Chapitre 2 - Refuge - Partie 2
Il acheva de fixer la toile à l’aide de piquets et de pierres glanées aux alentours. Il n’avait pas vu le temps passer. Le jeune homme était dans une bulle temporelle, comme assommé. Il ne savait pas quoi faire de plus. Des prières, il n’en connaissait aucune. Les religions avaient été balayées par l’évidence scientifique, le sacro-saint savoir. Mais là, il était démuni. Avoir la foi l’aurait peut-être aidé, guidé dans un dernier adieu à ses compagnons.
Des religions nouvelles teintées de transhumanisme, d’Homme-machine étaient nées dans différents groupes de colons de la lignée Epsilon Eridani. D’autres lignées, comme celle du Markind 55 Cancri, mettaient aussi les archivistes sur un piédestal. Elle connut même, un instant, l’avènement du Dieu Mécanique d’Ition-g. Mais la lignée Epsilon Eridani n’arriva pas à ce point de folie mystique. Elle restait sage. Les anciens portaient le savoir et les archivistes le faisaient fructifier. Pourtant, Eran était dépourvu. Puis il regarda le tas recouvert de bâches et de toiles que formaient ses compagnons. Cela rappelait un lointain rituel terrien, les tumuli d’un autre âge. Il s’essaya à dire merci à ses compagnons. Tout d’abord, il remercia, dans un court monologue, à haute voix, son cher décurion.
« Martin Feelnorn, merci. Merci à toi de m’avoir encouragé et fait de moi un Homme plus confiant en son destin. Je n’ai pas encore basculé dans la folie. Et même mort, tu me tiens la main. »
Il sentait sa gorge se nouer. Il se prépara à dire encore quelques mots. Mais un bruit sur sa gauche, à l’entrée du canyon le fit sursauter et sortir de son oraison improvisée.
La gueule terrifiante emplissait son esprit. Il restait tétanisé devant la bête. Il m’a senti. Il m’a senti. Ces mots surgissaient dans son esprit comme des lames coupantes. L’animal ne bougeait pas, il fixait Eran et le tas d’humains. L’animal n’était plus la masse sombre de la veille. Il flamboyait de couleurs teintées de taches jaunes sur fond noir. La large tête aplatie de l’animal laissait apparaître une mâchoire puissante, cachant vraisemblablement une denture de carnivore sous un bec recouvert de peau. Ses deux yeux d’un noir profond brillaient d’humidité. Ils étaient placés vers l’avant, confirmant une fois de plus la constance de la nature, la marque du prédateur.
Le silence emplissait la clairière comme si la faune alentour attendait le dénouement d’un acte tragique. Eran restait immobile. Il pensa à son arme. Il la chercha et remarqua qu’elle trônait, inoffensive, à cinq bons mètres de lui. Cette erreur pouvait lui coûter la vie. Je ne veux pas finir comme ça, charognard, pensa-t-il. Le jeune botaniste sentit une force soudaine l’inonder. Il devait protéger sa décurie.
Son esprit s’agitait à toute vitesse. Passé le premier effroi, Eran se mit en position, lentement, pour tenter de récupérer l’arme. Il fixait toujours l’animal. Ses légers mouvements n’avaient pas déclenché de réaction chez la bête. Il essaya d’avancer en crabe vers son salut. Aussitôt l’animal réagit. Il fit gonfler son dos découvrant une forme de carapace à l’instar des scorpions. Derrière, le prédateur agita lentement sa large et courte queue, montrant des signes d’impatience. Il va attaquer, se dit intérieurement Eran. Soudain, en une fraction de seconde, la bête développa sa force vers le jeune humain. Eran hurla en agitant les bras. Il ne savait pas d’où provenait ce réflexe. Peut-être d’un temps où les hommes côtoyaient les bêtes. Étonnamment le résultat était là, l’animal stoppa sa course, surpris par les gestes erratiques de sa proie. Eran profita de cet instant pour courir vers l’arme. Mais l’animal bondit en sa direction. Le botaniste roula à terre en tentant d’éviter le prédateur. La bête fit aussitôt demi-tour, excitée par son échec.
