Le condamné à mort
Le voyage vers son territoire d’origine, qui avait paru si périlleux à Naryl alors, se déroula bien différemment maintenant qu’il était un mâle adulte, en pleine possession de ses moyens. Il était devenu le roi de la sylve. Les fleurs carnivores baissaient leurs corolles devant lui, et les autres membres de son espèce l’évitaient. Les branches d’arbres et les grottes, quant à elles, se faisaient aussi accueillantes que des matrices de femelles. Il traversa la forêt en moins de six nuits, n’ayant qu’à tendre la main pour cueillir fruits et proies.
Il sentit qu’il avait atteint le territoire d’un autre mâle à la soudaine tension dans l’air. Il y avait une sorte d’immobilisme, de pesanteur qu’il n’y avait pas dans les autres bosquets. Quelque chose de bien différent de celle que faisait Rhan autour de sa grotte : l’ancien chef des Sans-Clan était arrivé blessé et enragé sur son territoire, qu’il n’avait choisi que par dépit. La sylve ne l’avait jamais acceptée : elle avait lutté contre lui et la horde de mâles affamés qu’il attirait. Ces derniers avaient laissé passer Naryl en silence, sombres sentinelles alignées qui avaient tué leur sylve en répandant leurs urines et leurs fèces chargées de sang noir sur une terre trop limitée pour les recevoir. La forêt autour du gîte de Rhan était sèche, jaunie et sans vie, morte : Naryl devinait que ses derniers habitants n’y resteraient pas. Celle d’Asvgal, au contraire, était dense et luxuriante. En passant sous les entrelacs parfumés qui répandaient un doux ombrage sur le crépuscule encore violent – Naryl avait pris, parmi les femelles, l’habitude de se lever tôt – le jeune ellon ne put réprimer une puissante bouffée de nostalgie. Il aimait ce territoire, qui était celui de son enfance. Et aussi, celui de son père, qu’il comptait bien reconquérir !
Il suivit le chemin secret qui s’enfonçait au cœur de la forêt en suivant les circonvolutions complexes qui menaient au gîte du clan. Les êtres du jour s’endormaient, se cachant et se recroquevillant sur eux-mêmes ou dans leurs nids, tandis que s’éveillait la forêt de nuit. Des corolles aux éclatantes couleurs barbares se dépliaient, tentant d’enrouler la chevelure de Naryl dans leurs lianes bardées d’épines. Ce dernier les repoussait doucement, reconnaissant dans cette étreinte une forme de salut, un acte d’amour pour le fils qui leur revenait.
Naryl approcha de la grotte avec une précaution infinie, celle d’un amant prudent pour une jeune femelle vierge. Aucune odeur n’en émanait : Asvgal n’avait pas encore rejoint ses épouses. Ces dernières dormaient.
Naryl sortit de la futaie prudemment, le cœur battant. Si l’une des ellith de garde donnait l’alarme… mais il parvint à se fondre dans cette nuit accueillante qui le reconnaissait comme sien. Et, l’émotion menaçant de faire éclater son jeune cœur, il arriva à l’entrée de la caverne occupée par son clan.
Les khangg pendaient du plafond voûté, reliés entre eux par des passerelles de lianes tressées et des tissus de soie d’arachnide chatoyants. Certaines fenêtres étaient à demi ouvertes. Sous le battant de l’une d’elles, Naryl aperçut les yeux brillants d’une femelle éveillée.
Il était repéré.
— Naryl ! hulula sa demi-sœur en sautant de son khangg par la mince ouverture.
Ce dernier avait déjà commencé à reculer : il ne voulait pas être vu. Mais Fasvyn fut sur lui si vite qu’elle le fit presque tomber.
— C’est bien toi ! Naryl, mon frère est de retour !
Ce dernier tenta d’esquiver tant bien que mal les coups de langue, mordillements et autres démonstrations d’amitié que lui prodiguait sa sœur. Mais lorsqu’elle finit par enfouir sa tête dans son opulente crinière noire, il referma ses bras sur elle, le cœur gros.
— Fasvyn… je suis tellement content de te voir !
Cette dernière se dégagea pour le regarder.
— Qu’est-ce que tu as grandi, Naryl.. pendant un moment, j’ai cru que c’était déjà Asvgal qui revenait ! Mais il est rarement aussi matinal.
À l’évocation du nom maudit, Naryl se renfrogna.
— Il t’a assez maltraité, grogna-t-il. Il est dans le coin ?
Fasvyn haussa un sourcil.
— Maltraité ? J’aimerais bien qu’il soit un peu plus présent, oui… il a accepté de s’occuper de moi pour mes premières chaleurs – à l’époque où tu es parti – mais depuis, il m’ignore.
Son regard vif détailla Naryl, de la tête aux pieds.
— Dommage qu’on ait la même mère. Sinon, je t’aurais bien invité dans mon khangg !
