Dans les bras d’Amarrigan
Cela faisait plusieurs nuits que Yuja avait quitté la caverne. Elle avait eu peur de quitter son environnement familier, bien sûr. L’extérieur était vaste, plein de dangers. Mais elle n’était plus une petite hënnelleth. Après tout, Naïhryn, la mère de Naryl, était bien partie à l’aventure loin de son clan d’origine. Même Nanal quittait le sien à chaque chaleur pour aller s’unir avec des mâles inconnus... et maintenant, c’était elle, Yuja, qui subissait les caprices de Narda.
Au début, Yuja n’avait pas compris ce qui lui arrivait. Elle s’était réveillée avec un atroce mal au ventre, puis avait constaté qu’elle saignait. Cela ne lui était jamais arrivé avant. Elle qui pensait naïvement être mûre pour l’accouplement... elle s’en était même vanté devant Naryl, idiote qu’elle était ! Ah, il avait bien dû se moquer d’elle. C’était un adulte, lui... quoi de plus normal qu’il se désintéresse d’une petite femelle impubère ? Yuja le comprenait, désormais. Mais c’était trop tard. Naryl était parti, et de toute façon, il ne la voyait que comme une gamine. Il fallait qu’elle se trouve un autre clan, et un autre mâle. Ce besoin impérieux, elle l’avait ressenti au fond de ses entrailles, et c’était cela qui lui avait fait quitter les murs rassurants de la grotte.
Au cours de sa première halte, elle avait coupé une moustache de raki, ces grands et paisibles mammifères aquatiques, dont les appendices gigotaient encore bien longtemps après avoir été retirés. C’était Nanal qui lui avait appris ça. Jusqu’ici, Yuja trouvait la pratique dégoûtante et impudique, mais aujourd’hui... avec ce désir qui lui brûlait les reins, elle avait révisé son jugement. Peu de temps avant de grimper dans le refuge qu’elle s’était trouvé pour la journée, elle s’était mise en recherche d’un cours d’eau et avait plongé pour débusquer un raki. Contre une offrande de fleur-de-sang, dont ils raffolaient sans pouvoir s’en procurer, ils laissaient les ædhil leur couper une moustache ou deux. Yuja n’en avait pris qu’une, plutôt petite. Puis elle était sortie de l’eau, l’avait glissée encore toute frétillante dans sa besace et s’était empressée de gagner son repaire, un peu honteuse. Là, dans l’obscurité des feuilles d’un haut tuyal, elle avait glissé l’appendice entre ses jambes et fermé les yeux, en imaginant que c’était la langue pointue de Naryl qui glissait le long de ses replis intimes.
Yuja se levait tôt, alors que le soleil n’était pas encore tout à fait couché. Ainsi, elle pouvait prendre de l’avance à un moment où les grands prédateurs de la sylve n’étaient pas encore sortis chasser. Elle se savait vulnérable. Alors, elle cheminait à couvert, prudemment, en empruntant les cours d’eau. Elle s’était confectionné une petite barque qu’elle manœuvrait avec une longue perche. Sur l’eau, elle ne laissait pas d’empreintes ni de traces olfactives. Mais elle était bien visible des deux rives, et en progressant le long de la rivière, elle scrutait la végétation épaisse avec l’impression tenace qu’un millier d’yeux l’observaient en silence. Elle espérait tomber sur un clan ædhel assez rapidement, et, de préférence, un clan comptant beaucoup d’autres femelles, avec une matriarche sage et un ard-æl compréhensif... et, même si elle doutait que ce soit possible, aussi beau et gentil que Naryl.
En repensant au jeune mâle, Yuja soupira. Elle savait au fond d’elle que jamais plus elle ne retrouverait un ellon comme lui. Cette crinière si noire qu’elle en paraissait bleue, ces yeux couleur de lave... sans compter ce caractère unique et attentionné qu’il avait. Ses talents rares de constructeur et de chasseur, aussi. Naryl aurait vraiment fait un ard-ael parfait pour leur clan : Morowë le disait souvent, de son vivant. Dommage qu’il ait été si bête !
Idiot de Naryl, pesta Yuja en enfonçant sa longue pagaie dans l’eau. Un clan entier se dévouait à sa cause, et lui, il ne songeait qu’à aller s’emparer de celui de son père ! Yuja s’en voulait de ne pas avoir partagé ce « secret » avec lui avant qu’il parte. Si Naryl avait su dès le départ qu’Asvgal était son père, il ne serait probablement pas allé le provoquer. Mais elle avait donné sa parole à Naïhryn et Morowë, qui estimaient qu’il avait besoin de découvrir cette vérité lui-même. J’espère qu’Asvgal lui a mis une bonne raclée, songea la jeune femelle, avant de se reprendre aussitôt : non, en fait, elle espérait qu’il n’aurait rien. Si jamais il sortait de cette confrontation blessé, ou, encore pire... elle préférait ne pas y penser !