La main d’Eran attrapa par réflexe une barre métallique à ses côtés. Le prédateur attaqua de nouveau. Eran, à genoux, leva la barre bloquée dans le sol et maintenue par son pied, telle une pique contenant une charge de cavalerie, en focalisant l’ensemble de ses forces dans ce mouvement ultime. Le geste était le même que celui du chasseur-cueilleur du paléolithique, que celui du phalangiste grec ou du soldat levant sa baïonnette au canon face à l’ennemi. Le but demeurait invariable, la survie, l’issue toujours aussi fatale pour l’adversaire. Le choc fut violent. Il sentit les griffes pénétrer sa combinaison, sa chair. Cette fois-ci, le hurlement du colon était de douleur. Le piquet s’était enfoncé dans la mâchoire de la bête et sa cuirasse de chitines. Il donna le coup de grâce.
« Va mourir là-dessus ! » cria-t-il.
Eran attrapa une pierre à proximité et, habité d’une violence inextinguible, il frappa, sans relâche, d’un geste simiesque, le prédateur en hurlant des cris inintelligibles mais semblant décupler sa force.
Le chant de la faune remplissait de nouveau la clairière. Le spectacle tragique était terminé. La douleur avait été intense, mais sa combinaison s’en était chargée. Eran reposait au sol allongé, épuisé. Il recouvrait peu à peu ses forces. Machinalement, il consulta le diagnostic de ses blessures sur son PIM. Une des griffes avait entamé un tendon et sectionné plusieurs nerfs de son bras gauche. La combinaison avait joué son rôle, mais atteint ses limites. Devant une telle blessure, un caisson médical serait nécessaire, sans aucun doute. Le PIM le confirma en fin de diagnostic. En outre, il ne pourrait plus se servir de son bras pendant quelques jours. Il posa sa tête au sol et regarda le ciel de Saruan-c, commençant à offrir une teinte orangée moins soutenue. L’étoile avait déjà débuté sa descente vers l’horizon. Le combat et l’adrénaline, qui s’étaient déversés dans son corps, avaient eu pour effet de décupler ses sens. Il fut étonné de ressentir un goût subtil de terre sableuse en bouche alliée à une odeur de verdure. Il goûtait à la saveur primitive de Saruan-c. Comme l’avait souhaité la nature, son cerveau reptilien le ramena sur Daucus. À une distance incalculable de son lieu de naissance, il goûta de nouveau aux douceurs de son enfance. Une brise légère le ramena au présent. Je le savais, il m’avait senti, pensa-t-il. Tout en se relevant, il regarda ce qui restait de sa décurie.
« Il voulait se régaler de nous. Mais c’est moi qui l’ai eu ! » dit-il en direction de ses compagnons, en se tapant la poitrine de son bras droit valide.
Du sang avait été versé, l’un d’un rouge intense et un autre bleu. Ils se mêlaient l’un à l’autre. Eran essuyait sa combinaison maculée des deux fluides vitaux. Il fixa un moment l’étoffe qu’il utilisait, la teinte violacée resterait ancrée dans sa mémoire. Il n’avait jamais tué. Un sentiment de culpabilité le troubla. Cet animal avait ses raisons. Il venait peut-être de mettre en péril sa progéniture. Il balaya rapidement cette pensée. Le moment n’était pas propice à la remise en question de son acte. Il regarda autour de lui. D’autres bêtes seraient forcément attirées par ces cadavres. Il ramassa rapidement ses affaires, s’assura du bon fonctionnement de son arme qu’il fixa à sa combinaison. Regardant une dernière fois ses défunts compagnons, il partit dans la direction que lui indiquait le module distant du transporteur. Il essaya d’engager le système de pilotage automatique du véhicule sans succès. Il devrait le rejoindre par ses propres moyens.
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