Naryl recula, gêné.
— Si tu y tiens tant, j’ai des amis là-bas, dans mon nouveau clan… des amis mâles. Je t’indiquerais comment y aller. Mais d’abord, je dois trouver Asvgal. Où est-il ?
Fasvyn haussa les épaules.
— Il doit être près de la rivière : Naïhryn m’a dit qu’il dormait là-bas, en ce moment. Tu veux que je la réveille ?
— Non, s’empressa de répondre Naryl. Ne réveille personne pour l’instant. Je dois d’abord m’occuper d’Asvgal. Et si je ne reviens pas… Fuyez vers l’Ouest, vers ce clan dont je t’ai parlé.
Après un dernier regard à sa sœur, il redescendit. Fasvyn le regarda s’éloigner avec un mélange d’étonnement et d’excitation sur le visage.
— Reviens vite, hein ! J’ai hâte que tu me décrives ces ellonil de tes amis !
Naryl se hâta de rejoindre la futaie, troublé.
*
Il était là, au bord du lac. Seul. Visiblement, il venait de s’y baigner, et se laissait sécher à la lueur de la lune sur un grand rocher plat. Son corps aux longs muscles luisait sous la lune, blanc comme le rocher où il reposait sur le ventre, les épaules et le torse. Mais ses avant-bras, son bas-ventre, ses jambes et surtout son dos étaient recouverts de cette matière noire entre le poil et les plumes que Naryl connaissait bien pour l’avoir expérimentée dans sa chair même : Avsgal était capable de la même configuration que lui ! Ses ailes, noires et immenses, étaient déployées, étendues sur le rocher pour mieux sécher.
Ça ne m’empêchera pas de le tuer, pensa-t-il. Il se croit le seul à pouvoir gagner les cimes et attaquer d’en haut… je vais le ramener sur terre !
Son intention meurtrière devait être particulièrement pressante, car Avsgal la sentit, et il s’accroupit, tournant la tête vers lui. Naryl croisa son regard rouge de prédateur, vide de toute compassion. Ce regard qu’il avait au moment d’entrer dans le khangg de sa mère, mais aussi celui qu’il avait la nuit où il l’avait chassé… le cœur du jeune ellon se mit à battre la chamade. Il commençait à perdre ses moyens ! C’était le moment d’attaquer.
Naryl déploya ses ailes, piqua et se jeta sur Avsgal sans lui faire la moindre sommation. La première fois, il avait eu l’impression de heurter un roc, mais désormais, la donne était différente. Il faisait sa taille, son poids, et attaquait d’en haut. Le grand mâle à la chevelure noire tituba, et Naryl en profita pour lui asséner un féroce coup de griffes, qu’Avsgal évita juste assez pour pouvoir garder son œil. D’un battement d’ailes, il alla se percher sur un rocher, d’où il contempla son assaillant avec un dédain manifeste.
— Je te défie, ard-ael ! lui cracha Naryl. Tu me reconnais ?
Avsgal le regardait en silence. Une bourrasque de vent souleva sa lourde chevelure onyx, révélant son visage aigu, son regard à la fois sauvage et irrésistible. En voyant les coins de sa bouche au pli cruel se recourber en ce qui ressemblait à une grimace moqueuse, Naryl perdit le peu de sang-froid qu’il lui restait.
— Je suis ce hënnel que tu as condamné à mort en le jetant hors de la caverne ! Le fils de Naïhryn !
Le rictus d’Avsgal s’était transformé en large sourire. Ses crocs – Naryl n’en avait jamais vu de si immenses – semblèrent jaillir de sa bouche charnue comme autant de lames de sigil.
— Tu te portes drôlement bien, pour un condamné à mort, ironisa-t-il.
À l’époque où il vivait au sein du clan, déjà, Naryl n’avait eu que peu d’occasion d’entendre la voix d’Avsgal. La plupart du temps, il ne parlait pas. Mais à l’écoute de son timbre profond, aussi dense et velouté que le sang d’un daurilim, Naryl se rappela. Il se rappela les moqueries dont il faisait l’objet en passant devant lui, tout petit. Le rire tranchant de l’ard-ael lorsqu’il titubait devant lui à l’époque de ses premiers pas, ou tombait à ses pieds lors de jeux un peu trop fougueux. De la façon dont il l’appelait « tombé du nid » en lui tirant les oreilles… et des mots d’amour qu’il ronronnait à celles de sa mère, alors que cette dernière s’occupait de lui, Naryl, et de lui seul. Il se rappela aussi de la haine de Rhan, qui était sienne désormais. De la cruauté de ce père qui avait jeté son propre rejeton dans la nuit, entre les griffes des prédateurs de la sylve.
Je vais le tuer, réalisa-t-il en sentant les crocs glisser plus loin encore hors de leur gaine. Je vais le tuer tout de suite !
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