15. Evaïa : vendue !
Devenir dépendante du luith de ce Śimrod n’était pas dans les plans d’Evaïa. Or, plus elle restait, plus elle courrait ce risque, car les clients problématiques devenaient de plus en plus nombreux. Evaïa en venait à se demander s’ils ne s’étaient pas passé le mot : à la suite du mâle à la crinière grise, d’autres s’étaient présentés pour l’avoir, demandant spécifiquement ce service-là. D’après ce que Taryn lui rapporta, les clients trouvaient qu’elle « le faisait bien ».
C’était le luith de Śimrod. Pour pouvoir supporter la douleur – la sodomie était en soi douloureuse, mais c’était pire en prenant en compte la taille de la plus modeste des organes de ces créatures – elle était obligée d’y avoir recours. La magie particulière du produit rendait les séances diaboliquement délicieuses, et, plus d’une fois, Evaïa s’était imaginé avoir l’As Sidhe lui-même au-dessus d’elle. Elle visualisait des bras noirs comme l’onyx, des cheveux blancs qui venaient brosser ses joues. Lorsque le client se penchait sur elle pour essayer – en vain – de mordre sa gorge, elle s’imaginait que Śimrod, le vrai, mordillait ses oreilles. Et pourtant, elle ne l’avait jamais vu : tout cela était uniquement dû à la démoniaque fantasmagorie induite par le luith.
Il fallait partir. Et vite.
Evaïa avait toujours le couteau en fer d’Ymenyn. Elle ne comptait pas s’en servir pour tuer, mais l’avoir sur elle lui donnait confiance. Ici, en Ælfheim, tout le monde détestait le fer non traité. La plus belle dague, forgée dans le plus pur matériau du monde, se serait révélée moins efficace que ce déchet de forge. Ymenyn disait l’avoir ramassé sur Midgard, la terre des hommes. C’était si ironique...
Il me servira à donner le coup de grâce à Ælfbeorth, décida-t-elle en le glissant sous son oreiller.
*
— Je m’en vais, annonça-t-elle à Taryn pendant leur repas. Ce soir.
Elle le prenait toujours avec elle. Taryn ne mangeait presque plus : c’était l’un des effets bien connus du muil.
La perædhelleth tourna vers elle son regard adamantin.
— Alors, tu as décidé.
— Je ne peux pas rester, souffla Evaïa. Je suis en train de devenir accro au luith de Śimrod...
— Le semi-orc ? la coupa Taryn. Tu as des goûts bien particuliers !
Evaïa retint une remarque cinglante.
— Tu sais bien que ça n’a rien à voir avec lui. Je ne l’ai jamais vu... mais son luith est très fort. Même Ymenyn le dit. Tu devrais l’essayer, d’ailleurs. Peut-être que cela te guérira de ta dépendance envers Arzag.
— Personne ne peut égaler Arzag, répliqua Taryn. Pas même ce Śimrod. Et jamais je ne m’abaisserai à utiliser le luith d’un orc à la peau noire.
Evaïa soupira. Taryn était si obstinée... et pourtant, elle voulait l’aider.
— Pars avec moi ce soir, lui proposa-t-elle.
— Pourquoi faire ? Je n’ai aucune place nulle part, je n’appartiens à aucun monde, qu’il soit humain ou ædhel.
Comme moi, songea Evaïa. Mais, une fois encore, elle le garda pour elle.
— Et comment tu comptes t’y prendre ? s’enquit Taryn. La porte est verrouillée par une magie connue des seuls sluaghs.
— Cette nuit, c’est une fête importante pour eux. Ymenyn me l’a dit. Le portier, mais aussi les cuisiniers et les lavandiers seront tous sortis. Ymenyn m’a promis qu’il laisserait la porte entrouverte.
— Et comment feras-tu, une fois en dehors de la maison ? Les aios qui gardent la ville patrouillent dans le quartier.
— Je me cacherais d’eux. Au pire, j’ai mon petit couteau, celui que m’a fourni Ymenyn.
— Ymenyn... tu n’as que ce nom à la bouche. Je t’avais dit de te méfier de lui ! Et tu comptes attaquer un sidhe avec un bout de fer rouillé ? Malheureuse !
— Ceux-là ne viennent pas d’Æriban... et de toute façon, c’est la seule chance que j’ai.
— Autant dire que tu n’en as aucune, railla Taryn.
Evaïa pensait peu ou prou la même chose. Mais elle devait le tenter. Il le fallait.
