Les chaleurs femelles
Lorsqu’elle avait vu Naryl arriver, Yuja avait d’abord cru qu’elle rêvait. Peut-être qu’elle était morte, et qu’un dieu généreux lui avait octroyé cette dernière vision, afin qu’elle puisse rejoindre la forêt des âmes sans regret. Pour Yuja — mais aussi pour d’autres femelles, cela, elle le savait — Naryl avait toujours constitué un rêve, inaccessible comme tous les songes, bien sûr. Elle se rappelait encore du matin qui avait suivi l’arrivée de Naryl et de sa mère au sein du clan.
— Il est venu, avait annoncé Awhem d’une voix étrange, d’où perçait une excitation juvénile. Le fils d’Asvgal, de la tribu Niśven.
N’étant pas censée être là, Yuja n’avait pas pu demander ce qu’était la « tribu Niśven ». Mais elle devinait que ça devait être quelque chose de très important.
De son vivant, Awhem ne parlait de cet Asvgal que lors d’occasions particulièrement exceptionnelles. Elle disait qu’il était l’ard-ael ultime, celui que tous les clans devaient suivre. Dans les histoires qu’elle leur racontait à la veillée, alors que l’aube teintait de violet le ciel à l’extérieur, Asvgal était ce prince solitaire à la crinière de nuit, dont les yeux luisaient comme deux rubis, aux traits si beaux que les jeunes femelles risquaient la folie rien qu’en le voyant. Taryn disait souvent à son amie qu’Awhem exagérait, qu’un tel mâle doté d’ailes noires, capable de voler comme les wyrms, n’existait pas, et encore moins s’il donnait le choix. « Les mâles ne donnent pas le choix. Et, s’ils le donnaient, au contraire, les femelles n’en deviendraient pas folles, mais heureuses et libres ». À cette remarque, Awhem avait un soir répondu que ce choix était en réalité cruel, car quiconque connaissait Asvgal des Niśven ne pouvait que tomber éperdument amoureuse de lui. « Même les autres mâles le suivent, avait-elle ajouté d’un air grave, et les êtres de la forêt. C’est le meilleur d’entre nous, parce que le Premier de son clan était le plus parfait des ædhil. »
Taryn en riait, mais Yuja, elle, écoutait en silence. Et, la nuit où elle avait pour la première fois posé les yeux sur Naryl, fils tant attendu d’Asvgal et descendant du « plus parfait des ædhil », elle avait compris qu’Awhem ne mentait pas. Elle leur avait raconté la stricte vérité, et, de plus, sans rien exagérer.
Or, ce même Naryl était là en face d’elle, ses grands yeux de ténèbres liquides posées sur elle, et il venait expressément de lui proposer d’être son as ellyn, la seule, l’unique.
Yuja, comme au sortir d’un songe, s’ébroua. Sa peau, ses cheveux, ses lèvres portaient encore le goût des baisers de Naryl.
— Je vais bientôt me réveiller, murmura-t-elle, et tu ne seras plus là.
En face d’elle, Naryl fronça les traits de son beau visage.
— Pourquoi dis-tu une chose pareille ?
— Parce que ce que tu proposes est cruel, et qu’il y a forcément un « mais ».
— Un mais ? Yuja...
— Je ne peux pas t’avoir pour moi toute seule. Tu es trop parfait. Tout le monde te désire, y compris les femelles des autres clans. Les mâles, aussi. Et les faux-singes.
Naryl esquissa un sourire, en un bref éclat de canine.
— Tu me flattes trop... Ces gens veulent me suivre parce que je leur propose d’être libre. Quant à Pecco, je lui ai sauvé la vie.
— Oui. C’est ça qui est dangereux. La liberté.
Naryl observa Yuja, perplexe.
— Je comprendrais que tu aies peur... après tout ce qui t’est arrivé. Mais je t’assure que tu n’as pas à t’en faire avec moi, Yuja. Je peux très bien attendre. C’est toi qui me diras.
Yuja rompit le contact visuel, cachant un sourire douloureux dans ses cheveux.
C’est moi qui ne peux plus attendre, pensa-t-elle. Et je n’oserais jamais te dire quoi que ce soit.
Qu’attendait-il d’elle ? Qu’elle vienne le voir, croupe en avant, comme l’avait fait Nanal ? Mais elle n’était pas Nanal. Juste une petite femelle sans formes, que les ard-aelim et les chasseurs solitaires ramassaient sur le bord des rivières, comme un fruit acide qu’on cueillait sans y penser pour patienter avant la chasse.
Naryl tapota la couche qu’il avait préparée.
— Ces évènements t’ont épuisée, dit-il, tu as besoin de te reposer. Dors sans crainte. Je vais monter la garde dehors.
