2. Evaïa : le service

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C’était le quatrième de la journée. Et c’était déjà trop.

Evaïa se coucha sur le drap souillé et plaça ses mains sous ses genoux, écartant les cuisses comme on lui avait appris à le faire. Parfois, si l’on s’offrait ainsi, cela allait plus vite. Parfois non. Les Maîtres étaient capricieux : certains ne venaient que pour calmer les fièvres qui les dévoraient, d’autres voulaient passer plus de temps. Voilà ce qu’étaient les Maîtres. De simples animaux en rut, dotés de parole et de magie. Leurs palais raffinés, leur apparence merveilleuse et l’abondance de leurs châteaux n’étaient qu’une illusion trompeuse.

Le Maître en question était – Dieu merci – de la première catégorie. Il garda sur lui la mante qui lui camouflait le corps et le visage et se contenta de sortir son instrument. Leurs sexes étaient toujours monstrueux : Evaïa ferma les yeux, anticipant la douleur à venir. Comme les autres, celui-ci la déchira. On ne s’habituait pas. Jamais.

L’odeur épicée et musquée qu’elle aurait aimé détester envahit ses narines. Evaïa ouvrit les yeux juste à temps pour voir une tresse de couleur impossible, éclatante comme l’or luisant au soleil, glisser de la capuche. Mais le client était déjà reparti. Il n’avait pas tenté de la mordre, de s’amuser un peu plus avec elle. Evaïa jeta un œil sur la double bulle de verre qui égrenait son sable bleu : son service était fini pour la journée.

— On ferme boutique, lui annonça une femme au regard dur en agitant une petite clé d’or.

C’était Nela. Elle se pencha rapidement et, en un tournemain, ouvrit le cadenas qui retenait le collier et les chaines d’Evaïa. Le mors qui lui enserrait la bouche tomba sur la dalle avec un bruit lourd : Evaïa prit une grande goulée d’air. Elle se massa la mâchoire, tandis que Nela inspectait son drap taché de sang.

— Une morsure ?

— Un peu aux oreilles, coassa Evaïa. Ce matin.

C’était sa première parole de la journée.

— Ah... ils sont pénibles avec ça. Les oreilles rondes, ça les rend fous. Allez, va vite voir Ranil. Elle va t’arranger ça.

Evaïa acquiesça en silence.

Elle ramassa son drap sale, le jeta dans le panier au pied de la table de marbre et sortit de l’alcôve. Elle cligna des yeux en débouchant dans le patio, éclairé sans cesse par l’étrange lueur poudrée qui tenait lieu de soleil. Un soleil qui ne se couchait jamais, mais ne changeait pas non plus l’axe de ses rayons. Après cette longue journée de service, elle était assoiffée. Elle se dirigea vers la fontaine sculptée au centre, s’empara de l’un des gobelets d’argent sur le rebord et se servit une grande lampée d’eau fraiche. Nulle eau au monde n’avait ce goût. Elle ferma les yeux, bercée par le bruissement léger de la cascade et les pépiements des oiseaux. Le lourd parfum de l’encens et du luith ne parvenait pas à cacher celui, plus subtil, des arbres et autres essences qui s’épanouissaient librement dans la maison des plaisirs. Cet endroit, comme tout ce qu’elle avait pu voir de la haute capitale des ælves depuis qu’elle y avait été emmenée, était d’une grande beauté. Mais cette magnificence était un leurre... Evaïa le savait depuis le début, et elle en avait la preuve tous les jours, en accomplissant son service d’esclave dédiée au plaisir des Maîtres en ce lieu. Il suffisait de jeter un coup d’œil aux nombreuses alcôves, où de jeunes mortels satisfaisaient les Maîtres, enchainés à des dalles de marbre. Pour un humain, le décor était superbe, mais pour un ædhel, il était fruste. On l’avait envoyée accomplir son service dans une maison de plaisir de qualité moyenne, ce qui n’était sans doute pas un mal. Certes, elle devait prendre plusieurs Seigneurs par jour, à la chaine, mais on ne lui en demandait pas plus. La plupart ne s’attardaient pas. Elle avait entendu de telles histoires... certains aslith étaient envoyés dans de hautes tours, destinés aux plaisirs de Maîtres de la plus grande noblesse. C’était, parait-il, les plus cruels, parce qu’ils ne pouvaient se satisfaire des femelles de leur race. Les ælves de basse caste – car la hiérarchie existait chez les Maîtres comme ailleurs – étaient plus faciles à satisfaire. Quant à ceux des Cours Sombres... mieux valait ne pas y penser.

