Mon jardin secret
Dans notre salle à manger toute décorée, transformée en salle de réception pour l'occasion, je forme les dernières serviettes sur les tables. Nous serons plus de trente ce soir, une soirée de la semaine nuptiale de la cousine de mon père qui s'est mariée jeudi dernier. Je suis revenue de mon cours de conduite en transes avant de faire une douche, et j'ai insisté auprès de papa qui a commandé le repas de me laisser faire le dessert. J'avais envie de me changer les idées, de m'appliquer à une œuvre spéciale, et de penser à autre chose.
Je m'imagine en train d'organiser des réceptions chez moi dans ma petite maison. En train de préparer des gâteaux somptueux et d'exercer mes talents d'hôtesse. C'est sur que j'en ai, vu que tous les invités que nous recevons à chaque fois se sentent si bien chez nous.
Mais malgré moi je pense à lui et essaie d'imaginer cette sombre soirée qu'il est en train de vivre: celle des funérailles de son grand-père pour lesquelles il a du voyager et prendre un si long billet. Et je me demande si j'ai le cœur à me réjouir ce soir alors que tout est si sombre pour lui. Comme toujours, on ne se parle pas entre les rencontres. On se donne seulement comme nouvelle, par intermédiaire, que l'on va se revoir, ou pas. Au moins c'est stipulé ainsi, et généralement on respecte.
Alors pas de nouvelles de sa part jusqu'à notre prochaine rencontre, dans deux longues semaines. On risque de tout oublier, et j'ai peur de devoir repartir à zéro.
La première sonnerie retentit, et pour une fois, tous les convives sont à l'heure. Nous nous prenons des fous-rire avec mon frère et ma sœur car certains convives, par manque de place, ont été placés nous tournant le dos, et une autre, une grande tante, occupe le coin entre le canapé et la baie vitrée, en bout de la table d'honneur.
Il n'y a que Myriam, la mariée, qui me dit avec un sourire qu'elle me sent ailleurs. Elle est superbe, avec son expression tendre de jeune épouse, dans sa robe droite couleur crème. Lorsque l'on chante les chants des mariés traditionnels, les œillades de mes frères et de mes cousins se font insistantes. Et ce sont, comme on s'y attendait, les souhaits à profusion dans tous les sens. Et, cerise sur le gâteau, le dessert est réussi, un ami de la famille, un avocat, me demande même la recette.
"Quoi, tu fais les gâteaux maintenant? Lui demande mon père surpris
-Non, c'est pour la donner à ma femme, réplique-t-il avec un clin d'œil"
Il veut d'ailleurs me présenter à un collègue à lui, un tout jeune diplômé, très sérieux, très gentil garçon.
-Elle est sur quelque chose, lui répond ma mère"
Et voilà! Il faut qu'il soit au courant! Aucun respect pour mon jardin secret, encore tellement fragile!
Mon "quelque chose", j'y pense toute la soirée, là au coin de mon esprit, malgré le monde et l'animation.
Je le caresse doucement, et c'est doux. Je m'en moque, même si c'est éphémère, j'y pense avec délice, et une impatience sourde qui gronde. Mais, au fond de moi, je le sais très fortement. Ca ne sera pas éphémère, mais éternel.
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