4.4 Śimrod : la piste
Śimrod ouvrit les yeux. Il avait encore rêvé de sa mère. Le fait d’être à Faerung avait sans doute ravivé ses souvenirs... des souvenirs ataviques, qui devaient faire partie d’une sorte de mémoire collective orque. Après tout, il était encore dans le ventre de sa mère lorsque tout cela était arrivé.
Non, se morigéna-t-il. Tu sais très bien que non. Puisque c’est Gulbaggor qui...
Ou alors, tu as tout imaginé, le coupa Melaryon en s’invitant dans ses pensées. Inventé toutes ces choses dans ta tête.
Śimrod esquissa un rictus carnassier.
— Je croyais que tu ne devais plus faire ça ? dit-il tout haut. On avait convenu d’arrêter les trucs de vieux couple, toi et moi.
— Je suis obligé d’intervenir quand tu te prends trop la tête, grogna le wyrm en réponse. Et puis, j’ai quelque chose à t’annoncer. Une mauvaise nouvelle.
Śimrod perdit son sourire immédiatement. Sans que Melaryon n’ait à le dire, il comprit immédiatement ce qu’il en était : c’était la fille. L’humaine.
— Où est-elle ?
— Dehors.
D’un coup d’œil, Śimrod avisa l’absence de son shynawyl.
— Depuis quand ?
— Suffisamment longtemps pour avoir des ennuis. C’est Siwan qui m’a averti. Il s’inquiétait de ne pas la voir revenir.
— Revenir ? aboya Śimrod en cherchant le sluagh du regard. Parce que c’est lui qui l’a laissé sortir ?
— Il croyait bien faire. L’humaine a dit qu’elle allait chercher du lait...
— Du lait ?
— Elle a cru que tu avais bouffé la chèvre qui fournissait le lait du bébé.
Śimrod jura. Quelle humaine stupide !
— Elle me prend vraiment pour un ogre sans cervelle, gronda-t-il en attrapant le nouveau shynawil que Siwan, l’air coupable et les oreilles plaquées au crâne, lui tendait.
— Je suis impardonnable, seigneur... commença-t-il maladroitement. J’aurais dû lui dire que...
— On verra ça plus tard. Vers où est-elle allée ?
— La dernière fois que je l’ai vue, c’était à l’orée de la forêt, répondit Melaryon.
Śimrod cogna du poing le pilier de son lit.
— Droit vers les terres orques... c’était qui déjà, le drughi du territoire le plus proche ?
— Wardtivk-le-cruel, lui répondit Melaryon. S’il est toujours en vie.
— Bon. J’y vais. Si je ne suis pas revenu d’ici la prochaine lune...
— On t’envoie les renforts ? ironisa Melaryon.
— Tu vas directement à Æriban, et tu récupères Ysatis. (Śimrod marqua une pause.) Tu sais ce que ça veut dire.
La voix du wyrm s’éleva, à la fois glaciale et sirupeuse.
— Vraiment ? Tu m’autorises à démolir le temple ?
— Et tu reviens me chercher ici, avec la perædhelleth. Moi, je t’attendrai sur le lac avec l’humaine.
Ni Śimrod ni Melaryon — et encore moins Siwan — ne doutaient que l’un ou l’autre puisse faillir à accomplir l’objectif qu’ils s’étaient fixés. Et c’est sûr de cette résolution que Śimrod quitta le cair, un nouveau shynawil sur l’épaule, et son sigil configuré en deux lames coupantes comme des ailes de stryges.
*
Śimrod retrouva la piste d’Evaïa rapidement. Dans cet environnement dépeuplé d’humains, son odeur jurait comme la piste ensanglantée d’une proie. Śimrod la suivit dans la forêt, puis dans la clairière, jusque dans la cabane où elle s’était réfugiée. Il la fouilla et trouva l’autel dédié à Arawn, le sældar de la fin. L’odeur de l’humaine était plus forte ici. Elle avait offert son sang à Arawn... Śimrod tendit un index pensif sur le point rouge qu’avait tracé Evaïa sur la statue. Cette jeune humaine était inconsciente. Elle avait demandé quelque chose au dieu de la Fin, quelque chose qu’il lui faudrait payer. Et l’Annihilateur ne se contentait pas de petits prix.
Śimrod laissa la cabane derrière lui et reprit la piste de l’humaine, rendue plus visible par les traces laissées par les orcs dans la neige. Six guerriers, tous lourdement armés. La troupe s’était enfoncée dans la forêt, de l’autre côté de la clairière, droit vers les montagnes. Śimrod leur emboita le pas.
