Chapitre 10

8 minutes de lecture

  Les parents venaient de fermer la porte de la chambre. On était enfin seuls. Elle et moi. Un épisode de l'Homme invisible touchait à sa fin. J'aimais bien cette série. Je dévorai chaque aventure avec la jubilation du téléspectateur confident, conscient du pouvoir exceptionnel du héros; ce que les autres protagonistes ignoraient.

  Depuis que la télé était devant mon lit, je pensais souvent à ce personnage dont l'accident radioactif malheureux avait fait de lui, plus qu'un miraculé, un surhomme. Les scènes chocs du générique de début me marquaient à chaque fois. Et encore davantage depuis mon arrivée, ici. Car au moment où on enlevait le bandage du visage du héros, on découvrait alors sa totale transparence. Inévitablement, j'en arrivais à me demander si, en ôtant les miens, il m'adviendrait la même chose. Disparaître m'aurait été utile à cette époque. Une nécessité pour me faire oublier. Pour nier mon existence. Ces images étaient devenues une suggestion secrète. Dans mon état, je me projetai aisément à la place du héros, espérant en mon for intérieur pouvoir vivre de pareilles aventures, une fois rétabli.

  Plus généralement, la télé était, pour moi, à cette époque, la seule évasion. Une fenêtre de possibles, un échappatoire, loin de ma chambre, de ces fragrances d'éther, des bips des moniteurs, des perfusions et appareils qui me clouaient au lit.

Je quittai mes yeux du poste et les tournai vers Emilie.

_ Ça va ? Tu t'ennuies pas trop ?, me demanda-t-elle, d'un petit sourire triste.

_ Plus maintenant, répondis-je en lorgnant sur la télé.

_ Oui, j'ai vu ça. La télé dans la chambre. Comme... Michael Jackson !

_ Peut-être... en tout cas, faudra attendre pour que le moonwalk.

_ T'as toujours mal ?

_ Un peu moins à la tête. Tu regardes quoi ?

_ Ton bleu sur le nez. Il a du mal à partir.

_ Au moins, il est plus noir maintenant. Et il est pas cassé. Pas comme le reste.

  Une page de pub défilait. Parmi les premières, il y avait "Rue Gamma", la réclame d'une lessive avec une musique ringarde. Je la détestai.

Emilie se tut un long moment, parcourant les draps blancs qui recouvraient tout mon corps.

  Durant tout ce temps, je la regardais à mes côtés sur une chaise, car elle n'avait pas osé s'installer au bord du lit. Au départ, j'ai cru qu'elle avait pris cette place tant que ses parents étaient avec elle. Mais, même une fois qu'ils étaient sortis de la pièce, elle était restée assise là et m'observait avec une certaine distance. Une précaution qu'elle prenait sans doute pour me préserver. Il faut dire qu'on me voyait à peine, immaculé de bandages et plâtres divers. Mon corps semblait se perdre sous les draps blancs et propres du lit. Aucune tâche ne venait heurter les regards. Celui d'Emilie glissait sur ma silhouette difficilement visible, sur les timides reliefs d'un physique à peine tangible. Seule, la partie de mon visage, des sourcils jusqu'au menton, était découverte. Ma fragilité incarnée n'était perceptible que par les relents de produits anesthésiants et désinfectants qui embaumaient mon enveloppe corporelle. Moi je ne sentais rien. Sinon, mon cœur, qui battait encore. Surtout quand elle était là.

  Car, malgré mon état, à chaque fois qu'elle était là, je me disais avoir de la chance. La plus belle fille du collège venait me voir, chaque semaine, à sa demande. À sa première visite j'avais été aussi surpris que mal à l'aise. Je n'aimais pas qu'elle assiste à ce triste spectacle du gamin alité et momifié que j'étais. J'avais même fait la gueule. À la fin de cette entrevue, elle m'avait demandé si je préférais ne pas la revoir. C'était une question bête; mais elle me l'avait posé quand même. En temps normal, j'aurais haussé les épaules. Mais, même ça, je ne pouvais plus le faire. En retour, je lui ai dit que cette question resterait sans réponse, car il était inutile de répéter ce que les gens savaient déjà.