— Tu m’as laissé ton shynawil... le grand soleil va te brûler.
— Pas besoin de shynawil avec la protection de ces ailes, sourit-il en drapant les plumes de jais autour de son corps. Le grand soleil ne pourra pas m’atteindre.
Yuja contempla cette cape de soie noire avec envie. Elle aurait aimé s’y blottir pour dormir, plus encore que dans ce shynawil qu’il lui avait laissé. Heureusement, il portait son odeur. Alors, elle s’y allongea, bordée par Naryl qui l’aidait à s’installer plus confortablement, repliant la cape tissée sur son corps nu avec mille précautions.
Il est tellement gentil, pensa-t-elle en le regardant à travers ses paupières mi-closes. Si différent des autres.
Malheureusement, cette gentillesse s’accompagnait de scrupules pesants. Naryl la respectait trop pour la saillir, continuant à la voir comme une petite chose fragile, qu’il fallait chérir. Des femelles comme Nanal, par contre...
En se rappelant la façon dont la femelle mature criait lorsque Naryl la montait, puis des coups de reins puissants de ce dernier, Yuja remonta ses genoux contre son ventre affamé. Oh, comme elle le voulait ! Mais Naryl, après une dernière caresse — la même petite tape affectueuse qu’on donnait sur la tête d’un hënnel — s’était déjà relevée.
Yuja l’observa un moment, entre le rêve et l’éveil. Accroupi sur un rocher face à l’entrée, sa silhouette majestueuse se découpant sur le vide vertigineux des montagnes, ses grandes ailes noires repliées au-dessus de lui, il ressemblait véritablement à un être mythique. L’un des Premiers, descendu directement du firmament.
Ils s’accouplent en plein vol. La jeune femelle ferma les yeux, la pointe des oreilles rouge. Elle se vit dans les bras d’un grand rapace noir, alors qu’il la portait dans les nuages. Ses serres puissantes lui maintenaient la taille, l’empêchant de tomber et lui permettant de s’abandonner complètement au plaisir. Et quel plaisir il y avait dans cette montée vers les nuées, tandis qu’il la transperçait... Elle ne faisait plus qu’un avec lui. Ses cris se répercutaient sur les montagnes en échos infinis, alors que son ravisseur, la bouche dans son cou et les reins vissés entre ses cuisses, la marquait irrémédiablement. Elle était sienne, pour toujours.
Yuja se réveilla dans une pénombre glacée. Son corps, trempé par les fièvres, frissonnait. Combien de temps allait-elle tenir comme ça ?
— Naryl... gémit-elle. J’ai froid.
Naryl, statue de pierre semblant revenir à la vie, se releva immédiatement. Immobile, mais néanmoins vigilant, il ne dormait pas.
— Yuja, murmura-t-il en s’accroupissant. Qu’est-ce qui se passe ?
— Je ne me sens pas bien. J’ai froid.
Une ombre d’inquiétude obscurcissant son beau visage, Naryl fouilla dans la poche de son shynawil. Il en sortit un sachet de cuir lié par une cordelette, qu’il s’empressa de défaire.
— Je vais te préparer une décoction.
Le moindre froissement de ses muscles, le ronronnement grave et rassurant de sa voix, la douceur de son panache de fourrure qui venait d’effleurer sa peau, son parfum musqué de mâle... tout mettait Yuja à la torture. Dans son ventre, un petit animal affamé, muni de dents aiguës, dévorait ses entrailles. Elle n’en pouvait plus.
— Naryl... gémit-elle en ouvrant les jambes. Naryl...
Ce dernier lui jeta un regard rapide et alarmé, puis tendit une main brusque pour refermer le shynawil sur elle.
— Courage, Yuja. Je prépare un feu pour faire bouillir de l’eau. Ça sera bientôt prêt.
Mais Yuja ne voulait pas de sa décoction de champignons. Elle le voulait, lui, et tout de suite.
Sans trop savoir ce qu’elle faisait, elle passa à quatre pattes, secouant sa longue chevelure de neige sur le gris sombre de la pierre. Son ventre ondulait, imprimant à son bassin des mouvements équivoques.
— Ça vient, ça vient, répéta Naryl d’une voix de moins en moins posée, soufflant sur la flamme qui jaillissait sous la corne de daurilim remplie de glace.
Yuja lui jeta un regard à travers ses cheveux. Puis, d’un mouvement rageur et félin, elle balaya toute sa petite installation.
— J’en veux pas, de ta décoction ! rugit-elle.
Dressée sur les genoux, elle se pencha sur un Naryl interdit et commença à lui mordiller les oreilles.
— Prends-moi, murmura-t-elle, la voix rauque. Comme Endhuu m’aurait prise.