*
Il ne fallut que quelques pas à Evaïa pour qu’elle s’écroule dans la neige. Le froid avait eu raison d’elle. Ses mains étaient attachées : elle fut donc trainée sur quelques mètres avant que Urs-Yrr, le fils aîné du drughi, ne s’en aperçoive.
— On s’arrête ! tonna-t-il en levant un poing imposant. La proie vient de tomber.
Azlar, le jeune guerrier tout juste initié qu’on avait chargé de la captive, se retourna, surpris. Il n’avait rien entendu ni senti.
— Idiot, grogna Urs-Yrr en passant à côté de lui. J’espère que la proie n’est pas morte ! Où est l’autre ?
Le guerrier tapota le sac en peau qu’il portait en bandoulière.
— Je l’ai là, drughi.
Urs-Yrr lui jeta un regard agacé. Il n’y avait pas de chef dans leur troupe : ils appartenaient à la même classe d’âge, et même s’il était le fils de Wardtivk dit « le Cruel », drughi de la horde, il ne possédait aucun rang.
— Coupe la corde, grogna-t-il néanmoins.
Pendant que le guerrier s’exécutait, le fils du drughi s’agenouilla dans la neige. Le shynawil dans lequel l’humaine s’était emmitouflée l’avait protégée du froid, mais pas de la fatigue, et les orcs, qui faisaient trois fois sa taille, marchaient vite. Urs-Yrr la retourna et passa sa grande main devant son visage : elle respirait. Puis, d’une main brusque, il replaça les pans du shynawil sur sa gorge dénudée. Derrière lui, Azlar, qui observait la scène avec une attention religieuse, émit un petit grognement frustré. À l’instar de ses compagnons, il n’avait pas encore conquis sa première femelle : le parfum de cette humaine l’excitait. Mais il fallait d’abord prendre l’avis de l’ard-elath Asherah. Peut-être les autorisait-elle à saillir cette proie, avant qu’elle ne soit sacrifiée. C’était cette seule perspective qui les avait convaincus de retourner au clan au lieu de l’égorger sur place, comme ils avaient eu l’intention de le faire au début. Quant au bébé, il n’était pas assez gros pour faire un sacrifice convenable : Urs-Yrr avait pensé à le ramener en cadeau pour l’ard-elath, afin de la rendre bien disposée envers eux. Si elle décidait qu’Arawn acceptait de recevoir une proie déjà pleine, alors, il pourrait soulager ses fièvres pendant une lune ou deux, avant la nuit du grand sacrifice.
— On y va, ordonna Urs-Yrr en posant sur Azlar un regard dangereux.
La proie était à lui. Il serait le premier à passer, même s’il devait jouer des crocs et crever des yeux au passage. Cela faisait trop longtemps qu’il attendait. Les femelles se faisaient rares, ces derniers temps, qu’elles soient humaines ou pas.
Le jeune orc souleva la captive inanimée et la chargea sur ses épaules. Au moment où il s’apprêtait à se retourner, le vent glacé de la plaine lui apporta une odeur inconnue. Celle d’un mâle mature, qui faisait écho à celle qu’il sentait présentement, avec la fourrure du shynawil pressée contre son cou... le propriétaire de l’humaine. Il venait la chercher.
— Qu’est-ce qu’il y a, drughi ? insista Azlar en voyant Urs-Yrr fixer le chemin qu’ils venaient de tracer, les yeux plissés.
Instantanément, les cinq guerriers restants dégainèrent leurs armes et se retournèrent. Ils avaient senti qu’il se passait quelque chose d’anormal.
— Du calme... tempéra Urs-Yrr. C’était trop beau, ce cadeau ne pouvait pas nous tomber tout cuit dans le bec !
— Qu’est-ce que tu veux dire, drughi ? demanda Azlar, qui s’était rapproché.
— Cette femelle est l’aslith d’un sidhe. Un mâle plutôt imposant, d’après la taille de son panache.
Azlar baissa les yeux sur la fourrure qui ornait le shynawil, semblant la remarquer pour la première fois. Petit, sa mère l’avait laissé tomber de son dos en grimpant à un arbre pour échapper aux ardeurs un peu trop pressantes de son mâle, alors qu’elle venait tout juste de mettre bas. Depuis, on disait de lui qu’il avait l’esprit un peu lent.
— Qu’est-ce qu’on fait, drughi ?
Us-Yrr continuait de fixer l’espace entre les arbres enneigés, comme s’il s’attendait à y voir apparaitre une menace.
— On continue, grogna-t-il. La route est encore longue.
Le sidhe qui les poursuivait aurait bien le temps de les rattraper... au fort de la harde, où l’attendaient deux centaines d’orcs qui seraient ravis de mettre en pièces l’un de ces prétendus guerriers d’élite !
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