Un voyage en confinement
Il veut faire sa demande. Pour lui ça ne sert à rien de trainer encore. Plus de temps passé ensemble ne nous aidera pas. C'est un pas à faire ou pas.
Quand je reçois l'information, je m'arrête hébétée.
Tout ce que je sais, c'est que j'aimerais bien vouloir. Ah, ce fameux vouloir vouloir... C'est toute la complexité du coeur et de l'esprit. Quand l'un parle, l'autre refuse. Puis ils s'échangent les rôles. La belle version, l'histoire juste et concordante, j'attendrai encore avant de la vivre. Existe-t-elle? Parfois, est-il possible de vouloir avec son coeur celui qui apparait rationnellement comme le plus adapté? Et est-il possible d'appuyer avec sa raison celui que mon coeur aura choisi sans me demander la permission?
Non, je ne veux pas de demande pour l'instant. J'ai besoin de temps. Je ne suis pas obligée de m'engager. Il faut que je m'écoute, sinon, ça risque d'être encore fatal...
Je viendrai moi dans ta ville natale, je t'épargnerai le voyage. J'écrirai sur mon attestation "motif familial impérieux". Je prendrai le train vide par ce dimanche ensoleillé.
Il m'accueille masqué dans la gare. Grand, carré. Il m'emmène en taxi vers ses berges, celles de son enfance que je découvre. Le soleil, le fleuve, la verdure... J'essaie d'aimer, et j'y arrive.
Nous marchons là un bon moment. Nous échangeons, et je me rends compte de certains fossés qui nous séparent. Non n'y pense pas! Parle, échange, recueille les éléments. Tu auras tout le temps ensuite de faire le point...
Je me rends compte qu'il a beaucoup de prestance. Je vois que j'aime marcher près de lui dans la rue. Il a encore amené ses boissons et ses verres en cartons, et me sert en faisant renverser maladroitement le gobelet posé sur le banc...
Nous traversons le pont où le vent fait soulever ma jupe. Puis je me retourne vers lui.
"Pose, pose tout ce que tu veux comme question. Me dit-il.
J'hésite. Il m'encourage du regard.
"Comment se fait-il que tu as, à un moment donné, changé d'avis? Je pense sincèrement qu'il y a plus qu'une question d'engagement là dessus. Il y a bien quelque chose qui a bougé en toi, et qui peut encore bouger!"
Il ne parait pas surpris. Il cherche ses mots.
"Oui, tu as raison, on change, on change dans la vie. A ce moment ce n'était pas ça. Et aucun regret à avoir. Seulement je n'ai rencontré personne entre temps. Je suis resté là dessus. Et, je pense que j'ai un peu changé. Je me suis un peu comment dire? Ouvert dans ma tête, j'ai moins de rigidité sur mes pensées."
Quoi? Je le regarde hébété. Je l'ai trouvé tellement plus rigide qu'il y a huit mois, et donc pas sur la même longueur d'onde que moi! Ou encore peut-etre que c'est moi qui n'avais pas eu les yeux en face des trous. Je parviens mieux à détecter si quelqu'un est compatible avec moi. Malgré les apparences, et le fait que je m'en serai bien passée, il se trouve que je commence à avoir de l'expérience dans le domaine...
Je remarque ses ongles rongés, et je me souviens très clairement qu'ils ne l'étaient pas en automne. Oui, c'est quelqu'un qui prend beaucoup sur lui, et même si j'admire rationnellement les personnes exigeantes envers elles-même, j'ai une sensation d'étouffement, je ne sais pas si je pourrai y aller avec...
"Tu me sembles quelqu'un de très perfectionniste pourtant?
-C'est ce qu'on me dit. Je ne sais pas moi"
Il me ramène à la gare à la fin de cet après-midi. J'ai beaucoup échangé, et j'ai l'impression qu'il voit la vie avec des yeux d'ascète. Quelque chose me fait peur malgré moi.
Sur le quai désert et ensoleillé, nous finissons cette après midi dorée.
Puis il me raccompagne vers les portiques. Je les franchis en posant mon billet dessus. Masquée, je le remercie, et je le salue. Peut-être que c'est la dernière fois que je le vois, cette grande silhouette masquée, ces lunettes carrées sur ces yeux sombres qui brillent une dernière fois, dans lesquels j'ai cru voir une vague angoisse passer.
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