Yuja : admiration et loyauté
Yuja ouvrit les yeux, bercée par le chant de la forêt crépusculaire. Pendant un court instant, elle se crut dans son khangg, et chercha des doigts son amie Taryn. Puis elle se redressa d’un coup. Taryn n’était plus là, enlevée par des monstres. Et elle, Yuja, avait quitté le confort de leur caverne pour aller la chercher. Elle avait suivi un mystérieux mâle à la crinière noire…
Yuja vissa ses yeux verts sur la faille dans la falaise, là où le jeune s’était réfugié la veille. Était-il déjà parti ? Son cœur se mit à battre plus vite. Pourvu qu’il soit encore là… La jeune ædhelleth avait décidé de tenter de lui parler, de le rallier à sa cause. Elle était sûre qu’il avait le cœur bon. Enfin, du moins, elle l’espérait.
Soudain, elle vit une silhouette sombre descendre le long de la falaise. Il le faisait à quatre pattes, la tête en bas, comme s’il se jouait de la gravité. Yuja jaugea avec appréciation ses talents de grimpeur, comme elle l’avait fait la veille. Elle, elle était plutôt à l’aise dans l’eau. Si elle devenait amie avec ce mâle, il pourrait peut-être lui apprendre deux ou trois choses, ou l’aider à attraper les œufs inaccessibles cachés par les perfies dans le faite des arbres. Oui, cela ferait un bon compagnon. Elle avait hâte de le présenter à Taryn. Taryn… La douleur qui étreignit le cœur de Yuja la rappela à la triste réalité. Taryn. C’était elle, la priorité. Si ce jeune pouvait l’aider… Lui, il pourrait affronter facilement un mâle Sans-Clan, pensa-t-elle. Il était aussi grand que Rhan, leur horrible chef.
Mais pour l’heure, il s’enfonçait déjà la forêt. Yuja quitta son observatoire et sauta silencieusement sur le sol, ramassée sur elle-même. La boue qui la recouvrait avait séché pendant la journée, mais il ne servait plus à rien de dissimuler son odeur. Elle avait pris sa décision. À grands pas souples, elle s’engagea derrière l’inconnu. Elle vit son dos large disparaitre dans les taillis, tout un attirail sur le dos. Il était plus chargé que la veille, et marchait d’un pas décidé. Droit sur le territoire des Sans-Clan… Yuja accéléra : il fallait qu’elle le prévienne. Les environs de ce territoire étaient truffés de pièges. Les chasseresses les connaissaient tous… mais pas elle, et peut-être pas lui. Il était étranger à cette sylve, c’était évident. Et il marchait si vite ! Ne pouvait-il pas faire attention, prendre le temps de lire la forêt ? Yuja, dont chaque pas ne se faisait qu’après un examen minutieux des environs, peinait à le suivre. Et soudain… ce qui devait arriver, arriva.
Un sifflement sinistre creva l’air. La jeune elleth se plaqua au sol, tous les sens en alerte. Le jeune inconnu fut soulevé dans les airs, la tête en bas, sa longue crinière se déversant comme une cascade de plumes noires. Un piège. Il avait marché droit dans un piège… et se retrouvait lié par le pied à la branche d’un immense tuyal, comme une simple proie.
Yuja resta un instant tapie, les oreilles dressées et les yeux grands ouverts. Le jeune se débattait comme un enfiévré, tentant de se redresser pour atteindre la corde de chanvre. Elle l’entendait grogner et souffler. Mais il avait perdu sa dague dans sa chute. Un sigil, qu’elle voyait luire non loin… un sigil d’ard-æl. Pourquoi possédait-il une arme si prestigieuse, lui qui n’était pas chasseur ? Il faudrait qu’elle le lui demande plus tard. Mais pour le moment, il fallait le sortir de là. Il y avait bien le sigil, presqu’à sa portée… Or, tant qu’il ne le lui permettait pas, elle ne pouvait pas y toucher. C’était la spécificité de ces objets sacrés. Il allait falloir qu’elle détache l’inconnu elle-même, avec sa propre lame. Alors, doucement, elle dégaina sa petite dague en quartz. Puis s’approcha à pas mesurés, avec la lenteur d’une chasseresse à l’affût. Le jeune s’était calmé. Épuisé, il murmurait quelque chose au vent de la nuit… il avait une voix grave et belle, apaisante aux oreilles, presque charmeuse, comme un ronronnement. Souffrait-il ? On aurait dit qu’il tentait de séduire quelqu’un. Elle … ? Non, il ne savait pas qu’elle était là.