Ranil finit par passer la tête derrière le rideau de gaze qui isolait son alcôve. Elle l’attendait.

— Evaïa ? Tu es prête ?

Evaïa se hâta de la rejoindre. Derrière elle, d’autres attendaient déjà. Tous étaient impatients d’être soignés, certains portant de sérieuses blessures.

— Allonge-toi.

Evaïa s’exécuta machinalement. Avec l’aisance de l’habitude, elle ouvrit ses cuisses et laissa Ranil l’examiner. La première fois, cette routine l’avait choquée. Mais la pudeur n’avait pas lieu d’être ici. Pas pour les esclaves, en tout cas.

— Tu as mal ?

— Non.

Ranil hocha la tête. Les esclaves s’endurcissaient, pendant leur service. Evaïa particulièrement.

— Tu verras, ça va passer vite.

Evaïa garda le silence. Les doigts délicats de Ranil venait de toucher un point sensible, probablement l’endroit où le dernier client l’avait déchirée. Son intimité la brûlait et pulsait.

— Bon, il ne t’as pas trop abimée celui-là. Ne bouge pas.

Du coin de l’œil, Evaïa vit Ranil se retourner pour saisir un onguent, qu’elle appliqua sur la plaie. Une sensation de fraicheur bienvenue fit bientôt place à la brûlure, accompagnée par une forte odeur de musc. Le luith, cette substance que produisaient les mâles ædhil pour rendre l’accouplement plaisant à leurs femelles... heureusement, les mortels aussi y étaient sensibles.

— Combien de temps dure le service, dans ton pays ? s’enquit-elle en examinant son oreille lacérée.

— Deux ans.

— Deux ans... c’est court. Après, on te renvoie chez toi ?

— Il parait.

— Tu arrives à garder le compte du temps ?

— Je fais une tresse à Taryn par journée de service. Un sluagh m’a dit que ça équivalait aux journées de l’autre côté du Voile.

— Oh, méfie-toi d’eux. Ils sont si menteurs ! Et Taryn est une perædhelleth, non ? Même si c’est une aslith comme nous, je ne pense pas qu’elle soit digne de confiance...

Evaïa ne répondit pas. Taryn, qui possédait du sang ædhel, était la seule autorisée à conserver sa longue chevelure. Une crinière blonde et ondulée, si longue qu’elle lui tombait aux genoux. C’était pour cela qu’Evaïa pouvait la lui tresser. Les clients en étaient fous et ne cessaient de la demander. Cela lui octroyait certains privilèges, mais la pauvre Taryn pleurait tous les soirs, épuisée et meurtrie par les attentions malvenues des clients qui ne lui laissaient aucun répit. Elle au moins, avec sa peau sombre, son crâne rasé et son visage qui ne changeait jamais d’expression, avait moins de succès. C’était une bénédiction.

— Qu’est-ce que tu vas faire ensuite ? Devenir prêtresse ? Conseillère de roi, peut-être ? A moins que tu ne veuilles rester...

Une fois leur service terminé, la plupart des tributs choisissaient de rester. Ceux qui revenaient se servaient du savoir acquis dans leur communauté. Cela devenait des prophètes... ou des fous.

— Je vais partir loin, dans un endroit qui n’est pas sous la domination des Maîtres, répondit Evaïa. Un endroit où il n’y a pas de portail.

— Oh ! Mais un tel endroit n’existe pas, murmura rapidement Ranil. Ils sont partout.

Un regard jeté avec discrétion lui ayant appris que personne n’avait surpris leur conversation, Ranil continua.

