2. Evaïa : le palais des glaces
Evaïa n’avait jamais eu aussi froid. La Cour d’Hiver portait bien son nom... ici, tout n’était que glace et neige, étendues désolées et bleuâtres noyées dans un crépuscule sans fin. Chaque portail était différent, mais celui-là était un miroir gelé dont le franchissement l’avait fendue jusqu’aux os. La reine, escortée par ses deux monstres à fourrure, caracolait devant sans se préoccuper d’elle. Elle mena le cortège dans une forêt de sapins sombres, dont les branches chargées de neige semblèrent à Evaïa aussi menaçantes que des mains de squelettes. Là, après avoir suivi une piste où son carcadann trottait sans s’enfoncer, elle déboucha sur une grande plaine blanche. Au loin s’élevait un château aux tours blanches, dont la silhouette agressive qui se découpait sur la lune pâle évoqua à Evaïa les sommets les plus escarpés de Jötunheimen, cette chaine de montagne que les vieux nommaient « pays des rejetons déviants des Ases ». Une autre manière de nommer les ælves... mais comme les anciens se trompaient ! Les jötnarr ne vivaient pas en Midgard. Ils habitaient ici, dans les Cours du monde des ælves, et rien, dans les paysages les plus fantasmagoriques du monde des hommes, ne pouvait rivaliser avec la démesure et la terreur induite par ceux d’Ælfheim. En se penchant à travers les barreaux gelés de sa cage, Evaïa s’aperçut que le sol sous leurs pieds n’était qu’une plaque de verre transparent, sous laquelle on pouvait voir les traverses et les coursives de navires brisés, figés pour l’éternité dans la glace. Les prises de guerre d’Hiver, exposées en trophées dans cette terrible Cour.
L’intérieur du château était à peine plus accueillant. Dans les interminables corridors glacés flottaient des bannières pâlies par le froid, dont le tissu délitant ressemblait à des cheveux de cadavre. Entrecoupées de miroirs et de portails de glace, les rangées et les arcades en ogive se superposaient à l’infini, donnant l’impression que ce palais de verre n’avait pas de fin. Le silence oppressant n’était rompu que par le craquement sourd des blocs de glace, qui respiraient et gémissaient comme une matière vivante. Lorsque sa cage heurta enfin le sol, Evaïa comprit que nul endroit au monde n’était pire que cet enfer de glace dans lequel elle venait d’atterrir.
— La nouvelle aslith, fit une voix derrière elle.
Le cœur d’Evaïa se réchauffa en reconnaissant les intonations rondes du sluaghwi. Ici aussi, il y avait donc des sluaghs ! Si tout le monde les craignait sur Midgard, Evaïa, elle, avait appris à les aimer.
— On me donne le nom d’Eivar, se présenta aussitôt Evaïa dans leur langue. Celle qui sert.
La bouille noire d’un sluagh apparut entre les barreaux. C’était un jeune, comme le montraient ses yeux ronds et le rictus irrépressible sur sa grande bouche pleine de dents. Surtout, il ne portait pas de bonnet.
— Éloigne-toi, Tuun, reprit la voix en sluaghwi. C’est la nouvelle servante de la reine.
Le dénommé Tuun recula. Sa langue pendait entre ses dents, comme celle d’un chien. Un sluagh adulte, portant une livrée empesée, parut alors devant elle.
— Je me nomme Arkik, premier intendant de Sa Majesté Sneaśda, se présenta-t-il. Mon fils, Tuun : il ne parle pas, sa langue est trop grosse pour sa bouche. Je suis heureux que Sa Sublimité ait finalement accepté d’acheter une aslith parlant notre langue. Depuis le temps que je le demandais...
Oubliant sa nudité, Evaïa effectua une petite révérence.
— Je ne pense pas qu’elle le sache. J’ai appris le sluaghwi lors de mon service à la capitale.
— Mais vous parlez la Haute Langue, n’est-ce pas ?
— Bien sûr. Tous les tributs l’apprennent.
Arkik la contempla de haut en bas.
— Mais vous semblez venir d’un endroit différent des autres tributs. C’est la première fois que je vois un tribut d’Uppsal avec une peau comme la vôtre.
Evaïa retint un sourire. On parlait d’elle comme on parlait de l’As Sidhe, dont on mentionnait sans cesse la couleur de peau.
