4.2 Evaïa : le plus beau des anges

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CORRIGÉ

...............

Après le départ de que Śimrod, Evaïa était restée un moment tétanisée sur place, sans oser bouger. Elle avait vraiment cru qu’il allait faire demi-tour, l’attraper par les cheveux et la jeter par terre, avant d’user d’elle comme l’avaient fait un certain nombre de Maîtres avant lui. Elle avait vu sa verge massive lorsqu’il avait émergé de l’eau, cet organe démoniaque serti d’épines plus grosses que celles de ses pires clients, prêt pour la copulation. Il était excité, peut-être – que Dieu lui vienne en aide ! – en rut.

Mais il n’était pas venu la chercher. Ni cette nuit-là ni la suivante. En fait, il l’ignorait. Śimrod, quoi qu’on en dise, n’était pas comme les autres ædhil. Les humains ne semblaient pas l’attirer, et il affectait toujours un air hautain, le nez plissé, lorsqu’il était face à elle. Bien sûr, cela ne le rendait pas moins dangereux. En dépit du pacte qu’elle avait conclu avec lui, Evaïa n’avait pas tout à fait confiance en Śimrod. Elle avait vu ce dont il était capable. Et comment prévoir les réactions des ædhil, ces êtres capricieux et fantasques, jamais à court d’idées pour faire souffrir les mortels ?

Un jour, pensa-t-elle, il ne sera plus capable de se maîtriser. Sa nature reprendra le dessus, et il oubliera sa promesse.

Evaïa se recroquevilla à cette évocation. Śimrod ne faisait pas partie de ces ælves qui se plaisent à infliger gratuitement des tours aux humains comme il y en avait tant dans les Cours. La majeure partie du temps, il les ignorait, et elle savait que s’il avait eu autre chose à se mettre sous la dent, il aurait continué à le faire. Mais c’était un mâle désormais libéré des règles imposées par la reine, un mâle aux besoins avides et insatiables, esclave de ses sombres appétits. Plus d’une fois, elle avait aperçu le sidhe dans le feu de l’action, jouant des reins avec détermination sur une Sneaśda écartelée qui se pâmait de douleur et de plaisir mêlé. L’image était horrible, grotesque. Un accouplement contre nature, celui de deux anges déchus, qui aurait dû servir le Créateur plutôt que s’adonner aux péchés de la chair. Le plus horrible était l’effet que ces images lui faisait, entre la peur et le désir. Elle continuait à avoir besoin du luith, et ne pouvait s’endormir sans en avoir reniflé la boîte. Parfois, l’odeur même de Śimrod lui faisait un tel effet qu’elle en avait mal. Et la nuit, dans la solitude de sa couche, elle devait lutter pour ne pas le rejoindre et ne pas s’offrir à lui.

On va s’en sortir, dit-elle silencieusement au nouveau-né qui reposait dans son panier tressé.

*

En s’éveillant ce jour-là, Evaïa comprit qu’ils ne naviguaient plus. Après un voyage à la durée indéterminable – comment discerner la nuit du jour dans les ténèbres qui séparent les mondes, cet océan d’étoiles que les Maîtres nommaient l’Autremer ? – la nef s’était immobilisée. Où qu’elle soit, ils avaient atteint leur destination.

Evaïa sortit de la cachette où elle prenait son repos, poussant le panier du nouveau-né devant elle. Śimrod ne s’était pas donné la peine de lui octroyer un endroit où dormir, ce qui n’étonnait guère la jeune femme. Les ælves étaient ainsi, oublieux du confort et de la santé des êtres qu’ils avaient eux-mêmes enlevés, et la première cause de mortalité humaine derrière le Voile n’était pas les mauvais traitements, mais la négligence de ces mauvais maîtres. Pour des immortels, la vie humaine, si courte et si fragile, restait mystérieuse et incompréhensible. Pour cette raison, personne d’autre qu’Evaïa ne veillait sur le nouveau-né que Śimrod s’était pourtant engagé à sauver. Le nourrir posait des difficultés sur ce navire. Cependant elle avait réussi à obtenir de Śimrod le droit d’embarquer une chèvre à trois cornes telles qu’on en trouvait aisément derrière le Voile, et qui lui fournissait du lait. Pour le reste, elle se débrouillait. Śimrod mangeait sur une table immense, d’où elle pouvait à peine dépasser la tête, mais lorsqu’il avait fini, elle parvenait à subtiliser quelques denrées parmi la montagne de vivres qu’elle contenait. Personne ne la débarrassait jamais, et pourtant, à chaque repas, elle apparaissait dressée de neuf, avec des aliments encore différents. En vivant à la Cour d’Hiver, Evaïa s’était habitué au faste et à l’extravagance des banquets du Peuple, qui aimaient les fêtes à thème où ils n’autorisaient, par exemple, que des aliments d’une seule couleur. Ainsi, à la table de la reine des Neiges, les couleurs autorisées étaient le blanc, le vert et le rouge. Śimrod ne suivait aucune de ces règles : sur sa table se mêlaient des denrées multicolores et hétéroclites. Et la plupart de ces aliments étaient parfaitement comestibles pour une humaine.

