4.17 La promesse non tenue
Les rayons du matin neigeux de Faerung vinrent frapper Evaïa à travers les branches de sapin ornées de gemmes qui formaient le ciel de lit du khangg de Śimrod. Elle battit des paupières, avant de se pelotonner contre la silhouette massive à ses côtés. Un sourire fin et malicieux flotta sur son visage, comme un reste de la volupté de la nuit.
— Ce qu’on dit de l’As Sidhe est vrai, murmura-t-elle, une mèche de la chevelure blanche de Śimrod entre les doigts.
Ce dernier, qui somnolait dans un état de bonheur léthargique, ouvrit les yeux.
— Qu’est-ce qu’on dit ?
— Que c’est le meilleur amant des Vingt-et un Royaumes, parce que c’est le mâle le plus puissant, mais qu’il a appris la tempérance en honorant les plus exigeantes femelles.
— Je n’ai pas eu tant de femelles que ça, tempéra Śimrod. Plutôt moins que la moyenne de mes prédécéseurs. On ne m’appelait jamais, par peur du sang orc...
— Les idiotes. En attendant, je crois qu’aucun sidhe avant toi n’a jamais rendu une adannath aussi heureuse, dit gravement Evaïa.
— Je crois qu’aucun sidhe n’était autant amoureux d’une adannath, répliqua-t-il. Cette nuit que j’ai passée dans tes bras... c’était la meilleure de ma vie, Evaïa. Et j’ai déjà vécu de nombreux cycles.
Evaïa baissa les yeux face au compliment.
— Je n’ai vécu qu’une infime partie de ta vie, mais même si je devais vivre encore dix mille ans, je sais moi aussi que rien ne pourrait être comparable à ce moment.
— Tu le penses vraiment ?
Evaïa releva les yeux.
— Oui. C’était merveilleux, Śimrod. Je sais que merci est un mot proscrit, mais je voulais te le dire. Aucun mâle, humain ou non, ne m’a jamais traité avec autant de douceur et de respect que tu l’as fait.
Śimrod, à son tour, baissa les yeux. Il savait à quoi Evaïa faisait référence. Lui aussi avait été traité comme un vulgaire reproducteur. Il voulut dire quelque chose, mais elle le coupa :
— Nous devons chercher une famille sûre pour le bébé, Śimrod.
— Le bébé ? Quel bébé ?
— Le bébé de la nourrice. Il va falloir que je le ramène chez les siens.
Śimrod fronça les sourcils, contrarié. Elle allait partir. Évidemment. On en revenait toujours à cela.
— Je tiendrai ma promesse, dit-il, résolu.
Evaïa se tourna vers lui, les deux mains devant son visage. Śimrod laissa son regard errer sur son corps nu, ce corps qu’il avait serré entre ses bras juste avant, qu’il avait exploré dans ses moindres replis, dont il avait goûté tous les sucs. Ce corps qui avait éveillé en lui une faim insatiable, et dont il avait encore envie.
Mais toute chose a une fin. Surtout avec les humains.
— Je vais vous ramener sur Ælba, assura-t-il. Ne t’inquiète pas.
Il pouvait la garder avec lui, sur ce cair, et en jouir comme une aslith, tous les jours s’il en avait envie. Mais Evaïa n’était pas sa chose. C’était un être libre, qu’il aimait. Si elle voulait partir, le quitter... il devait la laisser faire, même si cela lui ouvrait le cœur. L’entaille était déjà là, le couteau bien planté : c’était irrémédiable. Il n’y avait pas de retour en arrière.
Evaïa posa son regard calme sur lui.
— Oui. Lui, tu le ramèneras. Et je l’escorterai.
Śimrod hocha la tête, lentement. Comment avait-il pu croire qu’il allait en être autrement ? Cette humaine n’était pas pour lui. Elle lui avait offert une nuit inoubliable, et pendant un moment, oui, il avait entrevu un futur possible pour tous les deux. Mais au fond de lui, depuis toujours, il savait que leur amour était irréalisable.
— Tu m’attendras, Śimrod, continua Evaïa. Sept jours et sept nuits. Dans cet intervalle, je te reviendrai.
Śimrod, de nouveau, osa poser les yeux sur elle.
— Revenir ?
