Chapitre 1 - Hurlements - Partie 1

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Mes enfants, vous ne serez jamais seuls.

Il y aura toujours le souvenir.

Eran, Maître de Saruan-c

 Le vent faisait battre la bâche à intervalles réguliers. Elle fermait une partie de l’ouverture naturelle donnant sur le canyon. Le claquement bruyant et répété tira Eran de son sommeil. Il se leva machinalement, une fois de plus, pour replacer la lourde pierre qui la maintenait en place. Au passage, il jeta un coup d’œil rapide à l’extérieur. Le vent soufflait toujours puissamment. Ce ne sera pas encore une journée à mettre mon nez dehors, pensa-t-il, résigné, en se recouchant sur son frêle matelas. Il se gratta nerveusement le visage. Sa barbe brune de plusieurs jours, qu’il portait à contrecœur, le démangeait. Malgré tout, elle lui donnait une impression de maîtrise sur le temps qui s’écoulait. Une fois rasée, elle rouvrirait sur un nouveau cycle. Tout en essayant de trouver une position plus confortable, Eran était à l’écoute des bruits environnants. Il finit par se rendormir.

 Cet endroit de Saruan-c, deuxième planète du système Saruan, était balayé régulièrement par des vents plus ou moins forts. Mais dans la configuration étroite du canyon, ils se montraient accélérés, et, en conséquence, violents. Inlassablement, ils charriaient un sable fin qui pouvait altérer le matériel et gêner les hommes. Cela faisait plus d’une semaine qu’Eran vivait reclus sur le flanc de la paroi d’une partie de canyon étroit. Cet endroit faisait d’ailleurs plus penser à un boyau. Cependant, au-delà de trois kilomètres, il s’ouvrait sur une largeur beaucoup plus importante. Eran avait trouvé refuge dans une poche rocheuse naturelle. L’humanité avait privilégié ce type d’habitat depuis ses débuts sur sa planète d’origine, la Terre. Une fois de plus, ce schéma se répétait à une distance gigantesque.

 Le pupitre d’information mobile, appelé plus communément PIM, généra une légère lumière bleutée qui s’accentua pour éveiller son porteur, suivie d’une légère vibration. Mais Eran était déjà réveillé, il regardait le plafond irrégulier de sa chambre de fortune. Il passa la main par réflexe sur l’appareil, le regard perdu dans ses pensées. Il les laissait envahir son esprit sans filtre. C’était, depuis de longues années, bien avant qu’il embarque sur le Markind Epsilon Eridani, une de ses méthodes pour éveiller son esprit. Ainsi, les idées fusaient dans sa tête : s’alimenter en eau, vérifier les réserves, manger juste ce qu’il faut pour tenir la journée, vérifier son matériel, effectuer des petites tâches de maintenance, s’alimenter, vérifier l’état de son environnement et sa sécurité, observer le canyon à la recherche d’une accalmie météorologique, programmer une éventuelle sortie.

 D’un geste souple, il se releva sur sa couchette et passa ses mains dans ses cheveux longs d’un noir de jais. Il attrapa un ruban joliment décoré pour les attacher d’un geste rapide et précis. Un mouvement répété de nombreuses fois. Pourtant peu pratique pour le port d’un casque ou d’autres équipements, cette longueur de cheveux lui plaisait. Cela lui rappelait ses premières années sur Daucus, sa planète d’origine. En effet, sur cet astre colonisé par l’humanité depuis quelques générations, il était devenu de coutume de laisser pousser les cheveux des enfants. Pour les plus jeunes d’entre eux, le moment de les coiffer était souvent synonyme de courses-poursuites avec les parents. Une des raisons rapportées sur cet usage était le souhait de gommer la différence entre filles et garçons dans leurs premières années. Tôt ou tard, leur corps s’occuperait de les différencier. Pourtant, certains jeunes adolescents daucusiens jouaient d’une apparence androgyne. Eran avait pris part à cette mode. Il en gardait encore l’aspect. Sans réelles formes, il était mince et grand. L’humaniformation, opérée sur le Markind Epsilon Eridani durant son voyage, avait renforcé ses traits. Cette technique de bioingénierie visait à modifier les Hommes pour s’adapter à la vie sur une nouvelle planète. Pour Saruan-c, les modifications avaient été légères et peu visibles. Elles touchaient en priorité la façon dont le corps assimilerait l’atmosphère dense de leur nouvel environnement. L’amélioration tenait aussi à un métabolisme plus efficace dans la gestion de l’énergie. La terraformation avait été bannie par l’humanité, trop coûteuse en ressources et trop destructrice pour la faune et la flore locale.

