5. Śimrod : proverbe khari

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Aohna – elle avait fini par lui dire son nom, au plus fort de la nuit – avait accédé à sa requête, et Uishna avait quitté Æriban. On l’avait remplacé par une batterie de jeunes ellonnil tout frais et bien panachés, qui, dès leur première nuit dans la jungle du temple, avaient été embusqués par les aios. Ce beau comité d’accueil avait fait découvrir à ces jeunes tous tremblants les joies de l’amour mâle au terme d’un combat particulièrement violent et acharné. En tant qu’As Sidhe, Śimrod avait bien entendu le droit de se servir en premier, mais il avait poliment décliné l’offre. Le postérieur d’Aohna, qui le convoquait assez souvent, lui suffisait amplement.

Lorsqu’on annonça le cinquième barsaman de la saison, Śimrod ne fut pas surpris. Le conseil du temple ne voulait pas d’un semi-orc comme As Sidhe : la Haute-Cour avait besoin d’un mâle de pure race, capable de produire de vigoureux et parfaits ædhil. Pour eux, Śimrod était un obstacle, une gêne à éliminer. Il fut bien entendu convoqué, et là encore, ce ne fut pas une surprise. En revanche, il fut étonné de voir figurer le nom d’Arwynn sur la liste des appelés. Avait-il osé montrer sa jalousie, déplaisant ainsi à Aohna ? Certains mâles ne supportaient pas de partager leurs femelles. C’était ancré en eux, comme la mémoire atavique de l’époque où les ard-ælim régnaient sans partage sur un harem soumis et dédié à leur usage exclusif. Ou alors, Arwynn s’était porté volontaire, dans le but de se venger de son rival. Dans un cas comme l’autre, le résultat serait le même. Enfin, il allait pouvoir se venger de cet Arwynn, qui lui tenait la dragée haute depuis son arrivée à Æriban.

Le jour fatidique, la foule était venue en masse de tous les quatre coins des Vingt-et-un royaumes pour voir l’As Sidhe semi-orc qui provoquait tant de remous. Son caprice lors du dernier barsaman avait fait grand bruit. Qu’un sidhe soit si fort qu’il puisse se permettre d’épargner un rival représentait une première dans l’histoire de ce sport : rares étaient les combattants qui arrivaient sur le dernier pilier avec une telle avance.

Śimrod, qui avait perdu le droit d’utiliser l’antichambre des arènes et sa masseuse attitrée, se retrouvait livré à la curiosité populaire comme à ses débuts. Le corps nu et soigneusement huilé, la chevelure dénouée et le cou retenu par une grosse chaîne encastrée entre deux colonnes de marbre rouge de l’arène, chaque sidhe était exposé à la foule qui patientait dehors. Puis on leur retirait leur collier et on leur remettait armes et armures. Lorsque Śimrod s’empara de la sienne, la fameuse lame à triple configuration, la plèbe excitée laissa éclater sa joie.

— Neaheicnë !

— Tue ton adversaire cette fois ! hurla une voix.

Śimrod jeta un regard hautain au banc de femelles qui s’étaient agglutinées au premier rang pour le voir passer. Lorsqu’une main intrusive vint tâter sa cuisse, il regretta de ne plus avoir son panache pour pouvoir la repousser d’une pichenette dédaigneuse.

— Qu’il est musclé ! Vous croyez que son membre mâle sera aussi dur ?

Chacune y allait de son commentaire.

— Si seulement je pouvais l’avoir comme As Ellon... soupira une jeune elleth. Mais ma mère me l’a interdit.

— Elle fait bien, renchérit une autre. On ne donne pas pour premier mâle un orc à une femelle inexpérimentée. Celui-là te déchirerait !

— C’est faux. J’ai entendu dire qu’il était très précautionneux et attentionné, au contraire...