Naryl se leva d’un seul coup. Affolé, il regarda autour de lui, puis ramassa corne et champignons.
— Tu ne sais pas ce que tu dis, Yuja. Tu es sous l’emprise des chaleurs.
Yuja feula. Bien sûr qu’elle était en chaleur ! Était-il idiot ?
Elle s’empara de son panache, tentant de le frotter entre ses jambes comme Nanal l’avait fait. Mais la petite bouche cachée dans la fourrure refusait de sortir sa langue rose, restant obstinément close. Naryl lui refusait même ce plaisir !
Naryl tenta encore une fois de faire fondre la glace dans la corne, assailli par Yuja qui se frottait à lui et le mordillait. En vain : la femelle enragée l’empêchait de préparer le médicament qui aurait pu la calmer. Finalement, à court de ressources, il battit en retraite hors de la grotte. Yuja se laissa retomber sur le sol en hurlant de dépit, avant de s’y tortiller comme un wyrm blessé.
*
Naryl resta dehors toute la journée. Interdit, les oreilles droites, le panache étroitement enroulé autour de son corps tendu. Les chaleurs femelles... c’était vraiment terrible. Yuja était comme possédée : jamais il ne l’avait vue comme ça. Il avait cru qu’elle voulait le dévorer.
D’après ce que lui avait confié Eshm, déflorer les jeunes femelles était délicat. À plus d’un titre. D’abord, il fallait faire attention à ne pas les traumatiser. Ne pas leur faire mal. Attendre le moment propice. Et, surtout, prendre un gros risque... car les femelles étaient « dentées ». La première saillie brisait cette protection épineuse, à condition que la femelle y mette du sien. Et pour cela, il fallait la soumettre, la subjuguer. Frotter sa fente close jusqu’à ce qu’elle soit si mouillée et ouverte que les dents, desserrées les unes des autres, deviennent molles. Certains mâles y arrivaient par la force, en faisant à la jeune vierge une éloquente démonstration de virilité. Mais ce n’était pas le genre de Naryl.
Le jeune ellon était tellement pris dans ces réflexions, tellement troublé, qu’il ne vit pas l’ombre qui obscurcissait le soleil faiblissant au-dessus de lui. Et soudain, il se retrouva projeté dans les airs, si rapidement qu’il n’eut pas le temps de déplier ses ailes. Lorsqu’il le tenta, son aile blessée l’empêcha de trouver l’équilibre qui aurait pu lui permettre de se rétablir. La falaise sombre en face, la rivière argentée en bas, le soleil rougeoyant, le ciel pourpre... tout se confondait. Le monde était sans dessus dessous. Un bref instant, Naryl se vit écrasé sur les pointes acérées des rochers en contrebas, le corps brisé, attendant la longue agonie et les crocs des prédateurs qui viendraient l’achever. Non. Cela ne se pouvait pas. En un ultime sursaut, il déploya deux nouvelles ailes et tout repris sa place. C’était moins une. Encore un peu et il s’écrasait en bas.
Désormais muni de deux paires d’ailes, Naryl prit de la hauteur pour voir ce qu’il se passait. On l’avait attaqué en haut. Mais de son agresseur, nulle trace. Ou alors... cette silhouette ailée devant le soleil. Un wyrm ?
Naryl plissa les yeux. Sa peau pâle était protégée par ses ailes blessées, mais pas ses pupilles, inaccoutumée à une telle lumière. Son agresseur filait droit vers le soleil. Il ne venait pas l’affronter. Il avait tenté sa chance, puis fui sans demander son reste. Cela valait-il le coup de le poursuivre ? Naryl hésitait. Bien que repliée, son aile gauche lui faisait mal. Mieux valait récupérer Yuja et lever le camp. La route était encore longue.
Mais Yuja n’était plus dans la grotte. Et, soudain, avec une acuité brutale comme un coup de griffe en plein cœur, Naryl comprit que son agresseur l’avait enlevée. Cela ne pouvait être les chasseurs d’Endhuu, car ceux-ci l’auraient affronté. Non, c’était quelqu’un d’autre. Un autre ædhel monteur de wyrm. Navikhi, le premier ravisseur de Yuja, celui qui l’avait clamée pour lui et laissée à l’ard-ael d’un clan ami pour qu’il la dresse. Il était revenu chercher son bien. Et Yuja était en pleine crise, à l’apex de ses fièvres. Il allait probablement s’empresser de la prendre et de la marquer, peut-être même sur le dos du wyrm.
Il n’y avait plus un instant à perdre. Les serres sorties sur toute leur longueur et les plumes durcies comme des lames, Naryl s’envola dans un puissant battement d’ailes.
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