13. Evaïa : la mort de l'As Sidhe
Ce matin-là, Evaïa fut tirée du sommeil par un grand remue-ménage. Par réflexe, elle attrapa le petit stylet en fer que lui avait trouvé Ymenyn, puis le cacha à nouveau sous son oreiller. Ce n’était pas une attaque des renégats khari ou de la Cour Sombre de Dorśa. Juste une activité inhabituelle pour l’heure et la saison.
La porte de sa cellule s’ouvrit à la volée. Nela apparut dans l’encadrement, l’air passablement agacé.
— Encore en train de dormir ? En plus de cinquante ans de service, je n’ai jamais vu une aslith au cœur aussi dur ! Lève-toi et viens nous aider.
Evaïa se redressa sur sa couche. Elle laissa Nela cadenasser le lourd collier en or sur son cou, et y accrocher sa tunique. Les vêtements ici étaient faits de voilages fins et colorés qui tenaient ensemble par un savant système de nœuds : ceux des esclaves, en tissu plus grossier, n’en avaient qu’un, qui venait s’attacher sur un anneau du collier symbolisant leur servitude. Ce collier avait également une application pratique, puisqu’il protégeait leur gorge fragile des morsures des clients.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit-elle sans réelle conviction.
Nela lui jeta un regard froid.
— L’As Sidhe. Il est mort... l’orc a remporté le barsaman.
La nouvelle laissa Evaïa muette de stupeur. Son visage resta impassible – on disait qu’elle exprimait peu – mais elle était déjà en train de calculer les conséquences. L’As Sidhe, mort... cela voulait dire pénurie de luith pour Taryn, et augmentation subite de la valeur des stocks restants. Mais Nela lui donna une autre raison de s’inquiéter.
— Les orcneas manifestent leur triomphe, partout dans la ville. Tu comprends, pour eux, Śimrod Surinthiel est un symbole... ils vont venir en masse ici dès le crépuscule.
Car les orcs ne sortaient qu’à la nuit tombée. Comme les dökkalfar, les ælves à la peau noire, et les mystérieux Niśven de la Cour de Dorśa.
Des orcs... ils allaient donc recevoir des orcs. Les sluaghs s’empressaient de cacher miroirs et argenterie, et décrochaient les tentures colorées pour afficher des bannières plus barbares. Les scènes de Cour délicates, banquets et autres chasses à dos de carcadann furent remplacées par des scènes de guerre sanglantes. On dénicha même un tableau représentant une chasse à l’homme dans une forêt nocturne, gravée sur une peau tannée dont Evaïa préférait ignorer la provenance. Les miroirs ouvragés furent remplacés par des armes factices – il ne fallait pas non plus provoquer les orcs – et les sculptures de sylphides tenant des lanternes en verre colorées par de frustes assemblages d’ossements, dans le style « trophée de chasse » le plus primitif.
Face à ce spectacle, Drommorouh, le sluagh intendant en chef, plissa son nez chafouin de dégoût.
— Je n’aurais jamais cru voir ça un jour... les orcs victorieux à Tyraslyn, capitale de la Haute Cour, accueillis dans toutes les maisons ! Mais enfin, le commerce est le commerce. Tant qu’ils paient...
Taryn ne participait pas à ces préparatifs. Dès qu’elle le put, Evaïa s’éclipsa et se rendit auprès d’elle. Taryn étant perædhelleth, c’est-à-dire moitié ælfe, on lui avait alloué les appartements les plus luxueux de la maison. En outre, elle était celle qui vendait le mieux, et ceux qui payaient pour l’avoir étaient les clients les plus prestigieux de l’établissement. Il n’y avait personne avec elle : Evaïa la trouva au bord de son lit, les paupières rougies et le regard absent.
— Il est mort, dit-elle simplement. Je ne le reverrai plus jamais.
Evaïa lui jeta un petit regard surpris. Puis, prudemment, discrètement, elle s’assit auprès d’elle.
— On trouvera un moyen. Je n’utilise pas de luith, tu le sais. Si je te reverse une part de celui que je reçois, tu auras les coudées plus franches pour négocier avec Ymenyn. Et puis, je suis sûre qu’il se montrera compréhensif. C’est peut-être un « bonnet rouge », mais il me fait souvent des prix.
Taryn tourna la tête vers elle. Elle la regardait comme si elle avait dit une absurdité.
— Tu ne comprends pas... même si j’arrive à en acheter, pendant quoi, une lune ? Deux, peut-être ? Il y aura bien un moment où il n’y en aura plus. Arzag est mort. Plus jamais il ne produira de luith. Cette substance unique qui rend ma vie supportable... celle sans laquelle je ne peux plus vivre.
Un signal d’alarme s’alluma dans le cerveau d’Evaïa. Le ton de Taryn allait crescendo... on disait les semi-ælves prompts aux passions, à la démesure. Dans ces moments-là, ils étaient capables de violence, envers les autres et envers eux-mêmes.
— Tu ne peux pas t’accoutumer au luith d’un autre mâle ? Ce nouvel as sidhe, par exemple...
