Chapitre 2 suite
Adolescentes, ce que les deux jeunes filles préféraient par-dessus tout était de squatter un banc public et imaginer leur vie en dehors de Mourenx. C’était devenu le but ultime, une obsession qu’elles nourrissaient l’une et l’autre. Parfois, elles parlaient de philosophie comme deux jeunes filles de quatorze ans pouvaient en parler. Audrey était la dernière de la famille. Il lui arrivait de dérober les cours de philo d’Elodie, l’ainée, pour les lire avec Ninon pendant les récréations.
De banc en banc, Audrey et Ninon remplirent deux années de rêves d’évasion, de concepts philosophiques, de rire, de regards entendus, d’accolades, de cris, de sauts dans les bras.
Ce n’était plus l’une sans l’autre.
Si Ninon imposait toujours sa présence lors des lectures de ses textes, Audrey avait également deux règles, une que connaissait Ninon – pas de prêt du journal intime – la seconde fut implicite – pas d’invitation chez elle.
En deux ans, Ninon ne mit jamais les pieds chez son amie. Elle ne connut pas sa chambre d’ado, ne pouvait qu’imaginer les posters qui trônaient sur ses murs, ou la couleur de sa tapisserie.
Audrey avait toujours une bonne excuse, et rapidement Ninon comprit et n’insista plus. Elle ne voulait pas arracher des explications qu’Audrey n’était pas prête à confesser.
Les rendez-vous furent pris chez Ninon, ou à l’extérieur.
Plus elle découvrait son amie dans son intimité, plus le mystère s’épaississait, plus Ninon était accro à ses yeux.
Ce regard qui, lorsqu’il était posé sur elle, lui donnait le titre de la « personne la plus importante » dans la vie d’Audrey. Ninon ne s’était jamais sentie aussi importante dans le regard d’un autre, amis et famille confondus. Les verrous semblaient sauter en une fraction de seconde.
Ce que voulait le plus Ninon après s’évader de Mourenx ? Rester dans le champ de vision d’Audrey. Ninon n’avoua jamais à son amie que son regard était une porte d’entrée qui menait à son âme. Elle n’essaya pas de savoir si d’autres avaient aussi cet accès privilégié. Avec cette seule pensée, Ninon ressentait un sentiment désagréable qu’elle connaissait encore peu – la jalousie. Elle refoulait aussitôt ses vagues qui pouvaient la submerger.
Dès lors, Ninon sut qu’elle était foutue. Sa dépendance l’affaiblissait. Il était temps pour elle d’apprendre à se protéger. L’intimité sans limite n’existait pas.
Vint le moment de choisir son lycée et les options. Assises sur les marches d’un escalier du collège, les filles discutaient des choix s’offrant à elles. Audrey griffonnait deux cerises au coin de son cahier tandis que Ninon admirait son coup de crayon.
— Tu vas demander l’option arts plastiques sur Pau ?
— Oui, je ne sais pas si je serais prise… j’espère ! répondit Audrey tout en continuant à faire les ombres. Et toi ? Tu ne veux pas te lancer avec moi ?
Ninon fit une grimace. Elle aurait voulu la suivre peu importe le parcours. Elle resta fixée sur son dessin.
— Je ne suis pas aussi douée que toi.
Audrey leva les épaules.
— Je pense demander l’option « histoire de l’art ». Je serais quand même sur Pau mais dans un autre lycée, poursuivit Ninon.
— Tu nous imagines là- bas ? Ma sœur n’arrête pas de parler d’un bar génial. On sera libre, Ninon, libre de faire ce que l’on veut.
Ses yeux bleus s’électrisèrent. Une intensité particulière venait teinter son iris dès qu’elles parlaient de leurs vies futures.
Un futur de plus en plus proche, de plus en plus palpable. Ce n’était plus qu’une question de semaines. Puis le couperet tomba.
Audrey fut admise et Ninon recalée. Bien qu’elle réussisse son brevet avec une mention très bien, elle passera sa seconde au lycée de Mourenx – juste accolé au collège.
Double peine qu’elle avala difficilement.
Ninon était partagée sur le départ de son amie : à la fois envieuse d’une issue de secours qui s’offrait à elle, une issue dont elle ne bénéficierait pas, mais aussi triste de la perdre.
Au moins, l’une d’elle était parvenue à s’extraire de cette vie en attente.
Après avoir fêté les seize ans de Ninon dans une salle des fêtes d’un village voisin début juillet, avoir gravé leurs noms au dos de leurs bancs préférés, fait une dernière fois un tour de manège à la fête foraine et assisté aux feux d’artifices, les deux jeunes filles se retrouvèrent pour passer leur dernier après-midi d’ennui à Mourenx ensemble.
Ninon avait posé sa tête sur les jambes de son amie, tandis que celle-ci lui caressait le bras. Sentir sa chaleur lui manquerait, sentir son regard planté dans ses entrailles aussi. Ninon savait par avance que leur rentrée scolaire serait très différente. L’avidité d’Audrey ne faisait que grandir à mesure que le temps passait, tandis que Ninon essayait non sans mal de maintenir un enthousiasme modéré.
— Demain je dois prendre le bus au coin de la mairie, à 6h32. J’ai au moins trente minutes de trajet, puis dix minutes de marche. Je ne te dis pas les semaines que je vais avoir. Je serais claquée le week-end. Sans parler de l’option art plastique. J’ai quatre heures tous les mercredis après-midi. Je suis déjà fatiguée rien que d’en parler !
Ninon vit le large sourire dessiné que le visage d’Audrey - petit pincement au cœur.
Elle préféra fermer les yeux et continuer à l’écouter seulement. Plus elle imprimait ses mots en elle, plus des murs tout frais s’érigeaient autour de son cœur.
— Et il faudra que l’on se voit toutes les deux et aussi la bande… mais surtout nous deux. Hein, Ninon ? On se dit au week-end prochain ? Ça devrait être calme en début d’année. Promis ? Ninon ?
Audrey pinça l’avant-bras de son amie pour la provoquer. Ninon se releva aussitôt, racla sa gorge, baissa les yeux avant de les planter dans ceux d’Audrey :
— Tu sais quoi ? On va se promettre de ne pas faire de promesses. On sait toutes les deux que l’on ne va plus avoir la même vie et on est assez grandes pour savoir que les « on sera les meilleures amies pour la vie » ne sont que des conneries. Je n’ai pas envie que tu sois limitée par loyauté envers moi et moi frustrée par rapport à toi. Vivons nos vies pleinement, Audrey. Sans autre promesse que de la vivre.
De mémoire, Ninon n’avait jamais réussi à parler aussi sincèrement. Elle parla comme elle aurait pu écrire. Avec sérieux et franchise. En quelques phrases elle était parvenue à condenser les sentiments qui la travaillaient depuis le début de l’été.
Audrey hocha la tête, son regard s’était voilé.
— Tu as raison, lâcha-t-elle simplement. Pas de promesse que celle de vivre sa vie alors. Allez repose ta tête sur mes jambes et profitons de notre après-midi dans cette formidable ville.
Ninon s’exécuta, le cœur en miette caché derrière ses nouveaux murs.
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