— Tu as de la chance. On ne te donne pas les pires... j’ai soigné un jeune homme en très mauvais état, hier. On l’avait donné à un chef de clan orcneas... tu sais ce que ce sont les orcneas ?

Evaïa secoua la tête. Non. Elle ne savait pas.

— Ce sont des créatures encore pires que les ædhil, chuchota Ranil en balayant de nouveau les environs du regard. Ils ne reconnaissent que la force et vivent dans les contrées les plus froides et les plus sauvages. Ils sont assez mal considérés ici, car dans leur société, les femelles sont inféodées aux mâles, comme chez nous.

Evaïa jeta un regard las à Ranil. Elles, en tant qu’humaines, étaient inféodées à tout le monde.

— Et qu’est-ce qui les rend aussi horribles en tant que clients ?

— Leur physique et leur brutalité. Ils ont des crocs redoutables et les parties fort grosses – plus encore que la plupart des mâles ædhil - et s’en servent avec une telle bestialité... ils apprécient particulièrement la porte de derrière, si tu vois ce que je veux dire.

Evaïa frissonna. Un client lui avait fait ça, une fois. Et ce n’était pas un orc.

— De toute façon, murmura-t-elle, ils sont tous pareils. Les nobles qui se cachent sous leurs shynawil de soie ne valent pas mieux que les trolls sauvages qui hantent les forêts.

— Chut, on pourrait t’entendre ! lui intima Ranil avec une petite tape sur les fesses.

Les soins étaient terminés. Evaïa ne sentait plus rien : l’incroyable pouvoir guérisseur du luith avait effacé ses plaies. Elle savait que son intimité était réparée, que sa chair était comme neuve. Même son hymen s’était reconstitué... pour le plaisir du premier mâle qui viendrait la prendre le lendemain. Ceux-là payaient plus cher.

Mais en attendant, elle allait pouvoir prendre du repos. À la fin de leur journée de service, les esclaves pouvaient se baigner, se détendre et manger. Ici, ils ne manquaient de rien. C’était même ce qui donnait à certains l’envie de rester. Le confort et le luxe de cet endroit - inespérés pour des critères humains – et la promesse de ne pas vieillir tant qu’ils demeureraient derrière le Voile. Il y avait le luith, aussi. Certains en devenaient dépendants. On les reconnaissait aisément, avec leurs yeux brillants et habités, leurs visages hâves de fantômes. Ils erraient dans les couloirs à la recherche de quelque chose, du parfum entêtant d’un absent. Le luith qu’on leur fournissait leur venait des aios d’Æriban, ces mâles consacrés au dieu de la guerre, qu’on gardait enfermés. Jamais les esclaves mortels ne les voyaient. Surtout pas dans une maison d’aussi bas niveau. Les malheureux aslith intoxiqués à la saveur particulière d’un de ces mâles d’exception ne mangeaient plus et finissaient par se laisser mourir. Pour cette raison, on changeait régulièrement la provenance du luith qu’on fournissait aux esclaves. Evaïa, quant à elle, faisait tout pour s’en passer. Les luith qui avaient sur elle les effets les plus agréables, elle s’en séparait : mieux valait souffrir un peu que perdre tout espoir de revoir un jour la lumière du soleil véritable.

— Tiens, pendant que j’y pense, fit Ranil en lui tendant une boîte ronde délicatement ouvragée. Ta dose pour demain.

Evaïa s’en empara et le glissa rapidement dans sa toge. Ici, la dose quotidienne de luith valait de l’or. Elle gardait le sien tant qu’elle le pouvait et l’échangeait contre des faveurs spéciales auprès d’autres esclaves : même les sluagh en faisaient secrètement commerce. Le plus prisé était celui d’aios possédant un numéro, mais c’était rare qu’on leur en donne.

— Courage, l’encouragea Ranil avec un faible sourire. Tu seras libre plus vite que tu ne le crois.

Evaïa hocha la tête et sortit de l’alcôve, laissant la place à l’aslith suivant.

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