Une sensation de danger imminent sortit Yuja de ses pensées. Elle s’arrêta de bouger et s’accroupit lentement sur son radeau, tout en examinant du coin des yeux l’environnement autour d’elle. Quelque chose l’observait, caché dans les arbres de la rive opposée. Quoi ? Elle n’aurait su le dire.
C’était peut-être rien — un faux-singe, ou même un daurilim. Mais à tout hasard, elle décrocha de sa cuisse le sigil de Naryl. Elle n’avait jamais réussi à faire plus que de le changer en un petit poignard peu offensif, à la bizarre forme en colimaçon. Mais il lui donnait du courage. Lorsqu’elle le tenait entre ses doigts, c’était comme si Naryl était là, debout derrière elle.
Sauf qu’il n’est pas là. Il m’a abandonné pour un autre clan, ou tout un tas de femelles seront plus que ravies de l’accueillir.
Au fond d’elle, Yuja savait que c’était faux. L’autre clan était celui d’Asvgal. Lors de la veillée des ellith — à laquelle Yuja n’avait pas été conviée, mais qu’elle avait espionnée quand même — Naïhryn avait décrit ce dernier comme l’ard-ael parfait. Beau comme la nuit et merveilleux amant, mais également plus intelligent que la moyenne, extraordinairement attentionné et réfléchi. Surtout, d’après ce qu’elle disait, il était respectueux des femelles et leur laissait toujours le choix. Naïhryn avait proposé à Morowë et les autres de rejoindre son clan, et tout le monde avait compris, Yuja la première, combien cela lui coûtait de partager son mâle parfait, dont elle était follement éprise. Mais dans sa sagesse, Morowë avait refusé l’offre : elle ne voulait pas forcer la main à Asvgal, qui avait déjà fort à faire avec son clan, ni froisser les femelles indépendantes qui ne le connaissaient pas. « Laisse-nous plutôt son fils, avait-elle proposé. Nous sommes habituées à lui et il est encore jeune, malléable. Les plus expérimentées d’entre nous pourront l’éduquer et faire de lui un ard-ael hors du commun, comme son père. » Naïhryn avait accepté, trop contente de savoir que son fils avait enfin trouvé sa place. Et le lendemain, elle était partie.
Sauf que Naryl, cet imbécile, nous a refusé, pensa Yuja en rangeant le sigil pour reprendre sa pagaie. C’était une fausse alerte.
Morowë avait été la première surprise. Mais elle avait laissé Naryl partir, allant contre l’avis des ellith du clan qui voulaient enfermer Naryl et le forcer à prendre ses responsabilités. « Il reviendra, disait-elle. Il reviendra et fera son choix ». Sauf qu’il était revenu trop tard. S’il n’était jamais parti, songea Yuja en pagayant vigoureusement, Morowë ne serait pas morte, et personne n’aurait été violé.
Yuja releva de nouveau la tête pour inspecter les environs. Il lui restait du temps jusqu’à l’aube, mais il lui fallait accoster pour se trouver un refuge. Elle ne pouvait pas rester ici, exposée aux féroces rayons du Grand Soleil. Elle dirigea donc son embarcation du côté opposé à celui où elle s’était sentie observée, puis la cacha dans les racines à moitié immergées d’un gros tuyal. Cet arbre ferait l’affaire pour la journée. Elle y grimpa en trois bons souples, trouva un espace adéquat pas trop loin du faite, d’où elle aurait un bon poste d’observation. Puis elle déballa sa couche contre le tronc, et replia les branches souples autour pour créer une sorte de khangg. Ici, ce serait bien. Il n’y avait plus qu’à aller se chercher à manger.
