Chapitre 1.1 - « Qui suis-je ? »
Notre journée a été bien remplie, nous quittons à peine le musée Isabella Stewart Gardner. Ce dernier a été visité en long, en large et de travers, pour le plus grand bonheur de mon Yhan.
Mon chéri est passionné par la nature et les espaces verts ! Ce, depuis son plus jeune âge. Il en a fait son métier après l'obtention de son diplôme d'architecture et se bâtit une toute jeune notoriété auprès de la population locale de Dorchester, le village où nous habitons, en tant que paysagiste.
Dans son infinie dévotion, mon trésor m'a laissé le choix de toutes les activités rythmant ces cinq jours à l'étranger. Je me suis fait mes petits plaisirs, sans oublier de le satisfaire aussi. Si mon amour est heureux, je suis heureux. Mais en vérité, ce séjour aux États-Unis, j'en rêve depuis tout petit.
Aurais-je un jour imaginé l'entreprendre à vingt-huit ans, avec l'homme de ma vie en célébration de notre première année de mariage ? Bien sûr que non !
Nous en sommes aujourd'hui à la fin de notre voyage, qui s'est avéré dépasser mes espérances. Mon époux et moi nous entendons si bien, en toutes circonstances, qu'on pourrait se croire dans un conte de fées. Bon… Hormis la partie ''Ils eurent beaucoup d'enfants''. Ni Yu-Han, ni moi n’en voulons.
Pour marquer le coup et changer un peu de nos habitudes casanières, je lui propose de faire un tour en discothèque le soir venu. Bien qu’il ne soit pas un grand fêtard, Yhan s'accorde à ma volonté de faire de cette soirée le point culminant des jours inoubliables qui viennent de s'écouler. Après un dîner au restaurant, notre bonheur se perpétue dans un bar, où le volume sonore est plus acceptable pour mon chéri. Puis…
Un visage diabolique.
Des grondements sourds.
Des larmes. Du sang. L'obscurité.
*
Je me réveille en sursaut et me redresse d’office sur un coude. L'estomac noué, le cœur battant à un rythme bien trop rapide pour une personne plongée dans un sommeil réparateur... J'ai froid et suis couvert de sueur.
Mes songes de la veille ne me reviennent pas en mémoire, mais mon corps crispé m'annonce qu'ils n'ont pas été de tout repos. Après une œillade au réveil numérique posé sur la table de nuit à ma gauche, je me laisse retomber sur l'oreiller et replie un bras sur mon front. Mon regard se fixe sur les faibles ombres dansant au plafond.
J'oublie souvent de tirer le rideau de la grande fenêtre, dans notre chambre. Il n'est que quatre heures du matin. J’ai l'esprit un peu embrumé, mais il se calme et divague. Je me rappelle soudain les événements d’hier soir et me redresse à nouveau.
— Ronin !
Une sensation de tournis additionné à un léger mal de crâne me fait payer la brusquerie de mon geste. Les deux se dissipent en moins de cinq minutes, de quoi vaguement me remémorer l'aide d'Abigaïl.
Elle m'a ramené une boisson chaude et des vêtements secs, puis est restée à mes côtés devant le feu. Nous n'avons pas discuté de ce qui s'est passé, ni de rien d'autre. Une forte fatigue m'a enveloppé, tel un voile. J'ai dû un peu somnoler, appuyé contre le bas du fauteuil. Lorsque j'ai ouvert mes yeux très lourds, le visage de ma collègue faisait face au mien. Elle proposait de m'accompagner à ma chambre, j'ai poliment refusé et me suis excusé avant de lui assurer qu'elle pouvait rentrer chez elle sans inquiétude. Je suis ensuite monté me coucher, trop accablé pour honorer mon rituel consistant à embrasser la photo que je garde en permanence sous mon oreiller.
Il est hors de question de me défiler une fois de plus !
Je balance les jambes hors du lit et finis par me lever. Je me change rapidement pour un vieux jean et un pull épais en laine. J'attrape mon bonnet, une lampe torche, mon sifflet ultrason et un sac dans lequel je fourre le nécessaire aux premiers soins après un passage éclair à la salle de bains, puis descends enfiler mes chaussures, un manteau d'hiver et des gants.
Je dois retrouver notre chien.
C'est avec cette idée fixe que je quitte mon domicile et m'enfonce dans le bois conduisant à la dense forêt derrière notre propriété.