*
La lumière éclatante de la journée avait laissé place à cet étrange rose poudré qui faisait office de nuit. Au début, elle avait eu du mal à dormir. Puis elle avait fini par s’habituer à cette lumière constante. Mais aujourd’hui, elle n’allait pas dormir, juste faire semblant. Elle allait attendre patiemment que les bruits s’atténuent. Lorsque la maison serait enfin endormie, elle se lèverait. Le petit sac contenant ses maigres possessions était prêt. Dedans, elle avait mis trois boîtes de luith de l’As Sidhe, encore scellées. Elles lui serviraient de monnaie d’échange, si besoin était... et à condition qu’elle résiste à l’envie de les ouvrir.
Comme elle l’avait prévu, quitter la maison ne fut pas un problème. Tous les pensionnaires dormaient, et les sluaghs étaient sortis. Ymenyn, qui était sorti le dernier, avait laissé la porte ouverte à son intention : cela faisait partie de leur pacte, qui lui avait coûté une boîte de luith. Contre une autre, elle avait obtenu un shynawil de camouflage, qu’elle rabattit sur sa tête dès la porte franchie.
La ruelle était silencieuse. Des grappes de fleurs violettes répandaient un parfum entêtant, qui l’empêchaient de sentir la présence éventuelle de mâles ælves, toujours annoncés par l’odeur si particulière et enivrante qu’ils dégageaient. Le quartier, qui se réclamait de la Cour de Nuit (réputée la plus raffinée en matière de plaisirs sexuels) se servait de la magie pour maintenir une illusion de ciel nocturne, seulement percé par les lanternes endwollées qui flottaient çà et là. Elles éclairaient le chemin vers les artères plus grandes qui menaient vers le temple de Narda. Evaïa les suivit, se fiant à leur pâle lumière pour ne pas se perdre dans le dédale des ruelles étroites et tarabiscotées du quartier des plaisirs.
Le temple, pourtant, était loin d’être désert. Quelques silhouettes revêtues de shynawil moirés se déplaçaient silencieusement entre les immenses colonnes, semblant flotter sur le sol. Heureusement, aucune ne prêta attention à elle. Lorsque des fidèles se rapprochaient trop d’elle, Evaïa faisait mine de se diriger vers une chapelle pour y allumer quelques bougies. À un moment, le regard rouge sang d’une elleth s’arrêta sur elle, mais par chance, son attention fut détournée par l’arrivée d’un ælfe mâle.
— Tu ne sens rien ? l’entendit murmurer Evaïa, tétanisée par la peur. Je trouve que ça sent l’humain...
Le mâle fit mine de renifler.
— Je ne sens que ton parfum de rose, ô ma princesse, lui répondit-il d’une voix rauque de désir.
Celui-là n’allait rien sentir. Toute son attention était accaparée par la femelle devant lui.
— Je vois... si tu es sage, je te récompenserais peut-être. Mais pour l’instant, tu dois me faire plaisir.
— Tes désirs sont des ordres, elohar, répliqua-t-il en prenant son bras.
Evaïa les vit s’éloigner vers la sortie. Elohar. « Le reflet de mon cœur » en langue ælfe. Dans l’espoir vain d’obtenir enfin le droit de s’accoupler, ce mâle avait utilisé le mot le plus intime qui existait dans sa langue. Mais, quoiqu’il puisse faire pour elle, Evaïa doutait fortement que cette elleth le laisse planter sa dague pleine d’épines dans sa « rose » délicate. Des mâles comme lui, elle en avait déjà vu plein. C’était le profil du client type. Tous débordaient de rage et de désir pour les dames ælves qui, tout en les asservissant, leur refusait leur lit.
En même temps, quelle femelle aurait envie de subir une telle torture, songea Evaïa en se remémorant les douleurs conjointes de la pénétration et de la morsure des mâles. S’il n’y avait pas le luith, la race ælfe se serait sans doute éteinte depuis longtemps.
Evaïa en profita pour quitter l’alcôve où elle s’était réfugiée et se diriger vers l’allée centrale. Elle ignora les statues d’accouplement divers qui ornaient les chapelles – il y en avait une par pratique de chambre, qui se déclinaient en un nombre infini – et marcha droit vers l’immense effigie à l’image de la déesse des plaisirs qui se dressait sous la coupole ouverte. Elle était en diamant pur, et étincelait sous la lumière des étoiles. Ici, la nuit n’était pas une illusion : le portail se trouvait juste au-dessus de la déesse, et Evaïa savait où il menait. Chez elle, dans le monde des hommes. La difficulté serait de l’atteindre.
Sans se démonter, Evaïa s’arrêta au pied de la monumentale statue. Pour atteindre le portail, il lui fallait l’escalader. Or, le diamant était lisse et sans aspérité, avec des arêtes coupantes. Si elle tombait... heureusement, plus jeune, elle avait été une bonne grimpeuse.
