4.11 Śimrod : la nuit des supplices 1
Śimrod avait perdu du temps, avec la fuite d’Evaïa. Dans l’idéal, il lui aurait fallu arriver un petit peu avant, le temps de décider d’une stratégie. Il avait beau avoir été l’As Sidhe, le vainqueur du barsaman, il n’avait jamais affronté tous les aios du temple en même temps. Encore moins alors que la lune rouge brillait dans le firmament, transformant les 88 mâles en barbares assoiffés de sang. Sans compter le fait qu’il y avait désormais un nouvel As Sidhe.
Dans ce cas, la meilleure stratégie est sans doute l’attaque-surprise, décida-t-il en contemplant les ruines du temple d’Æriban qui se dressait en haut de la muraille des sommets immaculés, exactement là où Wardtivk le lui avait indiqué. Et jusqu’ici, cette stratégie lui avait plutôt réussi. On ne change pas une recette qui marche !
Une fois Melaryon entré en résonnance avec le temple, Śimrod traversa la coursive principale pour rejoindre la salle des armes, afin de connecter son petit portail à celui du temple en ruines, encore actif. Evaïa sortit de l’ombre juste à ce moment-là. Elle avait toujours l’air de surgir ainsi, des ombres même, dans laquelle elle se fondait aisément.
Śimrod lui jeta un bref regard, sans même prendre le temps de s’arrêter.
— Je dois partir. Surtout, reste sur le cair en mon absence. Si je ne reviens pas, Melaryon te conduira chez les tiens.
La jeune femme, qui n’avait cessé de le fixer de ses étranges yeux ambrés, leva un sourcil, flegmatique.
— Il y a donc une chance pour que vous ne reveniez pas ?
Cette fois, Śimrod s’arrêta, presque vexé.
— Ce combat sera le plus dur que je n’ai jamais mené, lâcha-t-il avec une once de fierté bafouée. Je vais affronter tous les gardiens d’Æriban en même temps, et leur As Sidhe !
— Je croyais que c’était vous, l’As Sidhe ? le coupa Evaïa, provocante. Le plus fort des aios ?
— Plus aujourd’hui, puisque j’ai rendu mon titre pour devenir maître d’armes de Sneaśda ! Un nouveau m’a remplacé, et d’après ce qui se raconte, il est plutôt fort.
La jeune humaine garda la même expression.
— Je ne m’en fais pas pour vous. Nouvel As Sidhe ou pas, je sais que vous gagnerez. Comme d’habitude.
Śimrod sentit le sang à l’intérieur de ses veines commencer à bouillir. Elle le provoquait... ou bien c’était le début des effets de la lune de Naeheicnë qui se faisaient sentir sur lui.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— N’êtes-vous pas semi-orc, fils de l’un des plus puissants drughi de Faërung ? En plus de cela, Arawn vous a choisi. Et puis... vous n’avez même pas pris la peine de mettre votre armure. Vous y allez presque aussi nu que pour une convocation nocturne chez la reine, remarqua Evaïa en laissant délibérément ses yeux trainer sur les pectoraux puissants de son interlocuteur.
Śimrod sentit la pointe de ses oreilles rougir. Cela ne lui était pas arrivé depuis son adolescence.
— Aucun aios ne doit porter d’armure lors de la Nuit des Supplices, objecta-t-il. Ce serait déloyal.
— Pourquoi ce combat à moitié nu ? Et pourquoi cette nuit ?
— Je n’ai pas le temps de répondre à tes questions, grogna Śimrod. La lune rouge est déjà haute. Je le sens dans mon sang.
— Je le sens aussi. Vous exhalez plus de luith qu’à l’ordinaire... C’est pourquoi je vous pose la question. Au cas où vous ne reviendrez pas.
Śimrod se retourna pour lui faire face complètement. Il pouvait bien lui consacrer un peu de temps encore. Depuis leur séjour dans le clan de Wardtivk, quelque chose avait changé en elle.
Il a parlé de « petite fente étroite ». Il m’aurait peut-être donné du plaisir, pour changer ? C’est vous qui dites que les « massues orques » me font peur, mais ce n’est peut-être pas la vérité.
— Depuis quand un sidhe rend-t-il des comptes à son esclave ? tenta-t-il, soudain joueur.
