Le stryge
À l’aube, au moment où la nuit s’éclaircissait d’améthyste, les chasseurs qui gardaient le tuyal virent tourner un nouveau wyrm. Une silhouette noire et férale, qui descendait en tourbillonnant des étoiles.
— Encore un chasseur du clan de Naadhu ? demanda l’un d’eux, les sourcils froncés.
— Je ne crois pas. Ils nous auraient prévenus.
D’habitude, les chasseurs du clan frère prévenaient par le biais de messages. Lorsque l’heure était grave, on utilisait les feux d’appels. Mais un coup d’œil sur les contreforts de la montagne leur apprirent que la guilde qui s’y trouvait en faction n’avait lancé aucune alerte. Leurs wyrms devaient déjà avoir regagné leurs gîtes dans la fraîcheur des falaises.
— Ce n’est pas un wyrm, murmura soudain Ythyl, le chef de leur guilde. C’est un stryge !
Les cinq mâles se saisirent immédiatement de leurs armes de longues portée. Cela faisait très longtemps que le clan des stryges n’avait pas attaqué, mais la menace pesait toujours sur leur communauté. C’était inévitable, aussi près des hauts sommets. D’ailleurs, cette menace était la raison même de la présence des garnisons montées sur wyrm et des feux d’alertes.
— Un stryge seul ? Ils attaquent toujours en groupe, normalement !
C’était le cas lorsque les stryges venaient pour leur ravir des femelles et des hënnil. Une fois qu’ils étaient emmenés dans les cieux, on ne les revoyaient plus jamais. Aucune expédition n’avait jamais été organisée pour les récupérer, ou pour se venger des stryges : ils vivaient trop haut, à une altitude telle que même les ailes des wyrms gelaient.
Une volée de traits s’abattirent vers la silhouette ailée. Mais cette dernière avait déjà atterri, refermant ses ailes sur elles comme un shynawil au moment où ses pieds touchèrent le sol. Les flèches rebondirent sur les plumes noires, sans réussir à l’atteindre : Ythyl savait par ouï-dire qu’elles pouvaient se faire plus dures que la roche.
C’était, bien entendu, un mâle. De grande taille, à la robe obsidienne, au visage en lame de couteau et aux yeux rubis caractéristiques de sa race. Son panache de jais se dressait derrière lui en signe de défi. Il était sûr de lui et se tenait devant eux sans peur. Pire encore, il avança.
De nouveau, les arcs se tendirent. Tous en même temps.
— Je ne viens pas en ennemi, leur annonça alors Naryl en enroulant sa queue de fourrure noire sur son épaule.
Ythyl fronça les sourcils. Les stryges, normalement, ne parlaient pas. Ils chantaient une langue incompréhensible, que tous les autres clans avaient oublié.
— Tu parles notre langue ?
— Je viens en paix, répéta Naryl.
— Qui es-tu ?
— Je m’appelle Naryl, et je viens d’un clan situé à plusieurs journées de marche au sud.
— Au Sud ? s’étonna Ythyl.
Naryl acquiesça.
— La grande sylve pourpre.
— Mais tu es un stryge...
Le guerrier pointait ses ailes. Naryl y jeta un œil, puis les replia.
— C’est une configuration, expliqua-t-il.
— Ta robe et tes yeux te trahissent. Tu viens du Nord, des montagnes de glace. Pourquoi cherches-tu à nous mentir ?
— Je vous dis la vérité. Mon père vient de ce territoire dont vous parlez, mais il l’a quitté il y a bien longtemps, et moi, j’ignore tout de lui.
— Soit... qu’est-ce que tu veux ? On n’accorde l’asile à aucun mâle passé l’aube.
— Ce n’est pas encore l’aube. Et je ne suis pas venu demander asile.
Ythyl s’impatienta :
— Qu’est-ce que tu veux, alors ?
— Récupérer ma femelle, qu’un chasseur m’a volé.
Les jeunes guerriers se regardèrent. Ils comprirent tous, d’un seul regard, à qui il faisait allusion.
— Ce chasseur est sous la protection de notre ard-ael depuis cet après-midi, lui annonça Ythyl. Tu arrives trop tard. De plus, il vient d’un clan ami.
— Laissez-moi m’expliquer avec lui. Je ne lui veux aucun mal.
Ythyl avisa la haute silhouette de Naryl, sa musculature puissante, et le fil de ses griffes. Les stryges faisaient des combattants redoutables, particulièrement rapides et précis. Ils arrivaient de nulle part et fondaient sur leur proies comme des perfies, avant de filer dans les nuages pour les éventrer, ou les fracasser sur les rochers. On disait également qu’ils s’accouplaient en plein vol, avec les femelles qu’ils venaient d’enlever.
— Navikhi n’est pas ici. Reviens demain. Je vais parler de ton cas à mon père, et peut-être qu’il te recevra.