Evaïa prit une longue inspiration, puis entama l’ascension, le regard verrouillé vers son but. Elle utilisait les détails des bijoux et du costume de la statue, particulièrement ornementée, comme une échelle. Mais ses mains glissaient, et plus d’une fois, elle faillit perdre l’équilibre. Elle parvint toutefois en haut, et, placée sur sa couronne, elle leva la tête vers le cercle de nuit étoilée. Elle savait ce qu’il fallait faire : se laisser tomber. Elle serait attirée par le portail, et se retrouverait de l’autre côté.
Tu es près du but, se résolut-elle. Fais-toi confiance. Vas-y. Lâche tout.
Evaïa commit l’erreur d’ouvrir les yeux. Le sol, en bas, paraissait très loin. Des fidèles avaient commencé à la remarquer. Certains la pointaient du doigt, étonnés.
— Une aslith sur la statue de la sældar !
— Allez chercher les aios !
Elle n’avait plus le choix. Alors, Evaïa lâcha sa prise.
Quoi qu’il arrive, ce sera toujours mieux que le sort que ce qui m’attend ici.
Et elle tomba.
*
Une claque brutale la réveilla. C’était Nela, qui la fixait d’un air dégoûté.
— Assez dormi.
— Où suis-je ?
— À la maison. Qu’est-ce que tu t’imaginais ?
— Mais j’ai passé le portail...
— Il est impossible aux tributs d’emprunter les portails tant qu’ils n’ont pas fini leur service. Tu dois servir jusqu’au bout.
Evaïa se redressa. Elle constata qu’on lui avait pris son sac.
— C’est ça que tu cherches ? lui demanda durement Nela.
Elle tenait le petit couteau dans sa main. Evaïa ne fit aucun geste pour le reprendre, mais elle l’éloigna tout de même d’elle, et le rangea dans sa tunique.
— Tu crois qu’on ne savait pas ? Tout se sait ici. Je t’avais dit de te méfier... tu n’as pas placé ta confiance en les bonnes personnes.
Evaïa baissa le menton.
— Qui ? Taryn ? Ymenyn ?
Nela ne lui répondit pas.
— C’est Taryn, souffla Evaïa.
— Taryn te méprise, et déteste le fait que sa seule amie ici soit humaine. Elle a besoin d’argent pour acheter ce qui reste du luith d’Arzag : te dénoncer lui a permis de l’obtenir. Quant à Ymenyn, c’est un « bonnet rouge ». Il t’aurait dénoncé lui aussi, le jour où tu aurais arrêté de lui donner ce qu’il voulait.
Taryn... Evaïa ne pouvait y croire. Puis elle se rappela le ton amer de la perædhelleth, sa cruauté parfois, lorsqu’elle s’adressait à elle.
Et pourtant, malgré cela, elle l’avait crue son amie.
— De toute façon, cela n’a plus d’importance, ajouta Nela. Tu quittes Nimfeach.
— Quoi ? Pour aller où ?
— Le marché gobelin. Tu vas être revendue. Je n’en mènerais pas large, si j’étais toi... il était mille fois préférable de servir ici, à l’abri des maîtres les plus cruels de ce monde. Tu avais presque fini ton service... le chariot des âmes va venir te chercher. C’est l’affaire d’une heure ou deux. Adieu, Evaïa. Je ferai une offrande à Amarrigan pour toi.
Le chariot des âmes. Déjà, à Midgard, Evaïa craignait ce cruel passeur. Et il allait l’emmener vers le pire endroit qui soit : le marché à la chair.
*
Le Marché à la Chair… certains l’appelaient le « marché gobelin », mais c’était bien de chair crue qu’il s’agissait. C’était l’endroit où se négociait la viande servie à la table des seigneurs. Enchaînée, nue et aveuglée, dans une cage comme un animal à la foire, Evaïa entendit des voix inhumaines et avides enchérir sur elle. Nul besoin de parler leur langage pour comprendre ce qui se tramait. On la vendait, comme un vulgaire bout de viande. Des serres avides, des doigts griffus, et des choses odieuses recouvertes de fourrure, ni humaines ni animales, palpaient son corps dans tous ses recoins, s’introduisant sournoisement dans ses orifices. On la renifla, on la goûta du bout de la langue. À chaque fois, un grognement, une voix gutturale commentait l’exploration. On discutait le bout de gras. Puis, soudain, la lumière.
Comme s’ils avaient eu besoin d’un timonier distribuant les couleurs et les formes pour fonctionner, tous ses sens l’assaillirent en même temps. Épices, musc et branches de sapin. Sang et or. Tourelles de pierre noire, vitraux, sculptures ciselées. Chaleur de grotte, moiteur de tourbe. Et, partout autour d’elle, des masques de dieux issus du fond des âges. Des faciès presque oubliés, cachés au plus profond de la forêt. Cornes, oreilles de chèvre, rictus de loup, crinière de fée… ailes. Queue de fourrure. Le tout, affublé de bijoux et de soieries.
