Chapitre 8 : Le vertige de la balance
Une Renault Talisman blanche s’engouffrait sur la route principale menant aux marches du Palais des Festivals, baignée de lumière par les phares puissants de la voiture. À son bord, Sasha et son chauffeur. La jeune femme bénissait cet instant de calme avant la tempête, son anonymat ressuscité par les vitres teintées. Le conducteur respectait ce silence de cathédrale. À la recherche d’une pleine quiétude, Sasha baissa la tête et ferma les yeux, pour parfaire son exil intérieur. Elle se sentait ainsi libérée du vertige de la célébrité qui parfois l’étouffait. Quand soudain, la recrudescence d’une vive douleur à la jambe droite la sortit de ce royaume enchanté. Grimaçante, la jeune femme posa sa main sur le membre défectueux.
- Où j'ai mis ces fichus cachets ? Vite Sasha, réfléchis. Satanée jambe ! jura-t-elle en fouillant instantanément dans sa pochette de soirée.
Un grésillement de micro l’interrompit.
- Tout va bien Madame ? questionna la voix grave.
Sasha observa tout autour d’elle pour capter la provenance de cette dissonance. Elle reconnut le timbre du chauffeur.
- Vous savez, nous sommes des êtres humains, nous pourrions au moins nous parler de visu, vous ne pensez pas ? regretta l’actrice en tournant le regard vers la vitre opaque qui les séparait.
- Simple sécurité, Madame. Avez-vous besoin de quelque chose ?
- Je vais vous dire ce que je désire : une bonne pina colada sirotée sur une plage déserte pour m’éviter de me pavaner devant ce parterre d’hypocrites ! grogna la belle en se rapprochant du micro.
C’était la partie de son métier qu’elle détestait ; faire des courbettes aux gens du milieu qu’elle avait en horreur.
- Je peux... balbutia l’homme.
- Avez-vous ça en stock ? se radoucit Sasha en glissant ses doigts sur ses sourcils pour se calmer.
- Pour votre boisson, je peux vous aider. Regardez sur votre droite, conseilla le chauffeur.
Un verre à cocktail apparut. L’actrice, émerveillée par le tour de passe-passe, l’attrapa tout en saisissant la boîte de médicaments située à proximité.
- Alors là je m’incline, c’est du grand art ! Je vous le promets, je ne douterai plus de vos qualités et surtout ne demanderai plus à vous virer !
Son interlocuteur resta muet, vraisemblablement décontenancé par les propos de sa patronne.
- Un, deux, un, deux ! Vous me recevez ? Ici la poule fleurie ! Hello Papa Tango, Charlie est ici ! s’amusa une seconde voix, cette fois-ci féminine.
Stupéfaite par cette nouvelle intrusion, Sasha recracha la totalité des cachets qu’elle était en train de prendre.
- Encore avec ses cochonneries, Sasha bon sang ! admonesta la femme.
- Maman, c'est pas vrai, t’as installé une caméra dans la voiture ! répondit l’actrice écœurée en remarquant un bouton bleu s’allumer devant elle.
- Comment voulais-tu que je sois rassurée ? Tu as refusé un garde du corps dans ton véhicule, confessa la mère.
La jeune femme, blasée par une énième situation de ce genre, se contenta de mettre ses mains sur ses tempes, craignant la venue d'un mal de tête foudroyant.
- Écoute, je suis avec Charlie, on sera dans la salle. Ils ont choisi le salon des Ambassadeurs !
- Attends, attends, man, qui est mon cavalier du soir ? s’empressa de demander l’actrice.
- Il est... bien, éluda Christine en marquant un temps d’arrêt. Il t’attendra devant le tapis vert. Je te laisse, je viens de voir Vic Hollidays ! Bye ma fille !
Sasha n’eut pas l'opportunité de répondre, la lumière de la caméra avait disparu. Elle se sentait abusée par sa propre mère, sans forcément lui en vouloir. Après tout ce qu’elle lui avait fait subir, Sasha éprouvait de la culpabilité, supportant le poids d’un fardeau incommensurable.
Quelques courtes minutes plus tard, la célébrité arriva au Palais. Sa voiture s’immobilisa. L’actrice percevait déjà le vrombissement de la foule. La chasse était, dès lors, ouverte et le gibier, c’était elle. Le vide l’envahissait, ce cycle perpétuel l’ennuyait.
Tout à coup, son visage revêtit son masque. La jeune femme retrouva son sourire de façade et ouvrit sa portière. À peine son pied frôlat-t-il le tapis vert, que les clameurs de la foule embrasèrent l’air. Les flashs crépitaient tels des feux d’artifice, aveuglant l'actrice. Sasha se nourrissait des multiples hurlements de son prénom, sans même le montrer. Elle commença par saluer le garde du corps qui, tout en ouvrant la porte, lui tendit la main afin qu'elle s'extirpe du véhicule avec grâce. Il s’avéra être une aide précieuse dans l'aboutissement de sa sortie. L’actrice le remercia discrètement et se dirigea vers la horde de fans retenus par les barrières, en mettant sa main contre son cœur. Un troupeau de portables et des photos envahissaient l’espace vital de la star. Elle multiplia les selfies, les autographes, les petits mots chaleureux, les sourires, serra les mains. Contrairement à d’autres aspects de son travail, celui-ci était le plus appréciable pour la jeune femme. Ce contact avec le public la rassurait étant donné son passé, ses fans l'avaient toujours soutenue, sans flancher.