— Non. C’est trop tard. Et tu crois que j’accepterai de me badigeonner le corps de la semence souillée d’un semi-orc ? Tu me prends pour qui, au juste ?
La grimace de Taryn était éloquente. Evaïa baissa le nez et marmonna une excuse.
— Désolée. C’est vrai, c’est absurde.
— Il y a pire encore, reprit Taryn. Jusqu’ici, j’avais toujours l’espoir de revoir Arzag, de ressentir à nouveau ce que j’ai ressenti cette nuit-là. Or, c’est fini : cela n’arrivera plus jamais.
De nouveau, Evaïa coula à sa voisine un regard surpris.
— Je croyais que tu le haïssais ?
— Bien sûr que je le hais ! s’emporta Taryn. Mais je suis accro à son luith. J’ai besoin de lui, de le sentir sur moi, en moi... tu ne comprends vraiment rien ! Je te croyais intelligente, pour une humaine.
Evaïa ne releva pas l’insulte. Depuis le temps, elle s’était habituée à entendre ce genre de choses. D’ailleurs, n’était-ce pas plutôt depuis toujours ?
Pour éviter à Taryn une crise de muil qui la tuerait, il fut décidé de la laisser tranquille pendant quelques jours. Ce fut donc Evaïa, avec Gunnar, Ute et les autres tributs qu’on avait envoyés d’Uppsal, qui fut chargée d’accueillir les clients orcneas.
La première chose qu’Evaïa pensa en les voyant était que, tout compte fait, ils n’étaient pas si laids. En réalité, ils ressemblaient beaucoup à leurs clients habituels, si ce n’est qu’ils étaient souvent plus grands, plus forts, plus massifs et plus sauvages d’allure. Leurs crocs étaient plus longs, leurs griffes également. Enfin, ils ne portaient pas de panache. Mais, alors qu’Evaïa s’était attendue à voir surgir des hordes de trolls vêtues de pagnes en peaux tannées et d’armures en ossements, ces orcs étaient vêtus de tuniques moirées à haut col comme les autres Maîtres. Et au lieu d’arriver directement des steppes glacées de Færung, puant la viande et le feu, ces orcs vivaient à la capitale, où ils servaient comme gardes dans diverses maisons. Pour fêter la victoire de leur champion, ils avaient cassé leur tirelire et décidé de se payer une servante des plaisirs.
— La plupart sont castrés, apprit Nela à Evaïa.
— Pourquoi viennent-ils, alors ?
— Pour le prestige, répondit Nela en haussant les épaules. Pour eux, c’est prestigieux de se payer une esclave, même s’ils ne peuvent pas la saillir.
Le prestige. La notion absolue, autour de laquelle tournait tout entière la société des mâles, qu’ils soient ælves, orcneas ou sluagh. Les ellith également, parait-il, se préoccupaient du prestige. Mais chez les mâles, c’était une véritable religion, qui décidait du moindre de leurs actes. Le prestige ultime était d’être un guerrier conquérant, qui obtenait par ses victoires le droit de saillir des femelles. En venant ici, ceux qui ne l’obtenaient pas par la force se rattrapaient par l’argent. Y compris les orcs castrés.
Lorsque ceux-ci se présentaient, on demandait donc aux aslith de prendre un bain avec eux, de les masser, de leur servir à boire et à manger. À cette occasion, Evaïa nota avec un poinçon au cœur qu’on ne leur avait même pas laissé leur appendice : ils n’arboraient entre les jambes qu’une espèce de fente à demi ouverte, comme les femelles. Finalement, Evaïa les trouvait moins pénibles que les clients ælves : les orcneas se contentaient de bavarder entre eux, dans leur langue, leurs puissantes silhouettes à demi-immergés dans un bassin pendant qu’un ou deux aslith leur massait les épaules et refaisait leurs tresses. À ce jeu, Evaïa excellait : elle fut très demandée. Tant que les orcs avaient à boire et à manger en quantité suffisante, tout se passait bien. De temps en temps, l’un d’eux mimait le coït sur un esclave, ce qui était plus amusant qu’humiliant.
Taryn revint travailler deux jours après : on lui avait dit que les clients orcs n’étaient pas compliqués. Mais lorsqu’elle parut dans la salle d’eau, naïade vêtue de lumière irisée, les orcs cessèrent leur baragouin rauque. Ils la regardèrent s’asseoir dans l’eau, hypnotisés. Et, dès le lendemain, un chef de guerre orc se présenta.
Ce fut Evaïa qui le reçut. Les sluaghs étaient débordés : la plupart aidaient en cuisine – en plus d’être des commerçants redoutables, les sluaghs étaient souvent d’excellents cuisiniers. Et cet orc était là, immense, arborant tous les attributs du chef de guerre færuni et dardant son regard jaune sur Evaïa.
— La semi-ælfe, ordonna-t-il en dévoilant des dents comme des couteaux. Je la veux.