*
La maison paraît immensément vide lorsque je rentre de ma recherche. Bredouille et nauséeux de ne pas avoir retrouvé mon fugueur.
La couche de neige tombée durant la nuit a recouvert toute trace de Ronin. Il ne me reste plus qu'à coller des affiches un peu partout. En proposant une récompense à qui pourra m'indiquer où il se trouve ou avec un peu de chance, me le ramener sain et sauf.
Il est presque six heures et demie. Je contacte Everlee, ma patronne, pour la laisser savoir que je ne pourrais être présent aujourd'hui. Elle a toujours été très compréhensive et promet même d'afficher mes tracts à la clinique dès que je les aurais imprimés. La remerciant allègrement, je me dévêtis ensuite, passe à la douche en coup de vent et m'habille avant de me forcer à avaler quelque chose tandis que je parcours des photos de Ronin pour créer mon affiche.
Installé sur une chaise haute à l'îlot central de la cuisine, je termine une pomme, concentré sur ma tâche. Le téléphone se met à sonner dans la pièce principale. Je fronce d’abord les sourcils, puis me lève.
Peu de personnes appellent sur le fixe. Seulement mes parents ou les amis proches lorsqu'ils ne parviennent pas à me joindre sur mon portable. Notre numéro est sur liste rouge, alors je décroche d'un ton méfiant.
— Allô ?
— Bonjour, vous êtes Monsieur Raise Brooke-Rain... Riniji... Rinjiyro ? se corrige l'homme avec difficulté.
Son timbre grave, trop solennel, déclenche chez moi une vague de frissons et une appréhension que j'essaie de retenir.
— Euh, oui, c'est bien moi. À qui ai-je l'honneur ?
— Huxley More, police du comté de Westmoreland.
Ces mots me secouent des pieds à la tête. Je tâtonne mon environnement immédiat, à la recherche d'un support où je pourrais m'asseoir pour éviter de chuter en cas de défaillance. Mon séant atterrit sur une petite chaise en bois.
S'il s'agissait de Ronin, seraient-ce les services de police du comté qui me contacteraient et non un représentant de mon village ?
— Pardon d'avoir écorché votre nom, s'excuse l'officier. J'appelle au sujet du dénommé Yu-Han Rinjiyro-Brooke.
Il prend le temps nécessaire à une prononciation presque parfaite, ce coup-ci.
À l'entente de son nom complet, mes mains tremblotent, autant que mon souffle s'accélère. Mon cœur s'emballe, lui aussi, et les larmes me montent aux yeux alors que cet Huxley More n'en est même pas encore au bout de la nouvelle qu'il doit m'annoncer.
— Selon les informations que nous avons, il s'agirait de votre... conjoint. C'est bien cela ?
— O-Oui, je bégaye, le cœur serré.
Je redoute et prie à la fois que ce qui suit ne m'entraîne pas dans l'abysse profond d'un chagrin sans retour.
— Nous avons retrouvé un homme correspondant à son signalement, la nuit dernière. Il nous faudrait une identification formelle de votre part.
Mes oreilles bourdonnent sous le trop-plein d'émotions. La tête me tourne. Je réprime un sanglot en me plaquant la main sur mes lèvres.
Ils l'ont retrouvé.
Je suis pris par une déferlante de contradictions. Des pleurs silencieux inondent maintenant mes doigts. Devrais-je être soulagé d'enfin avoir une réponse ?
Espérer son retour m'a permis de tenir le choc durant trois ans. Mais que faire, si l'on m'enlève subitement tout espoir ?
— Monsieur Raise ? insiste le policier.
— Oui, je… Il... Est-ce que-
Je dois souffler un grand coup avant de pouvoir exprimer ma plus grande crainte.
— Il est mort ?
— Mort ? semble s'étonner l'agent. Non M'sieur. Ses blessures peuvent paraître impressionnantes, mais ses jours sont hors de danger.
Ma vision se brouille et l'espace de quelques secondes, mon attention dévie. Je crois être un peu étourdi à cause de la tension accumulée dans mon corps ces cinq dernières minutes. La voix de l'officier me parvient de loin.
— [...] accident. Il a été pris en charge par l'hôpital de Sackville. Pouvez-vous m'y retrouver dans, disons, une trentaine de minutes ?
Les doigts pincés sur l'arête du nez, réalisant à peine ce qu'il se passe présentement, je répète tel un automate.
— Hôpital de Sackville, dans trente minutes.
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