Eshm ne reparut pas. Naryl comprit qu’il s’était servi de lui, et qu’une fois ses fièvres apaisées, il était reparti. Naryl, lui, les endura encore quelques jours. Avoir connu la volupté des sens ne rendit l’expérience que plus douloureuse encore. Naryl comprit alors qu’une fois qu’ils avaient goûté aux plaisirs de l’accouplement, les ellonil comme lui étaient marqués : toujours, ce souvenir revenait dans leur chair et leurs nerfs, venant les torturer. Voilà le cadeau que Eshm lui avait laissé.

Une fois les derniers feux des fièvres éteints, Naryl revint au gîte du clan. Il avait énormément maigri. Yuja l’accueillit avec un trille de joie, avant de s’apercevoir de son état.

— Mais où étais-tu ? Que t’est-il arrivé ?

— J’ai suivi un troupeau de daurilim, mentit Naryl. La piste était longue.

La jeune femelle le scruta d’un œil dubitatif.

— La chasse n’a pas été fructueuse, on dirait…

Naryl secoua la tête.

— Non, concéda-t-il. Je me suis perdu, puis je suis tombé dans un ravin, où je suis resté toute une lunaison.

— Pauvre Naryl ! Va vite à l’intérieur. Nivi a ramené un daurilim : nos sœurs sont en train de le découper. Elles te donneront un bout. Tu fais de la peine !

Naryl remercia du bout des lèvres. Puis il entra dans la grotte.

Les autres ne lui posèrent aucune question. Elles s’étaient habituées à ses absences régulières. Sirath, qui était l’une des femelles les plus expérimentées, plaisanta sur son escapade :

— Normalement, les mâles viennent nous voir pendant les lunes rouges. Lui, il part chasser ! Ça en devient presque frustrant !

Sirath avait vécu dans un clan où la compétition était sévère, avant. L’ard-ael passait rarement trois lunes, d’après ce qu’elle avait dit. Une fois, leur clan avait été envahi par une harde de jeunes mâles sans femelles, qui avaient massacré leur gardien avant de saillir toutes les ellith les unes après les autres, y compris les très jeunes. C’était suite à cela qu’elle s’était enfuie.

— Les mâles sont horribles, grogna Naryl en croquant rageusement dans un bout de viande que Yuja lui présenta avec générosité.

La matriarche éclata de rire.

— Tu n’en es pas un, toi ?

— Mère, l’interrompit Yuja avec respect. Tu sais bien que Naryl n’est pas vraiment un ædhellon !

Un silence gêné suivit ce rappel de sa condition. Castré par l’ard-ael de son propre clan… Voilà ce que sa mère avait raconté pour le protéger.

— Dommage, intervint Nanal. Les mâles me manquent. Leur odeur me manque… La sensation de leurs crocs sur ma gorge me manque. À chaque fois que la lune devient rouge, je m’imagine en chevaucher un. Naryl est très beau dans son genre, avec sa robe de nuit. S’il acceptait de se frotter à moi, et de lécher ma fente, je lui offrirais une part importante de ma chasse !

— On sait bien que la chasse n’est pas ton fort, Nanal, la bouscula Sirath.

Les femelles éclatèrent de rire – sauf sa mère, Yuja et Nivi, évidemment. Naryl leva un regard discret vers cette dernière. Son masque à demi rabattu sur son visage, elle s’affairait à bricoler son arc. Elle ne lui prêtait aucune attention.

Au moment du coucher, Naryl hésita. Il aurait pu dormir avec Nanal, et l’amadouer avec son panache. Elle se plaignait de ne pas avoir de mâle pour le plaisir… mais c’était trop risqué. Puis, le jeune ellon regarda à nouveau sa mère. Pensait-elle à Asvgal, et aux caresses qu’il lui procurait avant de la monter ? Après avoir marqué une hésitation ostensible à la porte du panier où l’attendait Yuja, Naryl renonça à obtenir une réaction de Naïhryn. Assise sous leur arbre-lige, elle s’affairait à réparer ses armes, la lueur blanche des branches éclairant ses doigts vifs et habiles.

— Tu viens ?

La voix de Yuja ramena le jeune ellon à la réalité. Il s’engouffra dans le khangg : l’elleth referma la porte derrière lui.

— Qu’est-ce que tu regardais ?

Naryl décela une petite note de reproche dans le ton de la jeune femelle.

— Ma mère, répondit Naryl en s’asseyant à l’endroit que Yuja lui désignait. Je la trouve bizarre, depuis quelque temps. J’ai l’impression qu’elle m’ignore !

La jeune elleth lui glissa un regard furtif, sous ses longs cils blancs.

— Naïhryn prépare son départ. Elle ne restera pas avec nous, Naryl : elle l’a annoncé pendant ton absence.

Le cœur de Naryl descendit au fond de son estomac. Eshm avait raison. Sa mère avait profité de ses fièvres pour planifier son abandon !

— Tu sais, ta mère est encore jeune, commença à lui expliquer Yuja en baissant les yeux sur les fourrures qu’elle arrangeait. Son corps réclame la présence de son mâle, c’est comme ça. C’est plus fort qu’elle.

Naryl faillit s’étrangler à cette confirmation des dires de Eshm.

— Quoi ? Elle compte retourner avec lui ? C’est un monstre, un tyran, comme tous les mâles entiers, d’ailleurs !

— C’est son ard-ael. Tant qu’un mâle plus fort n’aura pas pris sa place, elle lui appartiendra, Naryl. C’est ainsi.