Ce jour-là, Śimrod n’était pas dans l’immense salle de banquet. En fait, Evaïa ne sentait plus sa présence – tout comme celle de la chèvre, d’ailleurs, qu’elle serait encore une fois obligée de poursuivre dans tout le navire. La jeune femme prit une pomme couleur or sur la table – il suffisait de se dresser sur la pointe des pieds et de bien tendre le bras – et elle traversa la pièce lentement en la croquant. Śimrod n’étant pas là, c’était le moment d’explorer un peu.

Evaïa se planta devant une immense tapisserie qui couvrait le mur face à la table. Elle représentait un navire voguant sur une mer d’huile, guidé par une étoile. Étrangement, en la regardant, la jeune femme sentit son cœur se nouer. L’artisanat du Peuple était si beau qu’il émouvait aux larmes. Quel dommage que ces êtres capables de tant de beauté aient décidé de tourner le dos au Bien ! Elle détourna rapidement la tête et continua à examiner la salle. La chèvre s’y cachait peut-être. C’était une drôle de bête, qui, comme beaucoup de créatures de l’Ælfheim, n’en faisait qu’à sa tête. Mais elle ne la trouva pas. La pièce, en outre, ne contenait pas grand-chose. Evaïa la quitta pour s’engager dans la seconde, qui s’ouvrait en enfilade derrière une arcade en ogive surmontée d’un dais.

C’était là que Śimrod prenait son repos... quand il daignait dormir. Depuis qu’elle était sur ce navire, ce n’était arrivé qu’une fois. Evaïa était justement en train de se servir sur la grande table lorsqu’il était entré dans la pièce, annoncé par ses pas décidés. Elle avait eu juste le temps de se glisser en dessous, muette de terreur. Mais ses pieds nus étaient passés devant elle sans la voir. D’habitude, il portait des bottes : c’était la première fois qu’elle le voyait sans, et en dépit de leur couleur obsidienne, des deux ergots an niveau des chevilles et leur grande taille, elle avait trouvé ses pieds plutôt normaux, pour un Maître. Rien à voir avec les terribles serres que la perædhelleth Steinvör cachait sous ses robes. Aussi sublimes qu’ils apparaissent aux yeux des Mortels, les Maîtres avaient tous quelque chose de monstrueux. Elle avait réfléchi à cela pendant de longues minutes, toujours cachée sous la table. Ce ne fut qu’après avoir entendu un grand bruit – visiblement, il venait de se jeter sur son lit – et attendu encore le double de temps qu’elle avait pris le risque de sortir.

Aujourd’hui encore, il s’y trouvait : Evaïa le sut immédiatement. Elle passa une tête prudente dans l’encadrement de l’immense porte pour vérifier. Aperçut une tache blanche, quelque chose de noir. Il était là.

Sa première impulsion fut de se ruer le plus silencieusement possible vers la porte, comme une souris, mais une curiosité étrange lui fit faire demi-tour. Jamais elle n’avait vu un ædhel dormir.

La chambre était somptueuse et démesurée, à l’instar de tous les bâtiments du Peuple. Cette pièce seule devait faire le double du grand höll d’Uppsal. Et, comme ce dernier, ses immenses colonnes sculptées à la semblance des ifs et des sapins des forêts éternelles du Nord s’ouvraient sur le ciel et sa myriade d’étoiles.

Cependant, le plus extraordinaire était le lit. Pouvait-on, d’ailleurs, appeler « lit » ce qu’Evaïa avait devant les yeux ? Il s’agissait plutôt d’un arbre, à l’écorce d’un blanc d’os, comme le bouleau. Un bouleau aussi énorme que l’Yggdrasil, l’arbre qui se dressait au centre des mondes. Et entre ses épaisses racines, abrité par un dais de feuilles argentées et miroitantes, coupantes comme des carreaux d’elfe, reposait Śimrod.