Cet instant de vérité touchait à sa fin, le numéro de cirque allait débuter. Sasha s’aperçut que l'équipage de sécurité l'encerclait. Le prestidigitateur, l'animateur vedette Idros Valagas, s’approcha d’elle et lui colla son micro devant la bouche pour avoir l’exclusivité.
- Hi Sasha, How are you?
- Je suis française, vous savez ! Parlons donc français ! Ça va bien merci, heureuse d’être là ce soir pour la bonne cause ! répliqua l'actrice en souriant.
- Pardon, je m’y perds avec ces célébrités, toutes merveilleuses les unes que les autres ! Je dois vous poser une question primordiale, comment faites-vous pour avoir perpétuellement cette magnifique chevelure? s’extasia l’interviewer.
- C’est naturel, je me lève le matin et voilà mes cheveux se coiffent comme ça ! Je ne prends que deux douches par semaine aussi, ça permet de bien les plaquer !
L’homme accorda un sourire grinçant à la caméra et poursuivit sa quête d’informations.
- Génial ! Parlons de votre métier, comment faites-vous pour revenir à une vie normale après un tournage?
- C’est ça la normalité, je suis née pour être une star ! fanfaronna-t-elle en adressant un clin d’œil à l’objectif.
- Ok very good! Sasha Sanders, une star qui a du chien ! pirouetta l’animateur. Et parlons plus sérieusement de la cause de ce soir, ne trouvez-vous pas que votre présence ici est discutable au vu des accusations qui ont pesé sur vous par le passé ? se vengea-t-il avec fierté.
- Oh non pas vous aussi Idros, vous ne connaissez pas le mot non-lieu ? Alors, allez donc chercher dans un dictionnaire ! clasha la jeune femme en le fusillant du regard. Je ne suis pas ici pour discuter de ces calomnies, je suis là pour une cause que je compte défendre en présence de ce public chaleureux.
Les cris reprirent de plus belle. Acculé dans les cordes, l’homme stoppa sa vendetta en distinguant le soutien de la foule à la star.
- Maintenant, excusez-moi, il me semble que je vois mon cavalier au loin, énonça Sasha en s’éloignant. Elle venait d’apercevoir le beau gosse du moment, le nageur Rayan Berotti.
- Non ce n’est pas le vôtre, vous, vous serez avec Willy Lekid, s’égosilla Idros de loin.
Je vais tuer Charlie et ma mère en prime ! Willy Lekid, ce nain décérébré va encore me prendre la tête. Sois cool Sasha, pas comme la dernière fois, RESTE ZEN !
Willy Lekid était un acteur d’une série télévision humoristique connaissant un certain succès dans le monde. Il se distinguait par sa petite taille et son humour piquant.
Sasha le rejoignit à contrecœur et lui tendit la main. Willy ne se fit pas prier et lui décerna un baise-main.
- Ne te fatigue pas Willy, on a juste trois cents mètres à faire ensemble en dissimulant notre dégout respectif, attaqua la belle brune en souriant de toutes ses dents.
- Et comment va ma tueuse à l’âme charitable ? Toujours pas en prison ? pilonna l’acteur en redressant la tête.
Ne t’énerve pas, laisse-le parler.
Les deux acteurs s’enlacèrent encore plus fort en souriant à la meute de paparazzis avoisinante. La tension monta d’un cran entre eux mais restait invisible pour les autres.
- Tu sais Willy, je voulais faire un selfie avec toi en haut des marches, mais comme tu es un nimbus, ça va me compliquer la tâche ! Je fais comment, je me mets à genoux ?
- Espèce de démon bisexuelle de mes deux ! Tu crois que les gens t’ont pardonnée ? Tu te goures ma grande, tout le monde est suspicieux, c’est pour ça que les rôles ne se bousculent pas au portillon. Et moi, je n’ai jamais cru à cette amourette avec cette fille qui aurait mal tourné. Regarde-toi, elle se jouait de toi, personne ne peut t'aimer ! acheva Willy en conduisant sa cavalière devant la première marche, toujours en souriant.
Les deux acteurs se trouvaient dès lors, dos au public. Sasha sentait une rage démoniaque la parcourir. Elle ne supportait pas le dénigrement de son amour pour Jeanne Delarosa, par qui que se soit. La jeune femme passa à l’acte et immortalisa sa colère par un coup de pied dans le tibia de son compagnon du soir, lui faisant cogner une des marches en chutant.
L’homme fut sonné. Immédiatement, l’équipe médicale se rua au chevet de l’acteur. Sasha s’accroupit et feignit un semblant de compassion, en positionnant sa main sur l’épaule de son cavalier. Elle indiqua au staff qu’il avait probablement glissé sur son bout de robe.
Quelques secondes après l’incident, elle continua sa montée des marches vers l’auditorium Lumières et se réjouit intérieurement de son succès. Arrivée au sommet, elle salua une dernière fois la foule d’un geste mécanique, soulagée de s'être débarassée de Willy. Sentiment de courte durée. La jeune femme se dirigea vers l’entrée lorsqu’en regardant furtivement sur la droite, elle entrevit une belle rousse d’allure familière. Bravant le protocole, elle bifurqua pour en avoir le cœur net, en remontant de toutes ses forces sa longue robe. Malheureusement pour elle, le miracle n’eut pas lieu, la personne s’était envolée. Pourtant, au fond d’elle même, elle en était quasi sûre, dans cette jungle humaine, elle venait d’entrevoir le mirage de Jeanne Delarosa.
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