Dans ce groupe de femelles excitées, une seule restait silencieuse, un peu en retrait derrière les autres. Śimrod lui jeta un regard rapide : il émanait d’elle une sensation de froid qui contrastait vivement avec la chaleur venue du cratère béant qui les attendait au centre de l’arène. Ses yeux, qui ressemblaient à quatre morceaux d’argent, restaient fixés sur lui. À la vue de sa couronne de stalagmites transparentes comme du verre et de sa robe de diamants bleutés, Śimrod reconnu en elle la terrible Reine d’Hiver, réputée dans tout l’empire pour sa cruauté. Elle était connue pour ne jamais quitter sa Cour, située à l’extrême inverse de Tyraslyn. Que faisait-elle ici, au royaume d’Été ?

Śimrod évacua cette question qui ne le concernait pas et s’avança directement sous les statues des héros du barsaman. Il avait été question d’en ériger une le représentant sous la forme de Neaheicnë, mais parce qu’il avait déshonoré l’arène en refusant d’achever Uishna la dernière fois, on avait mis un terme définitif à ce projet. De toute façon, tous ces combattants étaient morts. Lui n’avait aucune intention de mourir.

— Śimrod !

La voix venait des gradins. Śimrod jeta un coup d’œil rapide, sachant d’avance ce qu’il allait y trouver.

Les orcs étaient toujours là. Chaque fois plus nombreux... Entouré de ses guerriers-liges, un massif chef de guerre siégeait, un plateau de viande à sa dextre. Avec sa peau tachetée de sombre et sa chevelure couleur d’os pâle, qui coulait en longues tresses sur son crâne à moitié rasé, il ressemblait tant à l’As Sidhe que tous avaient les yeux sur lui.

— Et pourquoi pas s’exposer avec ses concubines volées parmi les nôtres, comme le haut roi de Dorśa ? grogna Arwynn en se positionnant aux côtés de Śimrod. Ces orcneas sont de plus en plus confiants. Il faudrait rapidement faire quelque chose... tout cela, c’est à cause de toi, bien sûr.

Śimrod lui coula un regard de côté.

— Ce n’est pas moi qui ai dit à ces orcs de venir. D’ailleurs, je ne connais aucun orc.

— Mais eux te connaissent tous. Il parait que tous les chefs de clan de Faerung se vantent d’avoir planté leur dard dans l’orifice de la mère de l’As Sidhe. Sur le tas, il y en a forcément un qui dit vrai. Combien d’orcs l’ont sailli ? Cinquante, cent ? Plus encore, n’est-ce pas ? On dit que Gulbaggor était tellement fier de son trophée qu’il l’offrait à tous ses vassaux...

Śimrod lâcha son arme et saisit Arwynn à la gorge. Il en avait trop entendu.

— Que tu m’insultes moi, passe encore, grogna-t-il. Mais ne salis pas la mémoire de ma mère !

Arwynn laissa éclater un rire métallique.

— La salir ? Parce qu’elle était immaculée, cette mémoire ? Il y a autre chose qu’on raconte : ce sont les cris de plaisir qu’elle poussait lorsque tous ces orcs la montaient, et Gulbaggor, l’assassin de son consort, tout particulièrement.

Le rugissement que poussa Śimrod fit tourner toutes les têtes : il était désormais clair que le spectacle se passait ici, avant même le coup d’envoi du barsaman.

— Pour cela, je vais te tuer, Arwynn ! déclara-t-il en tendant le bras au-dessus de la lave.

Une exclamation outrée, contenant autant de surprise que d’excitation, s’éleva des gradins.

— Śimrod Surinthiel, le combat n’a pas encore commencé ! hurla le héraut.

Arwynn n’était qu’à quelques mètres au-dessus du bassin en fusion, retenu uniquement par la force du bras de Śimrod. Et pourtant, il le regardait, le sourire aux lèvres.

— Vas-y, Śimrod. Montre-leur à tous le peu de cas que tu fais de nos coutumes. Au fond, tu ne respectes rien, je le sais.

— Dernier avertissement avant la disqualification, Śimrod Surinthiel !

Śimrod hésita. Depuis le temps qu’il voulait la peau de cet Arwynn... mais il avait tout le temps de l’avoir. Plus tard.

— Tu seras le premier que j’éliminerai, grogna-t-il en relâchant le sidhe au sol.