— Avec toi. Pour te suivre dans ta quête. Tu cherches les enfants de Mannu, n’est-ce pas ? Je t’ai promis que je t’aiderai.
Śimrod n’osait y croire. Evaïa, à ses côtés ?
— Mais comment ?
— Je pourrais interroger les humains pour toi, m’immiscer là où toi, tu ne pourrais pas. Jusqu’à ce qu’on trouve Ælfbeorth. Et qu’on détruise le portail d’Uppsal, celui qui mène à la haute Cour.
Śimrod se redressa.
— Détruire le grand portail ? C’était donc ça, la mission des Enfants de Mannu ? Ardaxe avait raison !
— C’était la mienne, avoua Evaïa. Et je sais que tu poursuis le même objectif. Faire tomber ce système injuste, empêcher les mâles et les humains d’être esclaves... le seul moyen, c’est de fermer l’accès entre nos deux mondes, Śimrod. Tous les deux en même temps, chacun d’un côté. Et de tuer Tintannya et Ælfbeorth.
Tuer Tintannya... oui. Ardaxe lui avait retiré cette quête, mais il le fallait, pourtant. Ne serait-ce que pour venger Ysatis.
— Fermer le portail... cela nous détruirait, murmura sombrement Śimrod. Rien ne peut l’endommager. Il est soutenu par un geas puissant.
Evaïa referma sa petite main sur la sienne.
— Pas si on tue Tintannya d’abord, expliqua-t-elle en la serrant fort. La clé est cachée dans son cœur... et on le fera ensemble. Chacun d’un côté.
Face à la résolution d’Evaïa, tout un éventail de possibilités s’ouvrit à Śimrod. Tuer Tintannya, faire tomber la Haute Cour, et séparer Ælda d’Ælba... La perspective paraissait vertigineuse.
Evaïa posa sa main sur la joue de son amant.
— Et surtout, nous serons ensemble, lui promit-elle. Pour toujours.
Pour toujours... ce mot avait sans doute un sens différent pour une humaine. Mais Śimrod avait envie d’y croire.
Il prit la main d’Evaïa et la serra dans la sienne, fougueusement. Il avait l’impression d’avoir de nouveau sept cycles, et de posséder encore son panache blanc.
— Pour toujours, souffla-t-il, la voix chargée d’espoir.
Evaïa, gravement, hocha la tête.
— D’abord, il faut mettre le bébé en sécurité, rappela Śimrod.
Ensuite, ils auraient tout le temps pour eux.
— Je m’en charge. Tu ferais peur aux humains, avec tes manières de gros orc...
— Gros orc ! Comme tu y vas, fit Śimrod en la bousculant gentiment. Toi qui a été chez Wradtivk, tu sais ce qu’il advient des femelles qu’ils capturent ? Elles deviennent des orcs elles aussi.
— Et tu m’as capturé, murmura Evaïa en plantant son regard dans celui de son amant.
Śimrod esquissa un sourire. Evaïa sourit aussi, et tous deux éclatèrent de rire. Un rire à la fois léger et profond, sincère et spontané, comme aucun d’eux n’en avait eu depuis bien des années.
Lorsqu’ils se furent calmés, Evaïa se blottit dans les bras de Śimrod, et tous les deux restèrent ainsi, ne pouvant croire à leur bonheur. Si incroyable, si inattendu. Si précieux.
Au bout d’un moment, ils se regardèrent encore. Evaïa quêta la lèvre de Śimrod, qui la lui donna. La passion, de nouveau, embrasa leurs veines. Et ils se fondirent dans le corps de l’autre, explorant, émerveillés, leurs différences, et leur si grande complémentarité. Pour l’ædhel semi-orc comme pour l’humaine venue de nulle part, c’était évident : aucun démiurge dans l’univers ne pouvait les avoir créés par hasard. Depuis le début, ils étaient destinés à s’aimer.
*
— Je reviendrai te chercher à la prochaine lune humaine. C’est suffisant ?
Ayant terminé de nouer la cape de portage sur son dos, Evaïa hocha la tête.
— C’est amplement suffisant. Un mois sans toi, ce sera long, Śimrod.
Śimrod baissa le nez pour dissimuler son sourire, sentant la pointe de ses oreilles rougir.
— Je devrais venir avec toi. Ce serait plus prudent, dit-il pourtant.