  La semaine d'après elle revint. La suivante aussi. C'était sa quatrième venue dominicale.

Soudain, elle posa la main sur le haut du tissu.

_ Je peux ?

_ Non. Ne soulève pas les draps, lui dis-je.

_ Pourquoi ? Je veux voir. Je veux savoir ce qu'il t'a fait.

_ Ca sert à rien. Et puis... t'as déjà vu mon nez. Alors, si tu vois le reste, tu ne penseras qu'à ça. Je préfère que tu ne vois pas. Fais comme si... ça n'existait pas.

  Elle baissa les yeux. Ils semblaient se perdre dans le blanc des draps. La lumière blanche et terne s'y reflétait. Ils brillaient, de plus en plus forts, au point de les faire trembler, redoublant d'intensité. On aurait dit deux des plus belles agates vertes de ma collection.

  Puis elle releva la tête en évitant de poser à nouveau son regard sur moi. Après avoir erré quelques instants sur les murs blancs de la pièce, les écrans de contrôle, et les quelques boites de compresses qui trainaient sur le bord de la fenêtre, elle reprit, le regard vide, bien qu'orienté vers l'écran.

_ Momo m'a demandé quand est-ce que tu revenais. Tu manques à toute l'équipe. Il m'a dit de ne pas te le répéter. Enfin, il m'a dit qu'il fallait que je dise que c'était pas lui qui avait dit ça.

_ Ah... ouch... il ne faut pas me faire rire.

_ Pourquoi ? Ca te fait rire ?

_ Oui. Tu me dis... qu'il faut pas le balancer et tu me répètes tout ce qu'il t'a dit.

_ Tant pis... c'est comme ça. Et encore je te l'ai pas imité !, répondit-elle en se mettant debout d'un coup.

_ Non, non. Tu vas encore me faire rire... et ça me fait mal. Il est bizarre, Momo. Je vois pas ce que ça change. Je suis jamais sur le terrain.

_ Peut-être. Mais il m'a dit : "Sim, il est plus sur 'l banc d'touche. Maint'nant on perd. Et tout l'temps ! Faut qu'i r'pose son cul à sa place. Faut qu'on gagne" avait elle ajouté, debout, gonflant le ventre, les joues et la voix, ses grands yeux tout écarquillés.

_ Ah ah ! Ouw, m'esclaffai-je un bref instant, avant d'être rappelé à l'ordre par mes côtes.

_ Ça va ? Désolée...

_ Non... ça va. Ca fait mal mais... j'avais pas ri depuis longtemps.

  Une nouvelle respiration s'imposa. Pour reprendre mon souffle, oublier ce que j'étais. À la télé, les publicités s'enchainaient. La purée mousseline passa le relais aux Raiders puis à la 250 GTI et sa musique inoubliable.

_ C'est Talk-Talk.

_ Non, c'est Ha-ha.

_ Non, c'est Talk-Talk. J'ai acheté l'album semaine dernière, affirma-t-elle.

On laissa passer le spot.

_ Tu sais, hier un médecin est venu me voir. Il m'a dit que je resterai encore plusieurs semaines ici.

_ C'est pour ça qu'ils t'ont mis la télé.

_ Sûrement. Ils m'ont dit aussi que, pour guérir plus vite, il fallait que je reste le plus possible allongé, sans bouger. Mon corps allait guérir si je le laissai faire. J'allais me rétablir sans rien faire. C'est bizarre, non ?

_ ...

_ Emilie ?

