1.3 Śimrod : la Cité Rouge

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De l’autre côté de la rue, une gladiatrice à la chevelure de feu faisait claquer son fouet à pointes. Elle arborait plus de peau nue que de pièces d’armures, et Śimrod hésita un instant à l’affronter. Cependant, le masque agressif qui cachait son visage — une furie grimaçante — le dissuada. Il avait été fou de penser prendre du bon temps avec l’une de ces folles furieuses.

Après avoir fait mine de prendre la ruelle dans le sens inverse, il bondit sur le toit. La guerrière fut surprise un instant, avant de se lancer à sa poursuite. Śimrod tenta de la semer en sautant de toit en toit — suscitant l’ire de nombreux sluaghs dans leurs magasins —, mais elle était aussi agile que lui.

— Il est là ! hurla soudain une voix nouvelle. Śimrod Surinthiel, l’orc parjure, le profanateur  d’Æriban !

De nouveau, Śimrod se sentit effleuré par une lame volante.

— Il est à moi ! Ses tripes décoreront la statue du Père de la guerre !

Śimrod évita une nouvelle salve d’un salto arrière, qui, bien que gracieux, manquait un peu d’équilibre. Il avait bu trop de gwidth, et trop vite. Il faillit rater sa réception sur le toit suivant, et se retrouva presque à quatre pattes.

— Il est soûl comme un kovolt ! On va l’attraper !

L’une de ses poursuivantes avait saisi la cape de son shynawil. Śimrod se retourna d’un coup, et, d’un coup de griffes, visa le visage de son assaillante.

— Je ne suis pas soûl, par les couilles de Naeheicnë ! rugit-il.

Mais le masque renforcé fit glisser ses armes, et la femelle en profita pour lui asséner une frappe du genou, en plein dans les parties génitales. Śimrod esquiva de justesse, sacrifiant à sa poursuivante un bout de son shynawil miteux.

— Tu vas payer, Śimrod, grinça la combattante. On n’insulte pas Æriban impunément !

— C’est Æriban qui m’a insulté, répliqua celui-ci, outré.

— Quelle insolence !

La lame de la gladiatrice fondit sur lui. Śimrod dut de nouveau feinter pour ne pas se faire embrocher. Il évita plusieurs attaques de cette manière, perdant de plus en plus de terrain. Et pendant ce temps-là, les autres les rejoignaient... Il dégaina la lame à sa ceinture, la sépara en deux d’un coup sec sur la garde et s’employa à contrer les attaques de la furie. Il n’avait pas prévu de croiser le fer aujourd’hui, mais il n’y avait rien à faire.

Si c’est ce que veulent ces maudites femelles... Je vais leur en donner tout leur content !

Śimrod devait reconnaitre que ces combattantes connaissaient leur métier. Surtout, elles ne craignaient ni les coups, ni la mort. Elles n’avaient pas peur de lui.

— Ton sang impie ira colorer notre bain de ce soir ! rugit la gladiatrice en lui enfonçant sa dague dans le ventre.

Śimrod grogna. Cette salope l’avait eu. Le gwidth, et les fumées... tout cela l’avait ramolli. Il répliqua par un brutal revers de main, se servant de la garde en titane de sa lame pour fendre le masque. Le visage frais de la jeune elleth à peine nubile qui se révéla en dessous faillit lui faire lâcher son arme. On les prenait de plus en plus jeunes, aux arènes ! Mais ce visage innocent était un leurre : la combattante qui le portait était enragée. Elle en profita pour saisir le poignet du gros mâle face à elle et le mordre férocement à la main. Elle n’avait peur de rien ! Śimrod lui asséna un nouveau coup, sur la tête cette fois. Assommée, la femelle roula en bas, dans la rue.


*


Śimrod battit en retraite dans une ruelle adjacente. Il en profita pour bander ses plaies rapidement, avec un pansement de fortune constitué de lanières de son shynawil déchiré. Puis, discrètement, et un peu clopin-clopant, il reprit le chemin de son cair.

— Maître ! s’écria Siwan en le voyant arriver.

Śimrod le laissa l’aider à dégrafer son plastron et sa tunique. Puis il s’allongea sur son lit, le souffle court, tandis que le sluagh examinait ses blessures. Plus encore que l’entaille sur son aine, c’était celle qui s’ouvrait en plein milieu de sa poitrine qui semblait accaparer son attention.

— Maître, votre cœur... commença l’intendant, ses grands yeux noirs brillants. Il est ouvert !

Śimrod constata avec déplaisir qu’un sourire déformait le visage chafouin de Siwan. Ce bougre de sluagh se réjouissait de le voir dans cet état de faiblesse honteux !

— Vous l’aimez encore, maître ! s’exclama-t-il, extatique.

— La paix, Siwan. Répare-moi ça, et épargne-moi tes théories.

Siwan s’abstint de la moindre remarque, mais il reprit son travail de couture en chantonnant un vieux chant de victoire sluaghwi. Śimrod ferma les yeux, se laissant aller un moment. Il ne lui restait que peu de temps avant le crépuscule : il avait besoin de repos pour affronter Ardaxe.


*


Depuis toujours, Śimrod haïssait le navire d’Ardaxe, avec son équipage d’esclaves en demi-vie. Néanmoins, il prit sur lui en posant le pied sur la nef après une bonne journée de repos : son ancien ami n’avait pas l’air de lui en vouloir, et l’accueillait même à bras ouverts.

— Śimrod ! Mon frère de sang !

Le susnommé grogna un salut en retour, gêné. Il aurait préféré affronter de l’indifférence, ou même de l’hostilité : tout sauf cette jovialité sincère, qui, quelque part, lui brisait le cœur. Il se laissa étreindre et même embrasser, murmurant de brèves réponses aux questions de son ami et ex-amant.