Pas encore initiée dans une guilde de chasse, Yuja ne connaissait pas les techniques pour attraper de grosses proies, mais elle savait pêcher. Elle se débarrassa de son shynawil et de ses jambières puis plongea dans la rivière. Là, sous l’eau, elle était aussi à l’aise qu’un poisson. Usant de sa longue queue fine comme d’un gouvernail, elle fendait l’eau avec vitesse et agilité. Elle dénicha deux vifs argents qui naviguaient imprudemment entre les longues algues qui tapissaient le lit de la rivière, sans se soucier d’elle. Ils ne devaient pas être habitués aux ædhil... Soit il n’y en avait pas dans les environs — ce qui était plutôt rassurant ! — soit ils ne pêchaient pas. Yuja était fière de son savoir-faire de plongeuse, là où la majorité de ses congénères préféraient la chasse au gibier en forêt. Mais en attendant, grâce à cela, elle n’avait jamais faim, même sans guilde de chasse ou mâle adulte prêt à chasser pour elle. Elle au moins était indépendante. Et elle comptait bien le rester ! Elle avait les moustaches de raki pour se faire plaisir lors des nuits solitaires, et lorsque l’influence de la lune rouge serait trop forte, eh bien elle ferait comme Nanal, et irait dans la sylve se donner à n’importe quel mâle. L’idée lui faisait un peu peur, car comme toutes les jeunes femelles, elle craignait l’accouplement. Mais si Nanal y arrivait, pourquoi pas elle ? Cela ne devait pas être si terrible ! S’il y en avait plusieurs, ils se battraient entre eux, et elle aurait le temps de s’enfuir.
Sur ces pensées, Yuja ressortit de l’eau. Elle suspendit ses prises à une grosse branche et les vida d’un coup de couteau précis. Ce soir, elle avait envie de manger son poisson délicatement braisé, parfumé aux herbes sauvages. Il lui restait une botte d’herbes odorantes justement, qu’elle avait cueilli deux nuits plus tôt, en traversant la lande... mais d’abord, elle devait se rhabiller et essorer ses cheveux.
Au moment où Yuja attrapait son épaisse crinière blanche dans ses mains, son instinct, de nouveau, la cloua sur place. C’était la même sensation qu’elle avait éprouvée plus tôt dans la nuit. Elle n’était pas seule. On l’observait... et cet observateur était tout près.
Yuja releva les yeux prudemment. Il était là. Un grand mâle adulte. Il la fixait en silence, depuis l’autre côté de la rive. Il avait replié son shynawil sur une épaule pour se rendre visible, pour que Yuja le voie. Sa crinière dorée était à moitié rasée, tressée et agrémentée de perles et de coquillages. Son panache, enroulé autour de sa taille puis posé sur son épaule, était zébré et fourni. Il portait deux cicatrices rituelles sur les pommettes, des ornements en os sur les oreilles et un plastron en cuir de daurilim, sur lequel pendait un crâne de faux-singe. Un immense nayan, ainsi qu’une lance repliée, dépassait de ses larges épaules. Il avait également un filet et une gibecière : visiblement, il portait tout son équipement sur lui, comme elle. Un chasseur solitaire. Ses grands yeux jaunes, aux pupilles fines comme une lame, étaient braqués sur elle.
Yuja prit soudain conscience de sa vulnérabilité. Elle était entièrement nue, à l’exception de la petite ceinture qui ceignait sa taille et de son collier de cristaux. L’inconnu la détaillait sans vergogne, s’attardant longuement sur la fente lisse qui ouvrait son pubis. Il l’évaluait. Se demandait probablement si cela valait le coup de traverser la rivière... oui, il s’était décidé. Yuja le vit à la tension qui anima soudain ses abdominaux, avant même qu’il ne se mette en marche.
Sans le quitter des yeux, Yuja fit un pas derrière elle. Puis deux. Lorsqu’il la vit faire demi-tour pour s’enfuir, l’inconnu mit ses doigts dans sa bouche, émettant une espèce de sifflement qui vrilla les oreilles sensibles de Yuja. De la forêt émergea un grand volatile, qui étendit ses ailes au ras de l’eau comme une perfie géante... et sur laquelle le chasseur sauta.
Yuja avait compté sur le temps qu’il perdrait pour traverser la rivière à la nage. Mais ce temps, elle ne l’avait plus. En moins d’une respiration, l’inconnu était sur elle, et il sauta du bas de son étrange monture pour se retrouver à trois pas d’elle. De nouveau, Yuja s’immobilisa, terrifiée, alors que la créature repliait ses ailes bigarrées. Un wyrm. Elle n’en avait jamais vu, mais souvent entendu parler.
Son cavalier vint la rejoindre.
— N’aie pas peur, je ne te veux pas de mal, lui annonça-t-il de sa voix grave. Tu es nouvelle sur ce territoire ? Je ne t’ai jamais vu.
Yuja garda le silence, la tête rentrée dans ses épaules, le nez caché dans ses cheveux qui continuaient de goutter au sol. Elle aurait voulu couvrir son sexe de ses mains, mais ne voulait pas attirer l’attention du mâle dessus.
— Je viens du nord, des montagnes. Je suis descendu pour chasser. Il y a deux nuits, j’ai senti ta piste, et je l’ai remontée. Tu es perdue ?
Yuja osa un regard timide. Il avait dit du Nord... peut-être était-il du clan d’Asvgal ? Naïhryn leur avait expliqué que les mâles ne forçaient pas les femelles, là-bas.
