Les chasseresses

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CORRIGÉ

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Naryl s’était attendu à se faire réprimander par Nanal, mais elle le regarda gagner le khangg de Yuja sans émettre la moindre remarque, comme si c’était naturel. Si son lait manquait un peu à Naryl, il était rassuré de ne plus dormir avec elle. Comme l’avait dit Yuja, Nanal était une femelle adulte, qui connaissait les mâles. Elle aurait pu le découvrir facilement.

Naryl dépassait désormais en taille toutes les femelles du clan, à l’exception, peut-être, de Nivi. Mais cette dernière ne s’approchant jamais de lui, il était difficile de vérifier. Les chasseresses du clan se mirent à l’observer. Elles le contemplaient lorsqu’il se baignait, lorsqu’il courait, jouait avec Pecco et Nivi. Quoi qu’il fasse, il pouvait sentir les regards sagaces de ces grandes femelles aux longs membres, que tous craignaient et respectaient. Dans son clan déjà, la guilde des chasseresses avait un statut à part. L’ard-æl comptait sur elles pour défendre le gîte en son absence, il prenait leur avis en compte et exprimait à leur encontre une grande déférence. Beaucoup d’entre elles ne portaient plus ses petits, ayant gagné, avec le respect de leur maître, le droit d’échapper au joug des portées successives. Toutes, sauf sa mère, la meilleure chasseresse, qui était également la favorite d’Asvgal. Il n’avait pas pu renoncer à elle. À cause de cela, il l’avait perdue à jamais.

Lorsque Morowë, la plus taciturne des chasseresses, vint le voir, Naryl baissa instinctivement tête et oreilles. Son comportement soumis parut plaire à la grande femelle, qui, après l’avoir humé, le couva d’un œil appréciateur.

— Tu as bien grandi, Naryl.

Le jeune ellon osa une œillade surprise, étonné qu’elle connaisse son nom. Jusqu’ici, jamais Morowë ne lui avait parlé.

— J’ai su par ta mère que tu chassais de ton côté, tout seul, continua-t-elle.

Naryl acquiesça. Il partait de plus en plus souvent dans la sylve, avec ou sans Yuja. Depuis la venue de ses premières fièvres, rester toute la nuit sous la surveillance inquisitrice des ellith lui pesait.

— Joins-toi à nous cette nuit. Nous avons besoin d’un mâle fort dans le groupe.

Naryl faillit répliquer qu’il n’était pas un mâle, et qu’il n’était pas fort. Mais Morowë ne l’écoutait plus. Elle était déjà repartie, les bois acérés de son masque cliquetant dans son dos.

*

— Ainsi, les chasseresses t’ont admis dans leur groupe ?

Yuja savait toujours tout. Morowë, à peine partie, avait tiré Naryl à l’écart, l’emmenant dans leur coin secret.

— Elles veulent que je chasse avec elle ce soir.

— Tu emmènes Pecco ?

— Je comptais justement te le confier. J’ai peur qu’il soit blesser…

Ou que les femelles, ivres de sang, s’en prennent à lui. Mais il n’osa pas finir sa phrase, pour ne pas inquiéter inutilement Yuja. Elle ignorait cet aspect-là de leur vie.

— D’accord. Mais, Naryl…

Yuja se blottit contre lui.

— Quoi ?

— Fais attention à toi. Si l’une d’elles te fait signe dans les bois… ne la suis pas !

Naryl haussa un sourcil.

— Pourquoi ? Devrais-je me méfier d’elles ?

— Reste sur tes gardes, c’est tout, répondit Yuja à contrecœur.

En suivant le pas silencieux de l’elleth devant lui, Naryl repensa à cet étrange avertissement de Yuja. Qu’avait-elle voulu dire ? Se pouvait-il que certains membres du clan le haïssent encore, et cherchent à utiliser cette occasion pour l’éliminer ?

Naïhryn marchait devant, en éclaireuse. C’était une bonne traqueuse, souple, petite et silencieuse. Les autres progressaient en ligne derrière Morowë, longue file de silhouettes spectrales aux masques étranges et au corps peint, hérissées de lames. Naryl fermait la procession.

Très rapidement, le groupe leva un troupeau de jeunes biches qui paissaient paisiblement dans une clairière. Les femelles se jetèrent sur les animaux sans défense comme une razzia de harpies, buvant le sang à même les cous, dévorant les entrailles encore chaudes. Ce ne fut qu’une fois pleinement rassasiées qu’elles commencèrent à découper la viande et charger leur butin. Elles étaient couvertes de sang, certaines, plus excitées, s’étant carrément roulées dedans. Naryl avait assisté au spectacle un peu circonspect, en retrait de la curée. Jamais il n’avait vu de femelles se comporter ainsi : il pensait que ce type de fureur était réservée aux mâles.

Morowë, la dominante, avait bénéficié de la plus grande part. En apercevant Naryl en retrait, immobile sous son arbre, elle lui fit signe.

— Nourris-toi. Nous avons toutes mangé : tu as le droit de te servir, toi aussi.

Naryl s’approcha prudemment. En le voyant s’accroupir près d’une proie, une femelle gronda, mais Morowë la fit taire d’un geste.

— Laisse-le manger.

Naryl se sustenta rapidement. En tant que nouvelle recrue – et jeune mâle officiellement impubère, qui plus est – il n’avait pas le droit de toucher à la viande sans permission, même s’il avait contribué au butin.