— Où étais-tu donc, pendant toutes ces longues années ? Des siècles, même, si je parle comme les humains !

— Je naviguais. La mission que tu m’as donnée…

— Oh, oublie ça un moment, tu veux ? répliqua Ardaxe en lui passant le bras sur l’épaule. Viens, j’ai quelque chose pour toi.

Ardaxe restait le même, esquivant les discussions sérieuses à chaque rencontre. Mais Śimrod n’insista pas pour le moment et le suivit docilement sur les coursives. Au passage, il jeta un coup d’œil méfiant à un matelot raide comme une pierre tombale, immobile devant une porte, qui fixait le vide la bouche ouverte. L’équipage fantomatique d’Ardaxe… Des aslith qui avaient perdu le libre usage de leur corps, et aussi, celui de leur âme.

— Et hum, qu’est-ce que tu fais à Urdaban ? demanda Śimrod, mal à l’aise, alors qu’Ardaxe lui ouvrait la porte de la cabine du capitaine.

Il y avait sur ce pont une odeur humaine qui le dérangeait. Une présence, aussi, comme s’il était suivi. Il jeta un coup d’œil derrière lui... pour être sûr. Maintenant qu’il se savait poursuivi...

Ardaxe, qui jusque-là s’était contenté de l’observer avec curiosité, lui octroya un sourire conquérant, nonchalamment appuyé contre le mur de sa cabine.

— Je suis là pour le darsaman.

— Le darsaman ? grimaça Śimrod, incrédule.

— Celui des arènes d’Urdaban, oui. Celui où nous avons commencé notre carrière, mon ami, nous deux contre tous.

Ardaxe en parlait comme d’un épisode plaisant de leur vie. Pourtant, Śimrod savait qu’il en avait pourtant de très mauvais souvenirs. Combien de fois avait-il dû lui sauver la mise, alors que son ami tombait ensanglanté sur le sable brûlé, assommé par le terrible soleil d’Urdaban ! Jeune hënnel, Ardaxe était un piètre combattant, qui avait manqué de mourir plus d’une fois. Śimrod l’avait toujours protégé, et Ardaxe avait été heureux la nuit où le maître assassin Na Bruidnë les avait libéré de leur esclavage.

— J’ai peine à croire que tu aies envie de retourner dans ce lieu maudit... tenta Śimrod prudemment.

Ce lieu où ils avaient presque laissé la vie, et vu tant de leurs camarades — des enfants gladiateurs comme eux — tomber sur le sable rougi de leur sang.

— Que veux-tu... Les choses changent, répondit Ardaxe avec un demi-sourire. Et je suis devenu l’admirateur fanatique d’un combattant merveilleux.

Śimrod fronça les sourcils. L’évocation d’un nouveau rival ne lui disait rien qui vaille.

— Un combattant merveilleux ?

Il en était presque jaloux.

Ardaxe se détourna de lui, avisant un guéridon sur lequel trônait un flacon de cristal rempli de gwidth.

— J’étais juste de passage ici, lorsque j’ai décidé d’aller me changer les idées aux arènes, commença-t-il en versant le liquide dans deux coupes ouvragées. Moi qui m’étais juré de ne plus y aller ! Et j’ai vu ce superbe guerrier. Il tient l’arène tout seul depuis des lunes… personne n’a réussi à le vaincre. Quel panache, quelle grâce, quelle splendeur ! J’en suis tombé immédiatement amoureux !

Cette fois, Śimrod s’arrêta. Il était plus contrarié qu’il ne l’aurait pensé.

— Amoureux ? Toi ? Comment ça ?

Ardaxe éclata de rire.

— Ah, c’est vrai que tu ignores ce que ce mot veut dire ! Je pensais comme toi, il y a peu.

Śimrod se renfrogna.

— Un sentiment pour les faibles, grogna-t-il pour cacher la pointe de douleur qui venait de lui toucher le cœur.

C’était toujours ainsi, dès qu’il pensait à elle. Elle, l’humaine qui l’avait trahi.

Ardaxe, lui, conserva son sourire jovial. Un rictus presque agressif, qui lui remontait jusqu’aux oreilles.

— Écoute, fit-il en passant un bras par-dessus l’épaule de Śimrod. On va y aller tous les deux. Ce soir même. D’accord ? En attendant, je veux t’offrir mon cadeau.

Śimrod se dégagea d’un coup d’épaule. Un cadeau d’Ardaxe... il savait ce que ça voulait dire. Et il s’était juré que plus jamais il ne boirait à cette fontaine-là.

— Non. Emmène-moi aux arènes. Tout de suite.

Ardaxe le regarda par en dessous. Dans ses yeux noirs et obliques brillait une lueur rusée.

— Tu es sûr ?

— Oui. Tu me donneras ton cadeau plus tard. Quoi que ça puisse être, ça ne vaut sans doute pas les surprises qui nous attendant aux arènes d’Urdaban.

Un nouveau rival au darsaman, sans compter la Fleur de Nuit... Śimrod ne tenait plus en place.

Ardaxe le toisa, une lueur étrange dansant dans ses prunelles noires. Enfant, le noir absolu de ses yeux et de sa peau lui avait valu le nom de Dravn de la part de leur contremaître orc : le corbeau, animal messager d’Amarrigan, la saeldar de la guerre et de la destinée.

— Bon… c’est comme tu veux, Śimrod ! Mais il se peut que plus tard soit trop tard, justement…

— Arrête de te défiler ! Je veux voir ce combattant. Tout de suite.

Ardaxe le fixa avec un sourire mystérieux.

— Comme tu veux, dit-il enfin. C’est toi qui choisis, Śimrod. Toujours.

Et ainsi, Śimrod scella son destin.

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