— Je te l’ai dit. Tu ferais peur aux humains. Et je ne trouverais personne pour adopter ce pauvre bébé. Tu ne veux pas qu’on l’adopte, tout de même ?
Śimrod secoua la tête.
— Les petits ne m’ont jamais intéressé, répliqua-t-il, bougon.
Evaïa leva un sourcil.
— Tu es sûr ?
— Archi-sûr.
— Mhm. Je pense qu’on en reparlera.
Śimrod, enfin, parut comprendre ce qu’insinuait Evaïa. Et le doute s’installa. Et si elle tombait enceinte ? Il avait envie de lui faire l’amour tout le temps. Il devrait se montrer prudent, bien sûr, et réfréner ses ardeurs, mais... Evaïa était forte. Elle était grande, pour une humaine, et ses hanches étaient larges. Il n’avait eu aucune difficulté à la...
— Tes oreilles sont rouges, le taquina Evaïa. Je sais ce que ça veut dire...
Śimrod se balança d’un côté, embarrassé. Elle l’avait percé à jour... mais son sourire s’était élargi.
— File. Ne me fais pas attendre plus que nécessaire. Plus vite tu seras partie, plus vite tu seras revenue.
— Et tu pourras me faire tout ce que tu es en train d’imaginer dans ta tête, plaisanta Evaïa.
— Je veux juste que tu sois avec moi. Quand tu es loin, c’est comme si on m’enlevait la moitié de mon cœur.
Evaïa accepta la déclaration en silence, comme il se devait. Śimrod lui-même s’étonnait de lui avoir sorti un tel aveu. Il ignorait posséder au fond de lui de tels sentiments.
— Moi aussi, Elohad, murmura-t-elle en utilisant la formule rituelle, je ne veux pas te quitter.
Lentement, elle tendit sa main vers lui, pour qu’il la prenne. Ce qu’il fit.
Evaïa échangea un long regard avec Śimrod. Le silence entre eux était plus lourd qu’une dalle de marbre. Finalement, leurs doigts se décroisèrent.
— Je serai vite revenue, dit-elle.
— J’y compte bien.
Puis, comme une biche aux abois, Evaïa courut vers la forêt.
*
Evaïa s’éloigna vers les arbres sombres. Une fois parvenue dans l’ombre d’un chêne touffu, elle se retourna. Śimrod était toujours là, sa haute silhouette se découpant dans le miroitement du portail. La lumière bleuâtre illuminait ses cheveux blancs d’un halo surnaturel, éclairant son visage de statue. Evaïa hésita. Quelque chose en elle lui hurlait de courir le retrouver. Elle pourrait élever le bébé elle-même, ou le confier à quelqu’un sur Ælda. Mieux valait retourner auprès de Śimrod au plus vite. Maintenant qu’elle l’avait pour elle, il lui répugnait de le laisser, même un seul mois.
Cela passera vite, se résolut la jeune femme. Je trouverai une famille pour cet enfant, sans chercher à retrouver Ælfbeorth. Puis je quitterai ce monde définitivement, pour voguer sur l’Autremer avec mon bien-aimé.
En dépit du froid mordant, le cœur d’Evaïa se réchauffa à cette perspective. Comme elle trouvait stupide et dérisoire son obsession pour Ælfbeorth, désormais ! Mais il lui avait permis de rencontrer l’amour de sa vie, son âme sœur. Pour cela, elle lui en serait toujours reconnaissante, en dépit des souffrances subies.
Soudain, une main froide et ferme s’abattit sur son avant-bras, et Evaïa se sentit tirée en avant, emportée dans la forêt sombre. Le bébé tomba à terre, sur un tapis d’aiguilles de pins.
Evaïa eut le réflexe de porter la main à sa hanche pour tirer une épée qu’elle n’avait plus. Impuissante, elle se retourna, tendit tout son corps vers la silhouette de Śimrod qui était toujours là, devant le portail, comme s’il l’attendait. Mais elle ne pouvait plus bouger. Son corps entier était paralysé, et de sa gorge ne sortait nul son.
— Chut, lui susurra une voix surnaturelle, inquiétante et doucereuse.
C’était comme un murmure, une musique. Le bruit du vent. Et pourtant, cela rebondissait contre les arbres, s’élevait dans la nuit. Comment Śimrod ne pouvait-il l’entendre ?