 Le jeune homme enfila sa combinaison légère. Elle réagit aussitôt à l’état de son porteur. Sa couleur afficha son statut. Le vert couvrit ses manches, indiquant sa spécialité : la biologie et plus précisément, la botanique par une feuille jaune stylisée sur sa poitrine et ses épaules. Les combinaisons, depuis leur développement sur Mars, étaient devenues comme des secondes peaux. Il en existait de plusieurs sortes, s’adaptant aux besoins de leur porteur. Chaque Markind ajoutait des fonctionnalités et améliorait ses capacités. Concentré de haute technologie, il s’agissait d’une belle réussite de coopération humaine qui alliait légèreté et sécurité et contribuait grandement à la réussite des colonisations planétaires successives.

 Au fond de son habitat précaire, un établi improvisé lui donnait un semblant de chez soi. On y retrouvait une partie du matériel nécessaire à la survie des colons en expédition. Divers ustensiles pour se restaurer étaient posés à côté du nettoyeur. Il attrapa un gobelet qu’il remplit avec précaution à partir des deux larges bidons d’eau potable posés à sa droite. La première sera bientôt terminée. Je vais devoir utiliser plus fréquemment le recycleur d’eau, réfléchit rapidement Eran.

 Chaque colonisation de planète avait poussé les humains à être économes et rigoureux dans leur gestion de l’eau et des matériaux. Ces rudiments étaient enseignés à tous, et ce, dès le plus jeune âge. Chaque déchet produit était aussitôt réutilisé et passé au recycleur. Il en existait deux types : l’un pour les liquides et un autre pour les éléments solides. Eran ne disposait que du recycleur de liquide. Les recycleurs des éléments solides étaient volumineux et gourmands en énergie. Cependant, les dernières avancées technologiques acquises par les ingénieurs sur Daucus avaient permis de réduire leur taille. Désormais, les transporteurs, ces véhicules tout-terrain destinés aux colons, en étaient équipés.

 Une fois avalée son eau rafraîchissante, il passa son gobelet sous le nettoyeur. Cet appareil à pulsions soniques et émission d’ultraviolets évitait la prolifération d’agents pathogènes. Ensuite, il vérifia les quantités de vivres restants. Son rationnement était fructueux. Il pourrait encore tenir une bonne dizaine de jours. Devant cette bonne nouvelle, il se laissa tenter par son péché mignon. Une purée fraîche de canneberges des hauts plateaux daucusiens. Il programma le synthétiseur. Aussitôt, sur son PIM s’afficha le temps nécessaire à la confection de son plat. Différentes statistiques à l’écran montraient qu’il frôlait l’addiction. Mais il aimait tant ce goût sûr et amer. Il avait découvert cette baie lors de ses études en botanique sur Daucus. Depuis, il pouvait difficilement résister à cette friandise pour son palais.

 En attendant, il avala une galette énergétique, beaucoup moins savoureuse à son goût, et retourna vers l’ouverture sur le canyon. La pierre tenant la bâche avait encore roulé. Il pesta en la remettant en place. Au passage, il jeta un coup d’œil prudent dehors. Le vent soufflait un peu plus fort qu’à l’accoutumée. Il sentit son moral baisser d’un cran. Le ciel était pourtant clément. Les rayons matinaux de l’étoile Saruan commençaient à pénétrer dans le canyon, révélant de superbes nuances orangées sur les parois rocheuses. Il remarqua quelques plantes sur la façade opposée se positionner pour profiter au maximum de cette source d’énergie. Elles se protégeaient des vents dominants dans les quelques niches et recoins à leur disposition. « Héliotropisme » ; ce mot fusa dans son esprit. Cette capacité étonnante qu’ont les plantes cherchant à capter la lumière de leur étoile avait une valeur universelle à ses yeux. Il aimait, lui aussi, cette sensation de douce chaleur que donnait sans retenue Saruan. Mais il faudrait patienter jusqu’à la fin de l’après-midi pour y goûter. Les vibrations de son pupitre d’information mobile le tirèrent de sa rêverie. Le synthétiseur avait terminé la préparation de son plat favori.

 À l’origine développés sur Mars, les synthétiseurs de nourriture avaient révolutionné la manière de s’alimenter d’une partie de l’humanité. Cette technologie avait mis un terme à l’asservissement animal à destination de l’alimentation humaine. En conséquence, elle libérait, en partie, l’Homme dans ses volontés de conquérir d’autres lieux dans l’univers. Il était en effet impensable d’emporter toute une ménagerie pour se nourrir. Cela avait une conséquence non négligeable. Les humains avaient subi des changements profonds de métabolisme et du réseau gastrique et entérique. Ils mangeaient bien moins que leurs ancêtres terriens mais cela leur profitait plus. Leur appétit avait changé d’horizon.

 Pourtant, Eran devait conserver des traces de ce passé bien lointain. Il salivait d’avance devant le bol rempli de la friandise qu’avait libéré la machine. Il y plongea ses longs doigts et se régala tout en plissant de plaisir ses yeux en amande.

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