Naïhryn n’était pas avec eux. Elle avait continué à prospecter plus loin, pour ramener d’autres proies. Elle était, de toute façon, une solitaire, qui avait été ajoutée au groupe sans jamais vraiment en faire partie.

Les chasseresses s’étendirent pour se reposer un moment. Certaines bavardèrent tranquillement, d’autres continuèrent le travail. Quelques-unes enfin, échauffées par la traque et le sang, se livrèrent à des jeux plus intéressants. Remarquant le regard de Naryl, Morowë lui fit signe à nouveau.

— Suis-moi, lui ordonna-t-elle en montrant un petit sentier à l’écart de la clairière.

Naryl hésita. Rester dans ce groupe où il n’était clairement pas le bienvenu, sans la protection de sa mère, ne lui disait rien du tout. Mais suivre Morowë non plus. Jusqu’à cette nuit, elle n’avait jamais fait grand cas de son existence. Elle avait commencé à le regarder depuis son retour, après la lune rouge… c’était une elleth expérimentée : peut-être avait-elle senti sur lui le parfum musqué du mâle mature, malgré les efforts quotidiens de Naryl pour masquer son odeur. Si oui, elle envisageait probablement de le tuer. Elle était grande, forte et rusée : avec elle, le combat serait ardu.

— Je vais chercher ma mère, répondit Naryl en reculant.

Un éclair de dents blanches et pointues fusa dans la nuit. Le sourire de Morowë remontait jusqu’à ses oreilles.

— Ta mère ? Elle est occupée, petit, ironisa-t-elle de sa voix chaude et rauque.

— Peu importe. Je vais la rejoindre.

Morowë s’était rapprochée.

— Tu as peur ?

— Peur de quoi ?

— De moi.

L’air de rien, elle tendit une main rêveuse sur le panache de Naryl, que ce dernier tenait étroitement enroulé autour de son ventre. Elle en lissa la fourrure sombre, pensive.

— C’est rare, les ellonil de cette couleur, remarqua-t-elle. Ton père devait être un hurleur-noir.

— Un hurleur-noir ?

— Des ædhil acclimatés à la vie des hauts plateaux. Ils sont plus grands, et leur robe est noire. Leurs yeux sont rouges. Ils chantent des cris sans mots et parlent peu. On dit qu’ils ont des ailes, comme les wyrms, pour pouvoir voler sur les sommets enneigés.

Les doigts griffus de Morowë avaient quitté son panache pour se perdre dans sa chevelure, qu’elle entreprit de dénouer. Naryl recula de nouveau.

— Mon père est mort avant ma naissance. Je ne l’ai pas connu.

— Avant ta naissance ? Qui donc t’as permis de naître, alors ?

La main de l’elleth migra vers le bas-ventre de Naryl, heureusement protégé par son panache.

— Demandez-le-lui ! fit Naryl en s’écartant vivement.

Il se dégagea d’un bond, ne se retournant qu’une fois hors de sa portée.

— Je vais la chercher. On se retrouve à la caverne.

Un sourire lointain, à la fois moqueur et rêveur, flottait sur les lèvres cruelles de Morowë.

— C’est ça. Cours retrouver ta mère ! Et n’oublie pas d’emmener ta part de charge. On ne portera pas tout toutes seules !

Naryl retrouva Naïhryn non loin. Mais elle n’était pas seule. Une créature fantastique lui faisait face. Ses longs cheveux blancs couvraient son corps comme un manteau de fils d’arachnide, tombant jusqu’à ses chevilles. Son visage pointu était entièrement noir, ses yeux vides. Sur son front s’élevait une couronne aux extrémités pointues, brillante comme un soleil. Sa bouche immense était figée dans un rictus carnassier, révélant de crocs démesurés.

Le jeune ellon resta bouche bée devant cette apparition merveilleuse. La poigne brutale de sa mère, apparue de nulle part le tira en arrière. Elle le fit passer derrière elle, puis elle posa sa main sur le front de Naryl pour lui faire baisser la tête. Le chemin libéré, la créature passa entre eux sans un bruit. Elle semblait flotter au sol, dans la brume rosée du matin.

— C’est Taryn, murmura Naïhryn à son fils. Elle a été initiée. C’est une chasseresse, maintenant. Une meneuse de guilde.

Naryl comprit alors que ce visage extraordinaire était son masque. C’était l’un des plus féroces qu’il n’eut jamais vu : il devina que Taryn y avait incorporé toute sa rage, sa haine des mâles.

— Maintenant, elle est apaisée, lui apprit Naïhryn. Mais ne t’avise pas de l’approcher. Ce n’est plus la même.

Taryn avait en effet changé de nom. Désormais, il fallait l’appeler Helabereth, ce qui voulait dire la blanche, l’éminente, la brillante. C’est sa mère, qui la précédait auprès du groupe, qui l’expliqua aux chasseresses. Ces dernières firent un accueil triomphal à la nouvelle initiée, lui offrant d’office les plus beaux morceaux de leur chasse et des libations de sang. Le groupe victorieux s’enfonça dans la forêt, en direction du gîte. Naryl et sa mère suivaient derrière, un peu en retrait.

— Pourquoi Taryn ne revient que maintenant ? s’enquit Naryl.

— Sa mère l’a emmené en quête de la Chasseresse. Elle seule pouvait la guérir.

— La guérir ?

— Taryn avait besoin de guérir, Naryl. De ce qui lui ont fait ces mâles.

— Et alors ? Elle est bien guérie, maintenant.

— Non. Taryn est morte. C’est Helabereth, qui est revenue.

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