Elle lui répondit du tac au tac.
— Depuis quand suis-je votre esclave ?
Śimrod grogna. Cette humaine avait toujours réponse à tout.
— Techniquement, tu l’es. Tu appartiens à la Cour d’Hiver, et je suis le maître d’armes de la Cour d’Hiver.
— Sauf que j’ai passé un pacte avec vous, et vous avez promis de me libérer.
— C’est vrai, grinça Śimrod. Mais je croyais que tu avais peur de moi, que j’étais un horrible monstre dévoreur de chèvres ? C’est bien pour ça que tu as pris ce risque insensé en t’enfuyant, non ?
Cette fois, Evaïa garda le silence. Śimrod sourit : il avait marqué un point.
— Ce soir, c’est la nuit des Supplices. Et le prix qui est donné aux aios est Ysatis, une perædhelleth que j’ai connue autrefois. L’ancienne incarnation de Narda. Ardaxe prétend qu’elle est morte, mais je ne le crois pas : il est tout à fait capable de m’avoir dit ça pour que je renonce à elle.
Evaïa le regarda. Toute la tension était retombée.
— J’ai connu Ysatis, moi aussi... elle a servi au Nimfeach, pendant un temps. Avec Taryn, une autre perædhelleth, c’était celle qui avait le plus de succès.
Śimrod fronça les sourcils. De quoi lui parlait-elle ?
— Le Nimfeach ? Qu’est-ce que c’est ?
Cette fois encore, Evaïa ne répondit pas. Śimrod la scrutait, tentant de déchiffrer ses pensées. Quelle femelle étrange et imprévisible que cette adannath !
— Qu’allez-vous faire d’elle, lorsque vous aurez tué tous les autres ?
— Je vais la ramener sur le cair, et la conduire sur Ælba, comme toi.
— Vous n’allez pas vous emparer d’elle ? C’est la lune rouge. Vous en aurez forcément envie. Après tout, c’est vous qui l’avez déflorée... c’est par votre faute qu’elle est tombée aussi bas.
Śimrod soupira et secoua la tête, dépité. Ainsi, c’était ce qu’elle pensait de lui ! Rien n’avait changé. Mais on ne pouvait rien y faire. Ce n’était qu’une humaine : comment aurait-elle compris qui il était, derrière cette apparence qu’elle jugeait monstrueuse ?
— Tous mes actes ne sont pas déterminés par l’accès ou non à une femelle derrière, lui lança-t-il d’une voix posée en s’appuyant contre l’un des immenses piliers soutenant le pont. Je n’ai pas touché Ysatis, cette nuit-là. Et si je veux arriver à temps pour la Nuit, ce n’est pas pour m’accoupler. D’autant plus que j’ai eu ma dose hier, avec cette Netenmü, et toutes les autres qui sont venues me solliciter derrière !
Śimrod faillit sourire en se souvenant de cette nuit-là. Ces femelles orques étaient insatiables ! Mais Evaïa, elle, ne sembla pas trouver cela drôle.
— Si cela vous incommodait tant, vous pouviez toujours refuser, lui objecta-t-elle, les bras croisés. Mais vous êtes un mâle entier. On m’a expliqué que vous étiez comme les étalons dans les troupeaux de chevaux : on doit vous garder à l’écurie, et ne vous sortir que pour saillir une jument ou participer à un raid particulièrement ardu. Vous ne pouvez être lâchés que pour tuer ou saillir : c’est ce qu’on dit.
— Sauf que les aios réfléchissent, se défendit Śimrod. Un carcadann est une créature dénuée de connaissance d’elle-même : contrairement à nous, humains et ædhil, il n’a pas conscience d’obéir à un schéma déterminé, ou d’être exploité.
— Vous avez donc le sentiment d’être exploité ? répliqua Evaïa du tac au tac.
Śimrod réfléchit un instant. Ah, elle lui posait des questions bien difficiles ! Il ne savait plus par quoi commencer pour se justifier.
— Oui. Les ellith nous exploitent. Mais elles ont de bonnes raisons de le faire.
— Lesquelles ?
Śimrod poussa un long soupir. Allait-il vraiment raconter l’histoire du Peuple à cette humaine ? Il décida que oui.