Encore quelques pas, et elle pourrait toucher son dos… et couper la corde qui le retenait dans une si fâcheuse position. Mais soudain, le vent charria l’odeur musquée d’un mâle en rut. Plusieurs mâles en rut… des chasseurs. Les Sans-Clan. Ils étaient là !
La terreur saisit le cœur de Yuja entre ses doigts glacés. Si elle restait ici… elle connaîtrait le même sort que Taryn. Un sort innommable, dont les chasseresses ne parlaient qu’à mots couverts, à la Veillée. Un sort qui avait meurtri Nivi, et même Eëv. Ils allaient la sentir, la trouver… alors, elle s’enfuit sans demander son reste, mue par un pur instinct de survie. Tant pis pour l’inconnu, et tout ce qu’elle avait prévu pour lui.
Une fois loin, à l’abri, elle repensa au jeune coincé dans leur piège. Qu’allaient-ils faire de lui ? Awhem disait souvent que Rhan avait déjà trop de mâles, et qu’il tuait ceux qui avaient déjà eu leurs fièvres. Les autres… il les castrait, et en faisait ses proies. C’était sans doute ce qui allait arriver à ce jeune… comme Taryn, si ce n’est qu’en tant que femelle, capable de porter des petits, elle allait sans doute vivre plus longtemps.
Terrée dans sa cachette, Yuja réfléchit aux options qui se présentaient à elle. La première, et la plus logique : retourner retrouver Nanal, Nivi et les autres à la caverne, en profitant de la capture de ce jeune par les Sans-Clan pour traverser leur territoire discrètement. La deuxième : essayer de retrouver Morowë, Eëv et Nyall et les convaincre de la laisser joindre ses forces à celles des trois chasseresses. La dernière, la plus risquée : suivre la troupe de jeunes mâles jusqu’à leur repaire, et tenter de délivrer Taryn et le jeune inconnu à la crinière noire… La sagesse – et la peur – lui dictaient de choisir la première, ou, à défaut, la seconde option. Mais son cœur chantait une autre chanson. Un arghad défiant et passionné qui lui hurlait de se saisir de cette opportunité. Si elle réussissait, découvrait la tanière de ces monstres, profitait du sommeil diurne pour délivrer les captifs… alors, elle serait initiée comme chasseresse dès son retour. N’était-ce pas ce qu’elle avait toujours voulu ? Vivre des aventures. Rencontrer un mâle de son âge. Il était là, juste devant elle, emmené par des ennemis qui avaient également enlevé sa meilleure amie. Si elle l’aidait, il lui serait redevable, et surtout, il serait impressionné par elle. C’était ainsi que cela fonctionnait : Nanal le lui avait dit. Les mâles ne sont pas tous comme les autres le disent, lui avait-elle confié en secret. Certains ont du cœur. Et lorsqu’une femelle gagne leur admiration, elle remporte leur loyauté éternelle.
Admiration et loyauté. C’était un beau début pour une nouvelle amitié.
Yuja ravala sa peur, et, rajustant son shynawil, elle se prépara à repartir. D’abord, camoufler son odeur, à nouveau. Ensuite… suivre la piste odorante laissée par ces chasseurs. Et la nuit suivante, si Amarrigan le voulait, tout le clan chanterait à sa gloire… l’inconnu y compris.
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