Chapitre 11 : Le désenchantement

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Terranova, une semaine après la disparition de Jeanne Delarosa

À l’arrivée de Sasha et de son père au cœur du village, la pluie avait soudainement cessé. Le ciel lui-même s’était tu comme pour rendre hommage à la disparue. Installés à l’arrière de la voiture, le père et la fille restaient silencieux. Sasha sentait un étau se resserrer contre sa poitrine. Le sentiment de perte amoureuse la poignardait de sa lame tranchante. Pourtant, elle devait tout ravaler, enfouir son ressenti au plus profond de son être. Elle savait que l’aveu de cette relation transgressive détruirait son père. Personne ne devait connaître la vérité, ni lui, ni les habitants du village.

Le patriarche fut le premier à briser le silence.

– Germain, garez-vous plus loin sur le bas côté et descendez de voiture, demanda-t-il froidement à son chauffeur.

– Bien monsieur.

L'employé s’exécuta immédiatement. Au service de la famille Sanders depuis quarante ans, il connaissait les intonations de l’homme dans les moindres détails. Il savait qu’à cet instant, l’heure était grave et qu’il devait s’effacer.

Les deux passagers attendirent la sortie de Germain du véhicule, jusqu’à entendre le claquement de la portière, signal du début de l'affrontement. Désormais en tête-à-tête avec son père, Sasha se sentait au bord de l’abysse, sans personne pour la retenir.

Totalement hermétique à toute esquisse d’émotion, Oscar Sanders lança les hostilités, sans un regard pour sa fille.

– L’honneur, ça se travaille, ça se gagne et ça se respecte. Je vous ai tout donné, tout appris et c’est comme ça que vous me remerciez, en trainant notre nom dans la boue ! tonna-t-il en agitant son poing serré devant lui.

– Je ne voulais pas, père, je vous le jure...

– Silence ! La paresse de votre esprit me fatigue, insista Oscar en levant sa main fermement pour accompagner sa parole. Vous insultez notre famille avec vos parjures ! Vous vous pavanez avec les Delarosa, mais à quoi pensiez-vous ? J’espère pour nous que cette vermine n’est pas morte !

Sasha encaissait les uppercuts comme un boxeur acculé dans les cordes. Son père venait de lui assainer le coup de grâce. Groggy, elle eut du mal à rassembler ses esprits. Torturée entre défendre son amour et le cacher, elle misa, à contrecœur, sur la deuxième option. Elle devait réagir et vite.

– Votre infamie vous tuera, père, minimisa-t-elle l’air moqueur.

– Arretez vos persiflages ! Demandez-vous plutôt pourquoi j’envisage de laisser les rênes de mon entreprise à votre frère ! aboya le patriarche.

Sasha para cette remarque en assénant à Oscar un rire à peine dissimulé.

- Et bien tant mieux ! riposta-t-elle avec l’insolence de ses dix-neuf ans.

Propulsé dans ses derniers retranchements, Oscar croisa pour la première fois les yeux de sa fille, avec une envie irrépressible de la gifler. Il se ravisa, préférant tuer de son regard bleu azur glacial les prémices de révolte de la jeune femme. Sasha baissa la tête immédiatement, devinant qu'elle avait été trop loin.

– Vous allez vous rendre de suite à la veillée de cette créature et laver notre nom de ces infâmes accusations. C’est un petit village ici, les gens parlent. Notre réputation est en jeu, renchérit le patriarche en s’allumant un cigare. Bien entendu, vous irez seule, ça vous fera une leçon. Je reste ici et vous regarde.

Une embuscade se profilait. Son père allait la jeter dans la fosse aux lions, sans aucun filet et sans scrupule. Paralysée par la peur d’être découverte, la jeune femme obéit instantanément à son père en attrapant les béquilles posées devant elle.

Avant qu’elle ne parte, Oscar se pencha vers elle et posa sa main sur la sienne. Croyant à un geste d’affection, Sasha l’agrippa pour une brève étreinte.

– Nous sommes de la race des puissants, supérieurs aux autres. Et nous devons agir comme tel, peu importe le prix de nos sacrifices, déclara Oscar d’une voix radoucie.

La jeune femme, d’un geste brusque de recul, retira sa main, déçue de la véritable raison du geste patriarcal. Sasha ouvrit la portière et prit appui sur ses cannes pour s’extraire du véhicule. La pluie ruisselante recouvrit immédiatement leur embout ce qui provoqua un certain déséquilibre.

En regardant l’horizon, elle remarqua les belles lueurs crépusculaires qui peignait le petit village d’une aura orangée. Est-est ce un mauvais signe ? Le diable s’invitait-il dans la danse ? N’adressant aucun regard à son père, la jeune femme poursuivit son chemin de croix en passant furtivement devant Germain. L’homme la fixa tout en tirant une bouffée de son cigarillo, calé fermement dans sa bouche. Il expira ensuite la fumée en entrouvrant légèrement ses lèvres et inclinant brièvement sa tête en signe de déférence envers l’adolescence. Sasha apprécia ce geste qui lui redonnait du courage.