— Je viens bien d’Uppsal. Mais ma mère venait sans doute d’un autre pays, loin dans le Sud.
— Qu’importe. Que vous soyez originaire des contrées chaudes ou froides d’Ælba, ici, la température est sans commune mesure avec ce que vous avez connu. Si vous ne buvez pas régulièrement le nectar d’immortalité, cette Cour vous tuera en moins d’une journée. Tuun, la coupe.
Evaïa baissa les yeux vers le liquide doré que le sluagh lui tendait dans un gobelet. Elle avait juré à Ælfbeorth qu’elle n’en boirait pas.
— Si je bois de cela... je serais damnée pour l’éternité, n’est-ce pas.
— Oh, les grands mots. Les Maîtres ont tourné le dos à Mannu il y a bien longtemps, c’est vrai, et depuis, ils vivent dans cet entredeux, loin de son regard. Mais vous n’avez pas le choix. Vous vous êtes portée volontaire pour les servir, et vous avez été choisie. En échange, vous vivrez éternellement. C’est bien ce que vous vouliez ?
Evaïa secoua la tête.
— Non. Je...
— Vous quoi ?
Je l’ai fait pour Ælfbeorth, eut-elle envie de dire. Mais elle s’aperçut que cela n’avait plus aucune signification pour elle. En fait, rien n’avait de signification.
Après avoir bu le nectar et mangé quelques baies, Evaïa fut conduite au quartier des serviteurs où elle fut introduite aux autres sluaghs. Au début timides et méfiants, les sluaghs se déridèrent en l’entendant parler leur langue. Elle reçut même de la femme d’Arkik, Khana, un grossier shynawil en laine et un bonnet rugueux. Evaïa savait que, en Ælfheim, recevoir des vêtements était un grand honneur : elle remercia donc chaudement, regrettant de ne rien avoir à offrir en retour. Bien sûr, ce n’était que partie remise.
Arkik lui fit ensuite faire le tour du propriétaire et l’instruisit de ses tâches. Elle devrait surtout se charger du ménage, du sol et des miroirs, notamment. La reine insistait pour qu’on n’y trouve aucune trace de neige.
— Mais comment réussirai-je à empêcher la neige de s’accumuler ? demanda Evaïa en regardant le plafond de la grande salle, ouvert sous une aurore boréale. La neige tombe constamment, même à l’intérieur.
— C’est là toute la difficulté, convint le sluagh. La reine ne nous confie jamais de tâche simple.
— Comment est la reine ?
Arkik lui jeta un regard rapide.
— Moins vous la verrez, mieux vous vous porterez.
Evaïa prit le conseil du sluagh au sérieux. Tous les jours, inlassablement, elle astiquait les sols et les miroirs de la grande salle. La reine, elle ne la croisait jamais. De temps en temps, Tuun venait l’assister, mais il passait surtout son temps à jouer. Qu’importe : Evaïa appréciait sa compagnie, qui égayait ses journées. Un jour, voyant qu’il avait froid aux oreilles, elle lui offrit son bonnet. Geste vain, puisque la première chose que fit Tuun une fois le bonnet reçu fut de l’ouvrir avec les dents afin de pouvoir y faire dépasser ses oreilles. Mais, pour la remercier de son geste, Arkik proposa de lui offrir quelque chose. « N’importe quoi », précisa-t-il.
Evaïa avait déjà son petit sureau en fer. Des maigres possessions qu’elle avait réussi à réunir à Tyraslyn, c’était la seule chose qui lui importait. Cela, et le luith de Śimrod.
— J’aimerais une boîte du luith du nouvel As Sidhe, Śimrod Surinthiel, demanda-t-elle alors.
Sous son bonnet noir, le sluagh la toisa de ses petits yeux jaunes. Mais il ne dit rien, et hocha la tête. Le lendemain, lorsqu’elle rentra de sa journée de travail, une boîte ouvragée l’attendait sur sa paillasse. En la reconnaissant, Evaïa sentit ses mains trembler.
Juste un peu, se résolut-elle en l’ouvrant.
L’odeur musquée et capiteuse qui s’éleva alors faillit la faire défaillir. Elle trempa un doigt prudent dans la substance gélatineuse, qui brillait doucement sous la faible lumière des lampes. Avec ça, elle pourrait tout supporter. Le froid, la solitude, la tristesse et les ténèbres de sa nouvelle vie.
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