— Mais je lui ai promis que je le tuerai ! Encore un peu, et je serais suffisamment fort pour ça ! J’ai déjà eu mes …

Naryl se tut. Il avait failli se dévoiler !

Yuja dardait sur lui un regard sévère.

— Et que feras-tu, ensuite ? Tu monteras ta mère, tu lui imprimeras ta marque sur la gorge ?

— Non, je… Elle sera libre de vivre comme elle l’entend. Comme toutes les ellith de mon clan, enfin délivrées du joug d’Avsgal !

— Naïhryn veut dormir avec un mâle, lui apprit Yuja, impitoyable. Un ellon entier, capable de la défendre et de la saillir, de lui donner du plaisir et de lui faire de nombreuses portées. Un ard-ael, un faiseur de territoire.

— Je croyais que vous les détestiez ! aboya Naryl.

— Nos sœurs et nos mères, oui. C’est pour fuir la tyrannie des mâles qu’elles ont fondé ce clan. Mais ça ne les empêche pas de regretter la présence d’un ard-ael, lorsque les chaleurs humidifient leurs cuisses et ouvrent leur fente. Un ellon qu’elles auraient choisi, qui se montrerait respectueux avec elles, et qui accepterait que Nivi se refuse à lui.

— Ça n’existe pas, des ellonil comme ça ! maugréa Naryl. Je le sais, j’ai été capturé par un clan de mâles, avant de venir ici ! J’ai vu de mes propres yeux les horreurs qu’ils commettent ! Ils ne pensent qu’à s’accoupler. Ils sont prêts à tout pour ça, même à tuer des petits !

— Nous le savons. C’est pourquoi nous vivons ainsi, fit Yuja, radoucie. Mais ta mère, elle, ne veut pas renoncer à Asvgal. Elle ne le peut pas. C’est triste pour nous, on perd une excellente chasseresse… mais c’est la volonté d’Amarrigan. Tu viens te coucher ?

Naryl obéit et s’allongea auprès de Yuja, la laissant se blottir contre lui. Mais intérieurement, il bouillonnait. L’usurpateur exerçait son pouvoir maléfique même au-delà de son territoire, si loin du clan… Plus que jamais, le jeune ellon ressentit l’urgence de le tuer.

Naryl dormit tard cette nuit-là. Pensant probablement qu’il avait besoin de ce sommeil, Yuja le laissa se reposer et sortit la première. Son retour réveilla Naryl.

— Naryl ! souffla-t-elle. Ta mère est partie !

Le jeune ellon se redressa d’un bond. Sans même prendre son shynawil, il se précipita hors du khangg, envoyant valser les pots et autres artefacts suspendus au plafond. Dans sa précipitation, il bouscula Sirath qui rentrait dans la caverne.

— Prends un shynawil, lui cria-t-elle, il pleut !

Dehors, la nuit était déjà bien avancée. Naïhryn avait dû quitter le gîte au crépuscule… mais elle avait laissé des traces. Son parfum, plus présent que jamais, flottait encore dans l’air humide. Il le suivit à la trace.

Il la rattrapa un peu en amont de la rivière. Avec son shynawil et le masque de chasse rabattu sur son visage, elle ressemblait à quelque créature fantastique hantant la sylve.

— Mère ! appela Naryl. Mère !

Naïhryn se retourna. Son fils la rejoignit en une série de bonds souples et puissants, avant de se planter devant elle de toute sa hauteur, lui barrant le chemin.

— Je ne te laisserai pas partir, mère ! Tu n’es pas obligée de le rejoindre !

Naïhryn resta muette, le visage inaccessible. Puis elle repoussa son masque en arrière.

— Mes petits ont besoin de moi, Naryl, dit-elle enfin. Toi, tu peux te passer de mon aide. Et j’ai besoin d’Asvgal.

— Non ! Moi, j’ai besoin de toi.

— Tu es adulte, plus grand et plus fort que la plupart des mâles. Tu as eu tes fièvres. Bientôt, ton luith attirera des femelles, et tu fonderas ton propre clan. Tu es un bon chasseur, tu sais fabriquer un khangg, utiliser un nayan… que pourrais-je t’apporter de plus ? J’ai terminé ma mission envers toi, Naryl.

Cette dernière phrase serra le cœur du jeune ellon. Mais c’était vrai : il n’était plus un hënnel.

— Je veux te savoir libre, mère, insista Naryl. Attends encore un petit peu, et je partirai avec toi pour revendiquer le clan. Je délivrerai mes frères et sœurs du joug d’Asvgal !

— Non. Ne reviens jamais là-bas, Naryl. Ta place est ici. Auprès de ces ellith qui nous ont accueillis si gentiment.

— Mais si elles découvrent la vérité, elles me banniront ! Et elles n’ont pas besoin de mon aide : ce sont toutes d’excellentes chasseresses.

— Les environs sont pleins de mâles errants et d’orcneas. Elles ont besoin de toi, Naryl. Ta place est auprès d’elles.

L’image de Eshm revint danser dans l’esprit de Naryl, accompagnée d’une poignante douleur viscérale. Sa mère avait raison. Il ne pouvait pas laisser Yuja – ni même les autres – toute seule, sans protection. En cas d’attaque, il se devait de les aider.

— Est-ce que je te reverrai ? demanda-t-il doucement.

Naïhryn garda un silence éloquent. Mais elle ouvrit les bras à son fils, qui vint s’y blottir pour la dernière fois.