Au bout de quelques instants, non sans peine, elle arriva place de la grande fontaine où la veillée avait déjà commencé. Une multitude de petites bougies baignaient de lumière son bassin circulaire. Sasha s’approcha de plus en plus et aperçut aussitôt la famille Delarosa épaulée dans cette épreuve par les habitants de la commune, tous, une rose blanche à la main. Élise était au centre de l’attroupement, brandissant une photo géante de sa jumelle. Léo était présent lui aussi avec toute la famille Pichelli. Une certaine distance s’était installée depuis quelque temps entre lui et Sasha, leur relation battait de l’aile et la jeune femme n’y était pas étrangère. En retrait, Sasha reconnut les Derkwood, eux aussi avaient fait le déplacement. Les quatre familles les plus en vue du village étaient rassemblées.

Sasha pressentait qu'elle allait se faire crucifier sur la place publique. Mais elle s’en moquait, ce n’était rien comparé à la douleur de la disparition de Jeanne. Elle s'avança, tête baissée, afin de ne dévoiler son identité qu'au dernier moment et avancer plus rapidement.

À son arrivée, les villageois stoppèrent leur conversation et tournèrent tous la tête dans sa direction, le visage froid, rempli de dégout et de dédain. Dès lors, l’atmosphère s'alourdit encore, la horde s’aligna devant Sasha comme une meute, prête à bondir. S’ensuivit une longue séance d’observation entre les deux camps. Sasha allait boire au calice des ses pêchés. Soudain, la parole se libéra. Le procès commença galvanisé par la vindicte populaire.

– Rentre chez toi ! T’as rien à faire ici ! hurla un villageois avec un accent sudiste prononcé.

– Dis la vérité, dis ce que tu as vu ! exigea un autre.

– Et le sang sur tes fringues ! martela un jeune homme.

– Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Je n’ai rien vu, je ne me rappelle pas ! se défendit Sasha de toutes ses forces en avançant.

– Tu vas aussi dire que tu ne l’as pas tuée ! Les flics te tournent autour c’est pas pour rien ! Tu oses mentir devant Dieu ! renchérit une vieille femme en pointant du doigt le ciel.

- Je suis innocente ! clama Sasha en plongeant son regard dans les yeux de Diego Delarosa. Je suis innocente ! répéta-t-elle en fixant, cette fois-ci, Léo qui ne bronchait pas.

L’assemblée se mua en un accusateur public scandant des « menteuse » à tout bout de champ.

Diego Delarosa profita de cet instant pour enclencher son attaque en s’approchant d’un pas décidé de sa cible. Il bouscula même Élise qui le retint par le bras.

– Laisse, c’est à moi d’y aller, ordonna sa fille. Sans attendre la bénédiction de Diego, elle se dirigea, d'un pas déterminé, vers Sasha.

Habitée par un regard noir, Élise courut vers Sasha, ne la lâchant pas de yeux. La coupable présumée l'imita en s'appuyant fermement sur ses béquilles pour faire front. A présent, elles se fixaient sans ciller, telles deux guerrières s'affrontant dans une arène.

– Répète un peu ce que tu viens de dire, lança la rouquine transcendée par la haine.

– Je suis innocente et tu le sais, c’est à cause de toi et de ta famille tout ça !

Élise lui décocha immédiatement une gifle et la bouscula pour la faire tomber en arrière. La jeune femme ne s’arrêta pas là et l’attrapa au sol par le col, après avoir fait valdinguer les cannes.

– T’es qu’une vermine ! Où elle est ? Où est ma sœur ? Parle ! s'égosilla Élise en la frappant de plus belle.

Encaissant les chocs avec ses avant-bras, Sasha essayait désespérément de parler.

– J’en sais rien ! Élise, arrête ! J’étais avec elle ce soir-là, mais je n’ai rien fait ! Je l’aimais, tu entends, j’étais amoureuse de ta sœur !

Stupéfaite par cette révélaton, l’assaillante desserra lentement son étreinte et se redressa.

- Quoi ? questionna Élise tendit que Léo la tirait en arrière, enfin décidé à aider sa petite amie.

La scène n’irait pas jusqu’à son dénouement. Au loin, le son des sirènes hurlantes retentissait. Le bleu perçant des gyrophares approchant remplaçait la douceur de l'air ambiant.

Des policiers descendirent rapidement des véhicules et relevèrent vigoureusement la suspecte. Intriguée par les paroles de Sasha, Élise souhaita s'interposer pour en savoir plus, tout en se dandinant pour échapper à l'étreinte de Léo.

- Attendez, elle est blessée, donner lui au moins ses béquilles. Vous n'allez pas traiter une infirme comme cela ! contesta la jeune femme en les ramassant.

Quentin Derkwood, capitaine de la gendarmerie de Terranova, arrivé entre temps à proximité de la scène, indiqua à ses subordonnés, par le geste de deux doigts acollés, qu'Élise pouvait les lui redonner avant de l'embarquer.

Sasha se jeta dans la brèche et fixa la sœur de Jeanne tout en lui baragouinant quelques mots en espagnol en se relevant : "Solo tu puedes ayudarme. Nuestras Familias tienen secretos."

Toi seule peut m'aider. Nos familles ont des secrets.

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