Elle tournait ses doigts dans ses cheveux d'or. Ils étaient longs et bouclés. Avec ses yeux verts étincelants, elle ressemblait à une fée, à un de ces personnages si merveilleux qu'on peine à croire qu'ils existent. Mais quand elle jouait avec ses boucles, elle traduisait son hésitation à s'exprimer. Elle le faisait parfois en classe. Parce que souvent, elle était la seule à détenir la bonne réponse, mais terrassée par la timidité, elle ne levait jamais le doigt. Son index s'arrêtait à hauteur de ses mèches, et elle tournicotait. Et plus le temps passait, plus elle tournait. Et si rien ne se passait, elle tournait de plus en vite. Jusqu'à ne plus pouvoir tenir et dire ce qui la démangeait.

_ Il faut le dire, Simon !

_ Dire quoi ?

_ La vérité.

_ Non.

_ Simon, il a pas le droit de te taper.

_ Je peux pas.

_ Mais Pourquoi ? On sait tous que c'est pas un accident !

_ Alors si tout le monde le sait, inutile de le dire.

_ Pourtant... je suis sûre qu'on t'écouterait.

_ Non, Emilie. On n'est... que des enfants.

_ Des ados !

_ C'est pire. Tous disent que c'est l'âge con. Personne ne nous écoute. Personne ne nous croira. On ne croit que les adultes.

_ La police, elle, elle te croirait.

_ La police ? Ma mère, elle leur a dit que j'étais tombé dans les escaliers. Qu'est-ce qu'il se passerai si je disais le contraire ?

_ Ils mettraient en prison ton père !

_ Et ma mère ! Et moi... je serais... tout seul.

_ Non, Simon. Tu seras jamais seul. Moi, je serais toujours avec toi.

_ Tu jures ?

_ Juré ! Comme on s'est promis de jamais se mentir.

_ Dans ce cas, je n'ai vraiment pas besoin de dire ce qui s'est passé.

_ Mais ??! Tu veux que tout se passe comme si de rien était ?!! Laisser ton père continuer ?!! C'est... C'est injuste !

Elle s'écroula en larmes sur le lit. Sur moi.

  Il y avait un nouveau blanc entre nous. À la télé, la pub Codacolor gold passait. Des gamins, espiègles, volaient les couleurs de Manhattan en prenant de simples photos avec un polaroïd.

J'aurais voulu lui caresser les cheveux, la réconforter de quelques gestes. Mais, immobilisé, il ne me restait que les mots.

_ Chut... calme-toi. Je comprends. Mais, crois-moi. Rien ne sera plus comme avant. Rien.

Mes premières paroles n'y changèrent rien. Malgré ses pleurs, je continuai à lui chuchoter à l'oreille ma plus profonde conviction.

_ Nous, on continuera toute notre vie à se dire LA vérité. Ce sera notre secret. Crois-moi. Ce sera quelque chose de précieux. De plus précieux que de l'argent. Ce sera quelque chose qu'il ne faudra pas partager. Jamais.

Elle reprenait peu à peu ses esprits. Son souffle me réchauffait le cou. Ses larmes avaient presque disparu.

_ Et comme on sera les seuls à connaître la vérité, on pourra laisser les autres fabriquer la leur. Et même leur laisser y croire. Eux, ça leur fera plaisir. Nous... ça nous fera rire.

  Elle resta immobile, contre moi. J'imagine qu'elle m'écoutait. Mes paroles avaient dû la convaincre; tout du moins, elles la berçaient. Entre nous, ce jour-là, un lien aussi invisible que solide s'était tissé, né d'une énergie pure, sans artifice aucun. Une puissance obscure semblait avoir fait naître mes paroles et l'union qui nous rassemblait. A cet instant, je savais qu'elle serait toujours avec moi.

_ Tu sais, continuais-je, je suis persuadé que les choses vont évoluer sans que l'on fasse quoi que ce soit. Un peu comme le médecin et son conseil de rester immobile, sans rien faire. Je pense qu'il a raison. Je pense qu'il dit vrai. À certains moments, pour que les choses s'arrangent, pour que les gens avancent, on a peut-être juste besoin de ne rien faire et de se taire.

Juste ne rien faire.

Et, surtout : se taire.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Eric LAISNE ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0