Evaïa dût se retenir de hurler. C’était donc cela, la noblesse d’Ælfheim ! Un odieux mélange de toutes les bêtes les plus absurdes de la création. Des chimères à plusieurs yeux. Tout ce petit monde – ou plutôt, ce peuple de géants qui tournaient autour d’elle comme les Nornes autour de leur chaudron – caquetait et aboyait, la tripotant et commentant son apparence. Evaïa eut un sursaut en voyant un gobelin de Yule froisser ses cheveux entre ses griffes. Puis elle compris. Ce n’était pas eux qui enchérissaient. Il y avait pire, oh, bien pire…
Une voix âpre comme celle du cerf en rut dispersa les importuns. Au fond se dessinaient les contours fantastiques de créatures plus anciennes et terribles encore, dissimulées par un écran de ténèbres qui ne laissait que deviner que leur silhouette. Des créatures de cauchemar, dépassant tout ce qu’elle avait pu imaginer ou entendre dire. Rien à voir avec les dieux du Valhalla dont on lui avait rebattu les oreilles depuis son enfance. Evaïa savait ce qu’ils étaient réellement : des messagers du Créateur, qui l’avait trahi pour retomber dans la bestialité la plus crasse. Ils enchérissaient sur elle, comme si elle était un agneau au marché.
L’un d’eux portait la ramure de celui dont il empruntait la voix. Mais au lieu d’être majestueuse comme celle du roi de la forêt, elle était terrifiante : des os jaunes, recouverts de lambeaux sanguinolents. Son sourire cruel était surmonté d’un masque de fer froid.
Lorsqu’il la désigna du doigt, Evaïa eut un haut-le-cœur.
Kern, celui que les tiens appellent le Dieu de la Sylve, est le plus fou de nos rois, lui avait un jour confié Ælfbeorth. Autrefois, il était l’un des plus puissants monarques, puis il a perdu la raison en même temps que sa Cour, et a remplacé ses gens par des pantins ni morts ni vivants, qui errent dans les bois les plus sombres du monde. Je prie pour que tu ne le rencontres jamais. Il apprécie les aslith, qu’il achète et relâche dans les vastes forêts de son domaine pour leur donner la chasse. Puis, il les sert à sa table.
Evaïa ne croyait ni à la chance ni à la malchance. Si elle était tombée sur ce roi fou, si toutes ses entreprises échouaient, c’est qu’elle avait déplu au Créateur. C’était pour la punir qu’il l’avait envoyée ici, dans cet enfer.
Mon admiration envers Ælfbeorth a dû lui sembler impure, pensa la jeune fille. Alors, résignée à expier, elle avait relevé la tête et cherché le regard brûlant du dieu cerf.
Mais un deuxième acheteur se manifesta. Une elleth aussi blanche et lumineuse qu’une cascade de glace, juchée sur un char tiré par deux immenses fauves à fourrure.
Evaïa la reconnut tout de suite.
Sneaśda, la Reine des Neiges. Celle qui, en soufflant sur les égarés dans son domaine glacé, leur ôtait la vie, et emmenait leurs âmes dans sa besace pour qu’ils servent en son froid palais.
Son regard blanc se fixa sur le sien. Puis, avec un hochement de tête :
— La petite femelle noire, décida-t-elle.
*
Evaïa passa d’une cage à une autre. Sa nouvelle prison était une élégante corbeille aux entrelacs d’argent, fixée à l’arrière du char de sa nouvelle maîtresse. Cette dernière ne lui prêtait aucune attention. Elle paya le commissaire aux ventes, puis échangea quelques mots avec des connaissances - dont Kern, qui lui fit un signe aimable derrière son masque. Pendant ce temps-là, Evaïa restait prostrée dans sa cage comme un animal, en se demandant à quelle sauce elle allait être mangée. Jamais de sa vie elle ne s’était sentie plus proche du cochon avant la saignée.
— Pssst !
Evaïa tourna la tête vivement. Ymenyn se tenait derrière les barreaux, son visage sombre caché par sa capuche. Discrètement, il lui passa un objet sous sa manche.
— Ton sureau... prend-le.
Evaïa n’hésita qu’un instant. La pointe de fer était si petite qu’elle pouvait la cacher dans sa main.
— Ymenyn... je dois savoir. Qui m’a trahi ? Est-ce toi ?
Le sluagh, qui lui avait déjà tourné le dos, se figea.
— Non, finit-il par répondre. Un sluagh ne trahit jamais ses partenaires en affaires.
— Qui, alors ? demanda-t-elle d’une voix étranglée. Taryn ?
— Taryn... Taryn n’est plus. Elle s’est pendue ce matin, au moment où ils t’emmenaient.
Le bonnet rouge lui jeta un dernier regard sous sa cape.
— Bonne chance, dit-il enfin. Qu’Amarrigan te soit favorable.
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