6. Elohar : sédition
Traînée à la suite de son maître, Elohar dévala les escaliers intérieurs d’un pas leste et pressé. Elle était toujours reliée à Ardaxe par la fine chaîne en or qui ceignait son collier. Mais arrivé en bas, ce dernier se heurta à une véritable marée.
Amarië, la gladiatrice la plus crainte d’Urdaban, avait perdu son pacte. Et, comme elle l’avait promis, elle était obligée de se soumettre au vainqueur. C’était pour ça que cette foule surexcitée se précipitait, plus vorace que la misère s’abattant sur le monde.
— Par les Sept Enfers, grogna Ardaxe. De véritables charognards... ! Voilà pourquoi je dis que ce monde va à sa perte. Regarde-les... Des bêtes immondes ! Quand on songe à ce qu’ils ont été !
— C’est vous qui avez provoqué cela, osa Elohar. Vous seul. Une fois de plus. Vous ne cessez de tenter les âmes pour provoquer leur chute.
Ardaxe aurait pu, une fois de plus, la punir pour son insolence : Elohar en était consciente. Mais le jeune femme n’avait plus rien à perdre. Śimrod lui avait échappé à jamais. Elle n’était même pas sûre qu’il parvienne à retrouver son aspect initial, après cette ultime incarnation de la bestialité. Ce serait sans doute la fois de trop. Ardaxe devait le sentir aussi, puisqu’il se hâtait de quitter les lieux : il n’était pas fou au point de souhaiter se retrouver coincé dans une cité prise d’assaut par le Destructeur. Si Śimrod, emporté par l’ardeur volcanique de Naeheicnë, se mettait en tête de détruire Urdaban comme il l’avait fait à Æriban... Cette fois, il n’y aurait plus personne pour l’arrêter. Que deviendrait le monde, avec le principe même de la destruction coincé dans ce corps immortel, errant à jamais dans l’univers ? Elohar préférait ne pas y penser.
Quoique. Ce serait sans doute mieux. Ce monde a besoin d’être purifié.
Et qui d’autre que Śimrod pourrait se charger de cette tâche, puisque les légions du Créateur avait failli à leur tâche ?
Ardaxe était trop préoccupé pour relever la sédition dans le ton d’Elohar. Comme elle, il semblait fébrile, nerveux. Après l’avoir vu en compagnie de son ancien ami — ou plutôt, pion, puisqu’en fait, il n’avait fait que l’utiliser —, Elohar avait compris ce qui motivait le chef de l’Aleanseelith.
Il l’aime. D’un amour fou, destructeur, qui le ronge de l’intérieur.
Pire que cela : il le jalousait. Il voulait être lui, se fondre en lui. C’était pour cela qu’il l’avait enlevée, et qu’il la torturait. Par jalousie. Il la détestait, parce qu’il détestait qu’elle ait eu Śimrod, et que Śimrod l’ait eu, elle. Il haïssait leur amour, l’idée même de leur bonheur.
Tu parles d’un ami.
— Viens, décida enfin Ardaxe entre ses dents serrées. On y va.
Et, réaffirmant sa prise sur la chaîne qui les reliait, il descendit les dernières marches, prêt à affronter le mur de corps qui se dressait devant eux. Toujours cachée par le shynawil de camouflage que lui avait imposé Ardaxe, Elohar rentra les épaules : elle allait devoir tailler sa route entre ses êtres immenses, tous bardés de griffes et de crocs sous les pièces d’armures aux angles acérés et les lames diverses qui pointaient ci et là. Si elle en sortait avec quelques estafilades, ce serait déjà bien.
Que me chaud de m’empaler sur l’une de ces lames, de toute façon ? Tout est fini, désormais. Ma quête, et ce que j’avais trouvé en chemin.
Il ne lui restait plus qu’une éternité auprès de ce maître versatile et cruel, dont les obsessions confinaient à la folie.
La foule qui se pressait sous les arcades devenait de plus en plus compacte. Tout le monde voulait rentrer dans les arènes : la rumeur de l’apparition de Naeheicnë s’était répandue comme un feu de forêt.
— Laissez-nous passer ! Il paraît que le Père de la Destruction a vaincu la Filleule de la Mort !
— Ça a déjà commencé, s’exclama un mâle aux yeux brillants comme ceux d’un chien affamé, l’excitation pointant dans sa voix rauque. Il va lui en mettre plein la chatte, à cette pute de Niśven !
— Calmez-vous, rugit l’orc colossal chargé de faire la police à l’entrée. Y en aura pour tout le monde ! C’est l’As Sidhe : ça va durer toute la nuit. Vous avez le temps.