— Autrefois, l’ordre était inversé. Les femelles appartenaient aux mâles. Le plus fort était le dominant d’un clan, et il pouvait saillir toutes les femelles qu’il voulait. Comme chez les orcs.
— Vous êtes le mâle dominant du clan de Sneaśda, observa très justement l’humaine. Pourquoi ne pouviez-vous pas vous accoupler avec toutes les femelles, si elles vous appartenaient ? Il y avait beaucoup de jeunes femelles, là-bas.
— Parce que les règles ont changé, il y a bien longtemps, répondit Śimrod en croisant les bras. Les ellith ont fini par se révolter contre cette hégémonie du pouvoir mâle, et elles ont décidé qu’il était plus sage et plus équitable que ce soit les femelles, en charge de porter les petits et de les nourrir, qui s’occupent de la reproduction. Aujourd’hui, seuls les mâles les plus beaux et les plus forts, choisis par les femelles, y sont autorisés. L’agressivité des mâles frustrés est utilisée pour les guerres contre les autres clans – les Cours, si tu préfères. C’est ainsi que fut instituée la tradition d’Æriban : Naeheicnë, le sældar qui y est vénéré, représente le pouvoir et la force mâle dans tout ce qu’elle a de plus archétypal. Il est violent, assoiffé de combats et de sexe, mais en même temps, on a besoin de lui pour perpétuer la race et la défendre.
Evaïa secoua la tête.
— N’est-ce pas une façon primaire de considérer le monde ? Il y a d’autres façons d’être un mâle que de s’adonner à la violence pure et la luxure. Le Christ nous a montré à tous qu’une autre voie était possible. Vous-même reconnaissez agir pour d’autres motifs que le massacre et la reproduction…
— J’ai beaucoup de mal à me retenir de massacrer et de saillir tout ce qui bouge lorsque la lune est rouge, répliqua Śimrod. C’est une réalité. Ce n’est pas impossible, mais c’est dur.
— Un bon chemin est toujours plus ardu. La facilité, elle, mène à la damnation.
Śimrod hocha lentement la tête. Les propos plein de sagesse de cette humaine le surprenaient, car ils faisaient écho à ce qu’Ardaxe leur disait. Pour un peu, il se serait cru lors d’un prêche de l’Aleanseelith !
— C’est vrai. C’est lorsque les ædhil ont pris conscience de cela qu’ils ont pu prendre leur envol et s’auto-déterminer. C’est pareil pour vous, les adannath. Et vous pouvez nous remercier pour cela ! Fut un temps pas si lointain où vous étiez comme le Peuple d’antan. Mais il faut en passer par là, pour se libérer. Qui peut prétendre choisir le bon fruit avant d’avoir mordu à pleines dents dans les deux ? Et comme tu l’as dit, le plus sucré n’est pas forcément le meilleur.
— Ælfbeorth m’a raconté que c’était en effet les ædhil qui nous avaient révélé notre place dans le monde. Mais cela vous a fait perdre la vôtre… ne regrettez-vous pas l’époque où vous vous contentiez du rôle que vous avait donné le Créateur ?
— Et toi, est-ce que tu regrettes de savoir tout ce que tu sais aujourd’hui, et de connaître toutes les souffrances que cette connaissance t’a amenées ?
Evaïa secoua gravement la tête. Ce constat amena un demi-sourire à Śimrod.
— C’est pareil pour moi. Maintenant, je ne peux plus revenir en arrière. Et c’est pour cela que je devais venir en aide à Ysatis et la libérer sans lui faire le moindre mal. Cela répond à ta question ?
Evaïa baissa les yeux. Elle semblait enfin le croire, et ne plus le prendre pour un monstre.
— Oui... mais j’en ai une autre pour vous, finit-elle par dire en relevant la tête.
Śimrod lui avait déjà tourné le dos. Il s’arrêta néanmoins.
— Quoi ?
— Pourquoi avez-vous accepté ces femelles orques, hier ?
Śimrod se mordit la lèvre. Elle ne lâchait pas l’affaire !
— Parce que j’étais déjà sous l’influence de la lune rouge. Et que sinon... c’est toi que j’aurais prise !
Evaïa releva ses iris ambrés. Ses yeux se plantèrent dans ceux de Śimrod comme si elle allait le défier : c’était la première fois qu’elle osait le regarder ainsi.
