Et tu as glorieusement sacrifié ta dignité à la cause, fidèle au serment que tu as fait en intégrant l’Aleanseelith.

— Je croyais que ta guilde avait pour objectif de combattre le pouvoir usurpateur des ellith, de restaurer les mâles opprimés dans leur dignité ! Et tout ce que je fais, depuis que tu m’as envoyé au cœur de l’empire, c’est offrir mon corps à ces maudites femelles et leur servir de jouet !

— Non. J’ai fondé la guilde à cause d’une prophétie, tu le sais. Mais si je l’avais dit dès le départ, personne ne se serait rallié à notre cause.

Śimrod se laissa tomber contre une colonne. Il se sentait soudain épuisé.

— Je ne sais plus si ma quête – si ma mission – a un sens, Ardaxe.

— Elle en a un, répondit ce dernier en posant une main amicale sur son épaule. Je t’en prie, n’abandonne pas. Continue jusqu’au bout. Et si tu disparais avant…

— Avant quoi ? Je ne sais même pas ce que je dois faire, ce que je dois trouver, combattre ou empêcher.

Dans la pénombre luminescente des entrailles du cair, le sourire d’Ardaxe brillait comme une lame.

— Ce que tu dois empêcher ? La fin du monde, Śimrod. Rien que ça. Celle qui annonce notre disparition.

— Ce serait sans doute le mieux. Si je regarde ce que nous faisons, à ceux qui sont différents, et à nous-mêmes…

— Notre existence est liée à celle des autres. C’est ainsi que Mannu nous a créés. Si nous disparaissons, ils suivront.

— Tu parles de Mannu, toi aussi… comme cette secte que tu m’as envoyé combattre !

— As-tu réussi à trouver le chef ? Celui qui détruit les portails ?

— Bientôt. Ce n’est qu’une question de temps.

— Très bien. Lorsque tu l’auras déniché, tue-le.

Śimrod garda le silence. Trouver Aelfbeorth, c’était possible, grâce à Elohar. Mais la jeune femme le laisserait-elle tuer celui pour qui elle s’était faite esclave ?

Ardaxe était déjà sur le départ. Śimrod le raccompagna jusqu’au pont. Arrivé devant la porte fermée de ses appartements, Ardaxe s’arrêta. Śimrod se figea derrière lui, redoutant que son ami demande à entrer dans sa chambre. Mais il n’en fit rien.

— J’ai vu ton fils, au fait. C’est un très joli mâle. Il fera le bonheur des dames de la cour, plus tard !

La remarque arracha un grognement à Śimrod. Il pensait peu à son fils, et, dans tous les cas, jamais de cette façon.

— Il a de la chance d’être encore en vie. C’est un miracle, qu’aucun aios ne l’ai tué ! L’envoyer si jeune à Æriban...

— Il a de qui tenir… j’imagine que les aios y réfléchissent à deux fois avant de l’attaquer ! Ils ne peuvent pas se tromper, avec cette fourrure blanche. Dans la nature, une pelisse aussi voyante ne veut dire qu’une seule chose : attention, danger ! Il fera un superbe Aonaran. Un digne successeur de son père !

— Je refuse qu’il s’engage dans la guilde, et encore plus qu’il devienne ton nouvel assassin sur commande.

— Mais tu seras enfin libre, Śimrod. Quant à ton fils, ce sera un tueur, de toute façon. C’est inscrit dans son sang, et on ne le laissera être rien d’autre. Il ne sortira d’Æriban que pour féconder les ellith, et produire de nombreux petits.

— Alors, autant qu’il meure ! grogna Śimrod.

— C’est une vie satisfaisante, pour un mâle. Un mâle entier, s’entend. Éliminer les rivaux dans l’arène, puis s’accoupler avec les plus belles femelles…

— Ce n’est pas une vie digne.

Ardaxe leva un sourcil étonné.

— Pourtant, toi, tu tues, tu t’accouples… tout cela, c’est indigne, pour toi ?

— Lorsque c’est fait sous la contrainte, oui. Être digne, c’est être libre.

— Si ton fils te remplace, tu le seras. Je te donne ma parole, Śimrod.

— Tu as toujours été un intégriste. Et moi, je déteste qu’on me dise quoi faire !

Ardaxe éclata de rire. Il tapota de nouveau l’épaule de son ami, puis fit mine de partir.

Melaryon lui ouvrit la porte. Avant de disparaître dans la steppe gelée qui s’offrait à lui, Ardaxe s’arrêta.

— Fais attention, Śimrod. Il n’y a rien de plus dangereux en ce monde, que la jalousie d’une elleth blessée.

Puis, sans un mot, il disparut, laissant Śimrod seul sur le pont, face au blizzard glacé.

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