Evaïa sut immédiatement que cet orc n’était pas castré. Il était entier. Elle devina également que Taryn ne supporterait pas cet accouplement dégradant, et qu’elle se défendrait bec et ongles, quitte à les mettre tous en danger. Si les perædhil étaient imprévisibles et difficiles à gérer, les orcs, eux, étaient le chaos incarné. Il suffisait d’en insulter un pour que tout son clan déclare la guerre, et les maisons qui avaient commis cette erreur ne s’étaient jamais relevées.
— Taryn n’est pas disponible, mentit Evaïa – sachant très bien qu’on prendrait pour argent comptant ce qu’elle disait. Mais je peux vous prendre à la place.
Pourquoi avait-elle dit ça ? Ces mots hardis avaient à peine franchi ses lèvres qu’Evaïa les regretta. Mais il fallait bien recevoir ce client. Et pour Taryn, c’était impossible.
L’orc la dévisagea des pieds à la tête, un léger sourire goguenard sur son visage cruel.
— Non, tu vas me faire le coup de la viande froide, comme savent si bien le faire les aslith mortelles. Les perædhellith en sont incapables. Elles ont le sang brûlant des femelles ylfe en elles, ce sang qui leur fait apprécier la monte du mâle et qui les soumet aux chaleurs. Lorsque je prendrai cette Taryn, elle criera et pleurera, mais ses cris seront dus autant au plaisir qu’à la douleur.
Il s’exprimait bien, pour un orc. Evaïa écouta ce discours sans changer d’expression, horrifiée intérieurement par la lucidité et le cynisme de son interlocuteur. C’était peut-être un orc sorti tout droit des landes barbares, mais il était loin d’être idiot.
— En outre, ajouta-t-il, tu crois pouvoir me recevoir, avec ta petite taille ? Je suis différent de ces ylfes fin de race que tu as l’habitude de satisfaire. Śimrod a pris la vierge Nineath : moi, Uzhkad, je prendrai la perædhelleth Taryn !
Śimrod. Encore lui... c’était en son nom que ce chef de guerre venait réclamer Taryn.
*
Evaïa laissa l’orc dans l’antichambre et alla prévenir Taryn. Sur une impulsion subite, elle lui parla du couteau en fer.
— Je peux te le prêter, si tu veux...
— Me le prêter ? Pourquoi faire ? Je suis obligée d’accepter cet orc dégoûtant.
— Il n’est pas si dégoûtant que ça, tempéra Evaïa. Il a une certaine prestance...
Le regard que lui jeta Taryn la dissuada de pousser plus loin.
Taryn dut donc endurer la saillie du chef orc. Il la prit devant tous les autres, au son des hurlements guerriers et des arghad sauvages. Au petit matin, Taryn était dévastée. Les sluagh l’enveloppèrent dans une couverture et la laissèrent aux mains expertes de Ranil. Evaïa ne pouvait s’empêcher d’être désolée pour elle. Pour une obscure raison, elle se sentait coupable. Lorsqu’elle vit Ranil sortir de la pièce où elle soignait les aslith, elle se précipita à sa rencontre.
— Comment va-t-elle ?
— Ce barbare lui a déchiré le rectum, mais elle s’en remettra. C’est une semi-ælfe.
Evaïa déglutit. Déchiré le rectum... ici, il était rare que les aslith subissent de tels dégâts.
— Ce qui m’inquiète le plus, c’est sa plaie à la poitrine. On dirait un petit grattement, mais... je connais ça. C’est le muil.
Le muil. La maladie de l’âme des ælves, qui, en ouvrant littéralement leur cœur, les tuait plus sûrement que n’importe quelle autre affliction.
— Il n’existe pas un remède ?
— Il y en a un : retrouver goût à la vie. Mais après la mort de l’As Sidhe... je crois que cet orc était le coup de trop.
— Je peux la voir ?
— Vas-y. Mais ne te vexe pas si elle ne parle pas.
Evaïa entra doucement dans la pièce. Taryn gisait sur une couche, ses longs cheveux blonds étalés autour d’elle. Elle était belle, et avait l’air apaisée.
— Taryn, murmura Evaïa pour la prévenir de son arrivée.
Elle posa une main prudente sur celle de la perædhelleth. Cette dernière tourna son visage délicat vers elle.
— Pas si dégoûtant que ça, hein, railla-t-elle. J’imagine que tu n’as rien manqué du spectacle. Il parait que tu t’es proposée à ma place... comme tu as dû te féliciter de son refus !
Evaïa se mordit l’intérieur de la joue. Ces paroles étaient cruelles, mais lucides.
— Je suis désolée, fit-elle doucement.
— Vous les humains, toujours à vous excuser... et toi en particulier. Mais c’est toi qui lui a ouvert.
— Je n’avais pas le choix. Il s’est présenté à la porte.
— Si tu n’avais pas été là, il serait reparti !
— Tu sais bien que non.
Taryn garda le silence. Elle tourna la tête sur le côté, vers le mur.
— Laisse-moi, finit-elle par dire.
Evaïa obéit sans rien dire. Elle sortit de la pièce et ferma la porte derrière elle.
Annotations