L’oreille de Naryl se redressa.
— Il est reparti ? Dans quelle direction ?
— Plus loin au nord, vers les montagnes, justement.
Naryl s’étonna que ces guerriers lui donnent cette information si facilement. Ce Navikhi ne devait pas être trop apprécié... ou alors, il était reparti sans sa prise.
— Où est la jeune femelle à la crinière blanche qui était avec lui ? demanda judicieusement Naryl. Est-ce qu’il est reparti avec elle ?
De nouveau, les guerriers échangèrent un regard. L’un d’eux commença à signer dans leur code secret, mais Ythyl l’ignora.
— Elle est ici, sous la protection de notre ard-ael. Mon père, Endhuu. Il devait l’initier cette nuit même.
Naryl sentit son sang se figer.
— Est-ce que Yuja a donné son accord ?
— Son accord ? Une femelle ? Quelle blague !
Naryl se força à la patience.
— Chez nous, dans mon clan, ce sont les femelles qui choisissent les mâles. Je suis justement venu dire à Yuja que j’étais disponible pour elle si elle le souhaitait, et la ramener chez nous le cas échéant.
Ythyl éclata de rire. Mais les jeunes chasseurs, autour de lui, étaient muets.
— Choisir ? Bien sûr : elles choisissent l’ard-ael. Toujours ! Ainsi, ta Yuja a choisi Endhuu.
— Pas toujours, expliqua patiemment Naryl. Certaines femelles de mon clan ont choisi mon meilleur ami Eshm, ou le jeune Daehel. Nous avons encore peu de mâles, malheureusement, et Yuja étant exclusive, elle m’en a voulu d’avoir accepté Nanal et elle est parti. Mais je suis revenu lui dire que je l’acceptais elle, comme as ellyn.
Cette fois, les mâles restèrent silencieux. Ce que Naryl venait de leur raconter les avait sidéré. Un clan où d’autres mâles que l’ard-ael s’accouplaient, à condition qu’ils soient acceptés par une femelle... L’intelligence de Naryl avait fait mouche.
Mais le temps pressait. Si cet Endhuu était en train de violer Yuja, présentement... mais Naryl n’avait pas d’autre choix. Il devait convaincre ces guerriers. Ils étaient trop nombreux, et trop organisés.
— Laissez-moi rencontrer Endhuu, argumenta-t-il. Si vraiment Yuja l’a choisi, je repartirai.
— Bien sûr qu’elle l’a choisi, grogna Ythyl, sorti de sa stupeur initiale. Tu ne l’as pas vu ! Il fait deux fois ta taille, et monte dix femelles par nuit ! C’est un ard-ael puissant, un vrai.
— Je n’en doute pas. Mais je dois m’en assurer.
— Et si cette Yuja chougne et te demande te la ramener, tu feras quoi ? demanda-t-il, crocs apparents.
Naryl garda son calme.
— Je la ramènerais. Après vous avoir dédommagé pour votre hospitalité.
— Dédommagé comment ?
— Ça dépend. Que souhaitez-vous ?
Les mâles se regardèrent, choqués. Certains commençaient à arborer des signes de nervosité. Ils s’interrogeaient.
Puis, l’un d’eux s’avança. Le plus jeune du groupe.
— Prends-moi avec toi, et je veux bien aller prévenir Endhuu.
— Très bien.
— Non, tu ne bougeras pas de là ! gronda Ythyl.
Un autre s’interposa.
— Moi aussi, je veux connaître le clan du stryge. Laisse-le parler à Endhuu.
— Justement, c’est un stryge, rugit Ythyl. Ne croyez pas ce qu’il raconte. Vous connaissez l’histoire ! C’est à cause des belles chansons de leur ancêtre qu’on en est là aujourd’hui, à devoir se bagarrer pour tout, diminués.
— Non, je ne connais pas cette histoire, protesta un autre, les sourcils froncés.
— Parce que tu es un sang bleu non initié. Ne jamais croire un Niśven ! Jamais. Ce sont de beaux parleurs. Ils nous ont déjà promis la liberté, la viande et les accouplements pour tout le monde. Mais on en est loin !
Naryl écoutait tout cela, attentif. Les stryges, les Niśven... autant de mystères sur ses origines à éclaircir plus tard. Son père, lui-même, lui avait parlé de tout cela, à demi-mots.
Retrouve ta compagne, et emmène-la loin, le plus loin au nord que tu peux. Là, peut-être aurez-vous la paix. Et tu connaîtras la vérité, la vraie, sur nos origines.
Mais pour l’instant, il devait tirer Yuja des griffes de cet Endhuu.
— Laissez-moi le voir.
Trois chasseurs rompirent alors les rangs pour l’escorter. Ythyl avait les yeux fous, mais il n’essaya pas de s’interposer.
Pour l’instant, Naryl avait gagné la partie.
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