— Tu veux repartir vers lui, je le sais. Mais ce n’est pas le moment. Pas encore. Et pas comme ça. Je ne le permettrai pas.
En mobilisant toute sa volonté, Evaïa réussit à déplacer un regard de proie apeurée vers l’ombre immense derrière elle, de cette force qui la tenait dans son étreinte magique. Elle pouvait sentir son odeur. Épicée, suave, terriblement invitante. Un ædhel. Probablement le pire de tous. Ce nixe qui l’avait agressée l’avait-il traquée, suivie jusqu’ici ? Mais l’odeur était différente. Moins animale, mais plus étrange, indescriptible.
— Qui êtes-vous ? parvint-elle à articuler.
Un rire sombre sonna dans ses oreilles.
— Je suis celui qui n’a pas de nom. Ou trop de noms... je suis celui qui veille sur la destinée de Śimrod. Et la tienne.
— C’est vous qui m’avez attaquée la dernière fois, s’écria-t-elle. Je connais votre nom. Amahael Niśven !
Le rire redoubla en fureur, se muant en un gloussement incontrôlable, si maléfique qu’Evaïa fut prise d’un tremblement incontrôlable.
— Oui, murmura la créature. C’était moi. Mais je ne porte pas ce nom. Ni cette apparence, d’ailleurs. C’était une apparence que j’avais prise, une configuration. L’un de mes nombreux masques.
Soudain, Evaïa comprit.
— Vous êtes celui que Śimrod appelle l’Amadán, souffla-t-elle. Et qu’on appelle chez nous Loki, le décepteur ! Votre nom est A...
Cette fois, une main froide et puissante lui couvrit la bouche, écrasant ses lèvres contre ses dents. Elle se sentit saisie par les épaules. Et brusquement, elle fut mise en face de son agresseur. L’espace d’un court instant, elle aperçut le visage le plus effrayant qu’elle n’eut jamais vu – plus effrayant que celui de Śimrod, que le chef ogre qui l’avait enlevée, ou que n’importe lequel ædhel. Il arborait un sourire malveillant qui lui remontait jusqu’aux oreilles, qu’il avait longues, fines et pointues comme des couteaux. Ses dents étaient des dagues. Ses yeux, des puits de lave en fusion. Sa peau noire était plissée en une grimace forcée. Satan, l’Adversaire... s’il existait bel et bien, cela devait être lui.
— Oublie. Mon nom, le tien, et surtout, le sien. Oublie. Oublie tout !
Une main fine aux longs doigts noirs et pointus tendue devant sa bouche, il souffla une poudre scintillante.
Et Evaïa oublia. Elle oublia son nom, l’existence d’Ælfbeorth, et la raison pour laquelle elle était là. Elle oublia Śimrod, et les sentiments qu’elle avait pour lui. Elle oublia aussi l’identité devinée de son agresseur, et la présence du nouveau-né qu’elle s’était jurée de sauver. L’enfant resta seul, dans la forêt froide et silencieuse, bien après que le portail se fut refermé, qu’Evaïa eut été emmenée vers un futur sombre et incertain. Les animaux – lapins, biches, oiseaux, renards, loups, même – vinrent le flairer, mais ils ne le touchèrent pas. Son odeur, celle de l’autre côté du Voile, était inconnue et les bêtes s’en méfiaient. Elles le laissèrent là, elles aussi, sous les étoiles. Bien plus tard, les hommes qui poussèrent l’exploration aussi loin au nord ne trouvèrent que des os, des os d’enfants, oubliés et dispersés sous un tas de feuilles mortes.
*
Śimrod revint une lune plus tard. Il attendit.
Elle n’était pas là.
Śimrod resta encore un instant, seul sous la lune, à scruter l’orée du bois sombre qui avait avalé Evaïa. Lorsqu’il l’avait libérée, la voix de l’humaine avait eu la couleur du mensonge. Śimrod avait hésité à la rattraper. Mais il avait préféré lui faire confiance.
Sans même jeter un dernier regard, Śimrod tourna les talons dans une envolée de shynawil et, d’un pas déterminé, retraversa le portail. Ce dernier miroita encore un dernier instant avant de s’éteindre définitivement. Puis la forêt redevint ce qu’elle était, noire et silencieuse.
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