Ce dernier se releva péniblement. Une partie de sa longue chevelure noire avait disparu, ses pointes rongées par les flammèches qui montaient du cratère.

— Tu n’en auras pas l’occasion, murmura-t-il, la main sur sa gorge abimée. On ne te laissera plus combattre.

Śimrod fronça les sourcils. C’était donc ça... Arwynn avait fait exprès de le provoquer, dans le but de gagner le barsaman. La décision du héraut lui confirma ses soupçons :

— Disqualifié !

Arwynn souriait largement. Mais ce sourire s’évanouit lorsque le héraut annonça la suite de sa décision :

— Je déclare le barsaman annulé. Śimrod Surinthiel est définitivement exclu de l’arène !

Un grondement de colère monta des gradins. Les orcneas manifestaient bruyamment leur colère... Śimrod profita du désordre pour se tourner vers Arwynn.

— Affronte-moi. C’est notre dernière chance de régler nos différents.

— Tu crois que j’ai envie de me battre contre toi ? aboya Arwynn. Non, tout ce que je veux, c’est que tous remarquent ce que tu es, et qu’on t’enferme dans le dernier sous-sol du temple, couvert de chaines. On te ressortira pour la guerre, quand il y en aura une !

Śimrod repoussa du bras les deux aios qui s’avançaient vers lui, collier ouvert, et se tourna vers Arwynn.

— Je n’avais rien contre toi, au départ, grinça-t-il.

— Moi, j’ai vu clair dans ton jeu dès le début ! Tout ce que tu voulais, c’était sauter Aothna. Alors qu’elle m’appartient, à moi seul !

— Idiot ! Nous ne sommes que des mâles. Les ellith nous utilisent comme des jouets. Et toi, tu prétends t’en réserver une ?

— En tout cas, elle méritait mieux qu’être déshonorée par un semi-orc bestial !

— C’est ce qu’elle voulait. Si tu voulais qu’elle te convoque, il fallait te montrer un peu plus énergique !

Les deux mâles s’empoignèrent, sous les hurlements et les rappels à l’ordre du héraut.

— À moi la garde ! Séparez-moi ces deux aios !

Trop occupé avec Arwynn, Śimrod ne vit pas venir les deux aios derrière lui. Le collier claqua autour de son cou, et il fut brutalement tiré en arrière. Il arriva la même chose à Arwynn.

— Qu’on ramène ces deux mâles rebelles à Æriban, déclara Aohna en sortant de l’ombre, un sourire satisfait sur sa large bouche. Plus de barsaman pour eux.

Arwynn, rendu encore plus furieux par la présence de sa femelle, feula, dardant ses crocs sur son ennemi. Śimrod eut du mal à se retenir de rire : son rival avait perdu tout le vernis civilisé qu’il avait eu tant de mal à se donner.

— Tu ressembles à un orc, Arwynn, le tança-t-il. Continue comme ça, tu es sur la bonne voie pour qu’Aohna te convoque enfin et t’autorise à lui planter ton braquemart dans le derrière !

Arwynn gronda et, d’un coup d’épaule, envoya valser l’aios qui le tenait. Il se jeta sur Śimrod, mâchoires claquantes et griffes sorties. Ce dernier se déporta sur le côté au dernier moment : Arwynn, entrainé par son élan, bondit droit dans le cratère fumant sous le regard horrifié d’Aohna.

— Plutôt que de te venger de ton ennemi, assieds-toi sur le bord de la rivière et regarde passer son cadavre, dit sombrement Śimrod en regardant la gardienne. C’est un proverbe de Kharë, l’endroit d’où vient ma mère.

Le visage plus blanc encore que celui de la reine des Neiges, Aohna gardait les yeux fixés sur le cercle de lave bouillonnante qui venait d’engloutir son mâle.

— Emmenez ce monstre loin de ma vue, réussit-elle à articuler entre deux hoquets. Que je ne le revoie plus jamais.

Śimrod esquissa une révérence ironique, à la manière d’Ardaxe. D’une pierre, deux coups... Jamais de sa vie il ne s’était senti aussi khari qu’aujourd’hui.

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