Archives de la Cour Oubliée : le tabou
À l’origine, le mythique guerrier orc qui unifia les clans contre les agresseurs ædhil n’était qu’un moins que rien, un mâle n’ayant même pas le droit de se reproduire ni de participer aux grands raids de sa tribu : il n’avait pas été adoubé « frère-de-sang », ce rite de passage orc qui équivaut chez eux au rang de sidhe. Relégué au fond de la caverne qu’occupait sa tribu, il était chargé des tâches les plus subalternes, comme collecter les os après les banquets gargantuesques de son dorol, ou de nettoyer les captives royales après les orgies. Le dorol Voraak était un chef de clan suffisamment puissant pour posséder cinq concubines, capturées lors de raids divers. De temps en temps, un jeune mâle ædhel désireux de gagner ses galons de reproducteur venait jusqu’à la caverne le défier, mais ces blancs-becs échouaient toujours dans leurs quêtes. Leurs têtes pâles pendaient aux arbres aux abords du territoire comme des fruits séchés, leurs longues chevelures lisses et brillantes sifflant dans le vent. Nurak, lorsqu’il les apercevait se balancer doucement dans la brise, pensait à ses propres cheveux, qui pendaient aux-aussi, lisses et blancs, et à la peau de son corps non marquée par les symboles du clan, tout aussi blanche. Nurak était en effet un perædhel, fils d’un frère-de-sang qui avait fauté avec une captive de son chef – et l’avait payé de sa vie.
Les perædhil n’étaient pas rares chez les orcs. Comment aurait-il pu en être autrement, au sein d’une tribu sans femelles ? Ceux qui prenaient les caractéristiques physiques de leurs pères étaient adoubés. Ceux qui ressemblaient à leurs mères étaient relégués en bas de la hiérarchie, qui tentait bon an mal an de reproduire les classes subtiles de la société de cour ædhel. Leurs congénères les admiraient en secret, se servant de la tradition pour compenser un antique complexe d’infériorité, nourri par les orcs sauvages envers leurs frères civilisés. Le secret absolu, le tabou ultime, autant d’un côté que de l’autre, c’est que tous les orcs sont sortis du ventre d’une elleth, et que les ellith, gardées longtemps en captivité par les orcs, finissent par ressembler à leurs ravisseurs. La plus ancienne elleth d’un clan est d’ailleurs appelée « mère » par tous les autres. Elle est vénérée comme une déesse au fond de la grotte, d’où elle veille jalousement sur ses fils. Cette idée d’un retour à l’état sauvage est bien sûr insupportable pour les ædhil, qui ont quitté les cavernes depuis bien longtemps. Les seuls à conserver la mémoire de cette époque, et à en rire, ce sont nous, les Niśven, que l’on nommait en d’autres temps et d’autres lieux la treizième légion. Nous n’avons pas oublié, et nous nous souvenons pour tous les autres. Ils auront beau se déguiser, ils ne changeront jamais leur nature profonde : celle du chien qui a mordu son maître, et qui peut, à tout instant, perdre ses caractéristiques domestiques pour retourner à l’état sauvage.
Amaræl Niśven, pensées jetées au gré du vent
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