— Je voyage, répondit-elle avec une fausse affirmation dans la voix.
Le mâle haussa un sourcil.
— Tu voyages toute seule ? Où est ton clan ?
— Je l’ai quitté, asséna Yuja, sûre d’elle.
— Je vois, répondit-il après un petit silence. Mais c’est dangereux pour une jeune femelle pour toi de voyager toute seule, sans protecteur. Si j’ai senti ta piste, d’autres le peuvent aussi. Tu es en chaleur.
De nouveau, Yuja se recroquevilla.
— Non, tenta-t-elle. Je ne le suis pas. Je n’ai pas encore eu mes chaleurs, je suis une hënnelleth !
Naryl avait raconté ça, lui aussi. Alors pourquoi pas elle ?
Mais le mâle s’était approché d’elle. Il vint la humer. Le voir tourner autour d’elle, les narines ouvertes, mit Yuja mal à l’aise.
— Tu es en chaleur, répéta-t-il. Première fois, sûrement.
Et, d’un geste si vif qu’elle ne put l’arrêter, il plaça sa main entre ses cuisses. L’intrusion, rapide mais brutale, de son doigt fit bondir Yuja. Lorsqu’il le ressortit, il le brandit devant lui, montrant la goutte transparente sur le bout de sa griffe.
— Tu es excitée. Chez nous, les jeunes femelles prêtes pour l’accouplement sont déflorées par l’ard-ael avant d’être données aux chasseurs en récompense de leur fidélité et de leur bravoure. C’est pour échapper aux saillies que tu as fui ton clan ?
Yuja sentit son cœur descendre dans son estomac. Les lois dans le clan de ce mâle étaient encore pires que celles de la sylve !
— Notre ard-ael est très fort, dit-elle d’une voix tremblante. À la lune dernière, il a décimé tout un clan de mâles, parce qu’ils avaient enlevé des femelles de chez nous !
— Ne t’inquiète pas, il ne te rattrapera pas. Sur Yirgho, nous aurons gagné le contrefort des montagnes avant le lever du jour. Fais tes affaires, je t’emmène.
Yuja resta immobile. Mais il parlait avec une telle autorité qu’elle se sentait obligée de lui obéir.
— Tu vas m’emmener dans ton clan ?
— Non. Moi aussi, je l’ai quitté. Je veux être indépendant. Je cherchais une femelle comme toi, justement.
— Une femelle comme moi...
Il était déjà en train de saisir ses poissons, de les ranger d’office dans les besaces accrochées au dos de son wyrm.
— J’en voulais une jeune, vierge, rien qu’à moi : on ne sait jamais de qui sont les petits, sinon. Je veux fonder un nouveau clan, une famille. Toi aussi, non ?
Yuja garda le silence. Elle ne s’était jamais posé la question. Voulait-elle une famille, ou seulement faire ce qui lui plaisait, découvrir le vaste monde ? Si ça avait été Naryl, elle n'aurait pas hésité, mais...
— N’aie pas peur, répéta-t-il, la main tendue vers elle. Je vais pas te sauter dessus cette nuit... Je te laisserai le temps, ne t’en fais pas. J’ai déjà sailli plusieurs femelles, je sais ce que je fais. Viens.
Yuja hésita encore un instant. Que se passerait-il, si elle lui disait non ? Se sentirait-il autorisé à la brutaliser ? De toute façon, elle était seule ici. Elle ne pouvait s’attendre à aucune aide. Et Naryl n’était plus là... cette fois, il ne viendrait pas la chercher.
Yuja fit un pas en avant, puis elle posa sa main fine dans celle du mâle. En un mouvement, il la fit basculer sur le dos du wyrm. Puis il vint s’asseoir derrière elle. En sentant son ventre ferme contre son dos et ses bras musclés se refermer sur elle, Yuja sentit une chaleur étrange prendre possession de son ventre. Se sentant soudain très vulnérable et fatiguée, elle se laissa aller contre l’inconnu.
— J’ai l’impression que c’est toi, qui auras du mal à attendre, plaisanta-t-il en la recouvrant de son shynawil. N’aie pas honte, c’est normal. C’est une vraie chance qu’on se soit trouvés ! Demain, on pourra faire un sacrifice à Amarrigan.
— Oui, murmura faiblement Yuja. Une vraie chance...
Elle n’en était pas parfaitement sûre. Mais c’était la seule option qu’elle avait... alors, elle se lova dans l’étreinte de l’inconnu, alors que le wyrm déployait ses ailes et prenait son envol. Sans un dernier regard pour la sylve qu’elle laissait derrière elle, avec tous ses regrets.
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