Il s’était endormi tout habillé, vêtu de l’une de ces tuniques à haut col passementé qui faisait des Maîtres des êtres si élégants et dissimulait leur bestialité sous la soie et les broderies. Ses oreilles à la ligne effilée s’ornaient de petits clous d’or qui brillaient comme des pépites sur le noir obsidienne de sa peau. Evaïa avait constaté que cette peau, elle-même, semblait être recouverte de sable brillant et changeant. Fascinée par les jeux de lumière qui s’y accrochaient, elle se rapprocha encore. Satan, avant de tomber, avait été le plus beau des anges. Avait-il la peau noire comme Śimrod ?

Oui, il avait quelque chose de magnifique. À la fois sublime et terrifiant... et une fois qu’on avait posé les yeux sur cette perfection inhumaine, qu’on l’avait regardée bien en face, il était dur s’en détacher. La proie hypnotisée par le serpent... Evaïa dut se retenir de passer sa main dans la longue chevelure blanche qui coulait sur l’épaule massive de Śimrod comme une rivière de lait. Jamais elle ne l’avait vue dénouée. Bien qu’un peu emmêlée, elle semblait douce. La jeune femme, qui avait toujours aimé tresser la crinière des chevaux, se surprit à imaginer les coiffures qu’elle pourrait lui faire. Tout semblait possible avec une telle chevelure. Sa peur un instant envolée, elle tendit la main pour la toucher... et c’est là qu’elle aperçut la chèvre.

La peau vidée du caprin pendait sur l’une des branches qui ornaient le lit. Par terre, à demi renversée, gisait une coupe remplie d’un ichor épais et rouge. À côté, sur un plat en or, ce qui restait des entrailles de l’animal. En reportant son regard sur Śimrod, Evaïa aperçut le couteau dentelé et rougi que tenait encore sa main. Puis la petite tache de sang sur le coin de sa lèvre.

Il avait tué la chèvre, l’avait éventrée, vidée de son sang et dévorée, avant de s’endormir sur place, repu de viande fraiche et ivre du plaisir cruel du meurtre. Il ne s’était même pas inquiété de savoir pourquoi cette chèvre était là, pourquoi elle était importante. Il l’avait vue et s’était servi, s’arrogeant le droit de prendre sa vie, mû par l’une de ces obscures pulsions qui rendaient le Peuple si imprévisible et effrayant. Et elle, Evaïa, fascinée par sa trompeuse beauté, était restée aveugle à cette évidence...

En dépit de son illusoire magnificence, Śimrod n’était qu’un ogre. Comme la plupart de ces congénères, c’était un démon vorace qui ne prenait plaisir que dans la souffrance des autres êtres et ne s’en montrait jamais rassasié. Les femelles de sa race le tenaient, certes, mais cela ne faisait qu’empirer la situation des malheureux mortels qui devaient servir les ædhil. Evaïa l’avait cru différent, pendant un court moment. Puis il avait trainé cette captive au palais pour le plaisir sadique de sa reine. Il l’avait même fouettée jusqu’au sang, alors qu’elle était affaiblie et enceinte. Si elle avait vécu, il lui aurait enlevé son enfant – qu’il aurait sans doute dévoré aussi – puis l’aurait forcée à nourrir le petit de sa reine. Il l’aurait violée aussi sans doute, puisque les mères ædhil refusaient leur lit aux géniteurs après la mise bas.

Oui, Śimrod était bien un monstre, comme tous les autres de son peuple. Bientôt, il serait pris par cette faim de chair insatiable que connaissent tous les mâles de son espèce et alors, il s’attaquerait à elle. Evaïa se souvenait encore de la douleur qu’elle avait éprouvée lorsque l’ancien dieu de l’arbre l’avait souillée, puis de celle que lui avaient fait subir les mâles qu’elle devait rassasier lors de son service en tant qu’esclave de plaisir, avant que Sneaśda ne la rachète. Elle se souvenait des terribles crocs du stryge ailé. Et elle se souvenait de l’ardeur de Śimrod, de la monstruosité de son énorme membre, du rythme soutenu de ses va- et vient brutaux lorsqu’il prenait Sneaśda. De la violence des morsures qu’il lui infligeait, des lacérations de ses griffes. Des cris que cette reine habituellement glaciale poussait, elle qui, pourtant, était une ædhel accoutumée à ces étreintes cruelles !... Que se passerait-il pour une simple mortelle s’il prenait soudain l’envie à Śimrod de l’utiliser de cette manière ? Elle l’avait vu aux bains. Il était différent des autres ædhil. Pas parce qu’il lui parlait – pas seulement ­-, mais aussi parce qu’il était plus massif, plus dangereux, plus brutal que n’importe quel autre.

Il fallait qu’elle s’échappe. Qu’elle quitte cette nef, tout de suite. C’était le moment. Śimrod dormait, il avait baissé sa garde. Quand cela arriverait-il de nouveau ?

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