— Rien ne vous empêche de le faire, le provoqua-t-elle.
Śimrod reçut l’attaque en plein cœur. Si on mettait de côté les ellith du clan de Wardtivk, c’était la première fois qu’une femelle lui parlait ainsi. Elle ne lui ordonnait pas, mais ne se soumettait pas non plus. Elle proposait.
— Je te ferais mal. Et je veux plus faire souffrir les humains.
Plus maintenant que je te connais, ajouta-t-il mentalement.
Evaïa croisa les bras sur sa poitrine, comme si elle voulait se protéger de quelque chose.
— Avant de venir ici – je veux dire, à la Cour d’Hiver... j’ai servi pendant plusieurs lunes comme esclave de plaisir dans cette maison Nimfeach dont je parlais tout à l’heure. Je connais la sauvagerie des mâles de votre race... je sais ce qu’ils sont. Mais vous, Śimrod... vous n’êtes pas comme eux.
Śimrod eut un rire amer. C’était donc cela... pourquoi ne s’en était-il pas douté ? Cette malheureuse humaine avait vécu un cauchemar encore pire que le sien. Śimrod se croyait endurci, mais en imaginant Evaïa montée par les pires rebuts de la société ædhel, il sentit son cœur bouillir de tristesse et de rage.
— Je vois. L’origine de ta si piètre opinion de nous... Moi non plus, je ne te comprends pas, humaine. Avant toi, jamais je n’avais échangé plus de trois mots avec ceux de ton espèce. Je vous pensais idiots, comme des faux-singes... puis j’ai rencontré Ysatis.
—Vous l’aimiez ?
Sa question avait fusé d’une traite. De nouveau, Śimrod lui octroya un sourire indulgent.
— Non. Je n’ai jamais aimé personne : je suis un sidhe, un guerrier né et élevé pour tuer... et pour féconder des femelles afin d’améliorer la race, oui. Comme toi, quelque part. Mais Ysatis m’a ouvert les yeux. C’est elle qui, la première, m’a parlé de Mannu et de votre secte. Elle employait les mêmes mots que toi. Et ces mots faisaient écho à ceux que m’avait dits mon ami d’enfance. Plus important encore, ils sonnaient juste à mon cœur.
— Un cœur ? Vous en avez donc un ? lança Evaïa, vive comme l’éclair.
Śimrod sourit. Parler avec cette fille, c’était comme échanger des passes au fleuret avec Ardaxe.
— Bien sûr. Tu l’as dit toi-même : le Peuple ressemble bien plus aux adannath qu’il ne le souhaiterait. Ce que ton Ælfbeorth raconte sur nous n’est pas entièrement faux. C’est pour cela qu’il est dangereux, d’ailleurs.
— Vous comptez toujours le tuer, comprit Evaïa.
— Oui. Ce sera ma prochaine quête, après avoir sorti Ysatis d’Æriban, et vous avoir toutes les deux ramenées sur Ælba.
Śimrod s’aperçut que quelque chose avait troublé la jeune humaine : elle avait de nouveau cessé de le regarder. Cet Ælfbeorth... elle avait sans doute encore des sentiments pour lui.
Mais ce n’était pas le moment de penser à cela.
Finalement, Śimrod s’approcha d’elle doucement et lui souleva le menton.
— Si je reviens en bon état, et que j’ai accompli ma mission... on reparlera de tout ça. Si tu veux, bien sûr.
— Oui, acquiesça Evaïa sans le quitter des yeux. Je le veux.
Étrangement, cette réponse attisa un feu puissant dans la poitrine du semi-orc. Bien plus puissant que l’influence de la lune rouge qui faisait bouillir son sang.
Je vais régler cette affaire vite fait, décida-t-il en son for intérieur. Puis j’aurais une nouvelle discussion avec elle.
Ces discussions avec Evaïa lui plaisaient bien.
Sûr de lui, Śimrod poussa la lourde porte qui menait vers la salle des armes, et le portail vers Æriban. Au moment où il allait la franchir, Evaïa l’interpella.
— Śimrod ?
Il lui jeta un regard par-dessus l’épaule, gravant dans sa rétine l’image de la jeune femme adossée contre le pilier sculpté qui soutenait le pont.
— Reviens entier.
Annotations