Elohar ferma brièvement les yeux. Voilà ce qu’ils avaient fait de Śimrod. Le symbole de leur cruauté, de leur soif de sang et de stupre. De nouveau.
Comme moi, il est prisonnier. Prisonnier de ce rôle qu’ils le forcent à jouer.
Qu’est-ce qui se passerait si elle le retrouvait, maintenant ? Est-ce qu’il serait toujours le même Śimrod ? Il devait la haïr... Elohar avait été étonnée de son visage fermé, de son regard dur. Son visage avait pris des angles plus émaciés. Il avait perdu du poids, et ses fines oreilles pointues lui avaient paru moins alertes. Après ces longues années de service à Tyr-as-lyn, elle savait discerner les signes de muil chez un ædhel, cette maladie qui éteignait leur âme. Śimrod en était atteint, c’était indéniable. Le premier stade, elle espérait.
Mais surtout, il avait défait toutes les tresses qu’elle lui avait faites.
Il ne m’aime plus. Il me hait.
Une guerrière aux yeux peints et aux griffes laquées d’acier la bouscula sans la voir, l’envoyant droit sur la spalière acérée d’un mâle accroupi pour ramasser quelque chose au sol. Un coup d’œil furtif apprit à Elohar qu’Ardaxe lui tournait le dos. Très rapidement, sans trop savoir ce qu’elle faisait, elle fit passer sa chaîne sur la lame qui pointait de la pointe d’armure, la tenant de toutes ses forces dans sa poigne. Lorsque le mâle se releva, avec la vitesse et la force inhumaines propres à un ædhel adulte, elle se brisa net.
C’était sa chance. Elle n’en aurait sans doute pas d’autres... Ardaxe était déjà hors de vue, loin devant.
Śimrod ne m’aime plus, certes. Mais ça ne veut pas dire que je ne peux pas le sauver de lui-même.
Elohar disparut dans la foule, se noyant entre les corps des géants qui se pressaient à l’assaut des arènes.
*
Même protégée par un shynawil de camouflage, il ne faisait pas bon d’être une humaine livrée à elle-même, en Ælfheim. Et Elohar ignorait dans quel royaume exactement elle se trouvait. Une ignorance qui pouvait lui coûter cher... De toute évidence, et vu la chaleur qui y régnait, elle ne se trouvait pas en Hiver. Mais ce n’était pas la Cour de l’Été éternel non plus. Il y faisait beaucoup plus chaud, et les couleurs étaient plus vives, les odeurs plus fortes. La teinte dominante de ce lieu, que ce soit le ciel, le sol, les murs ou les chevelures éclatantes des féroces ellith bardées d’acier qui hantaient les ruelles de leurs démarches chaloupées, était le rouge. Un rouge ardent, brûlant. La couleur héraldique du dieu de la guerre, de Naeheicnë dont l’effigie géante dominait la grande place des arènes, éclipsant même les terribles sphinx gardiens du portail. Un deuxième temple du Père de la Destruction après Æriban... Urdaban, se rappela Elohar.
C’était là, aussi, que Simrod avait grandi, en tant que jeune gladiateur voué à Arawn. Là qu’on avait tenté de le sacrifier, dans le chaudron d’airain du dieu... Là où son destin s’était écrit.
Elohar avait souvent repensé à ce que Simrod lui avait raconté. Comme elle, il n’avait pas vraiment eu d’enfance, précipité très vite dans la lutte pour la survie. Elohar n’avait jamais vu d’enfant ælfe, et elle peinait à les imaginer. Simrod plus encore que les autres... Mais la nuit où il s’était ouvert à elle, et lui avait raconté ce qu’il avait subi, elle avait ressenti une compassion infinie envers lui. Pour la première fois, elle l’avait senti vulnérable. Et elle avait compris qu’au fond, les ælves et les humains n’étaient pas si différents. Des barques balancées par les vagues, des pions sur un immense échiquier... C’était là, véritablement, qu’elle avait réalisé la mission qui était la sienne. Réaffermi sa résolution. Si seulement cet Ardaxe n’était pas venu tout gâcher...
Non. C’était l’Adversaire. Il n’est pas arrivé par hasard.
Et surtout, elle n’allait pas le laisser la détourner de son but, ni de Simrod.
Elohar releva la tête. Il devait forcément y avoir un temple à Arawn, dans ce lieu. Simrod avait dit que le saeldar était particulièrement vénéré à Urdaban. Si elle s’y rendait, peut-être que le dieu accepterait-il de l’entendre une nouvelle fois. Peut-être qu’il lui soufflerait une solution, une inspiration divine. Elle lui avait donné sa vie, après tout. Il n’allait pas la laisser tomber : elle en avait la conviction.
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