Chapitre 14 : Relâche
TERRANOVA, BAL DE FIN D’ANNEE 2004
Les Sanders, chacun accompagné de leur moitié respective, foulèrent en premier le tapis rouge et passèrent l'arche lumineuse décorée de ballons dorés, blancs et noirs, symbolisant l’entrée du bal.
– Regarde Sasha, ils ont posté un jeune pour faire le vigile, ça doit être le seul gars qui n’a pas pu trouver de fille, le boutonneux de service quoi !
La petite troupe éclata de rire, même si celui de Sasha fut plus discret. Elle détestait la cruauté de son frère, basée la plupart du temps, sur le physique des gens. Luc ravala immédiatement sa salive lorsqu’il s’aperçut que c’était Charlie.
– Oh mon Dieu, mec, mais qui a osé te placer là dans un déguisement pareil !
– C’est le proviseur..il m’a dit de... je n’ai pas pu.. balbutia-t-il.
– Tu parles, encore un coup des Delarosa, je vais arranger ça ne t’en fait pas.
À cet instant, Sasha ressentait de la fierté pour ce frère qui transpirait d’humanité pour le jeune naufragé du soir. Luc n’avait pas beaucoup d’amis, mais un lien s’était créé en eux depuis la maternelle lorsque Charlie s’était interposé pour le défendre, une histoire de châteaux de sable !
Sasha attrapa la main du malheureux en signe de réconfort.
Après ce bref arrêt, le groupe avança dans le gymnase. De la moquette noire avait été posée au sol pour masquer les lignes multicolores et l’habituel revêtement vert de l’enceinte. Les murs avaient été bâchés par des rideaux noirs habillés par des ballons, des petites lumières et des lanières dorées. Immédiatement ils aperçurent, en face d’eux, l’imposante scène qui n'attendait plus que le DJ, l’un de leur camarade de promo. Ils continuèrent leur progression pour s’arrêter devant une table à droite tenue par les deux élèves responsables du vestiaire. La cavalière de Luc, Pauline, comme à son habitude, se fit remarquer en signalant à ses deux camarades qu’ils ne devaient absolument pas froisser son châle.
– Oui bien sûr, Madame la Comtesse, répondit l’un d'eux, en toute connaissance de cause.
Pauline ne lui accorda qu’une grimace en retour avant d'attirer une nouvelle fois l’attention en s’extasiant devant le coin photo.
– Votre père est un génie, il a même pensé aux souvenirs, je l’adore ! s'exclama-t-elle en attrapant les mains des Sanders. Allez on y va de suite, mon maquillage est encore frais ! Qui de mieux que les stars du lycée pour inaugurer le photoshop !
Sasha, Léo et Luc s’exécutèrent et la rejoignirent pour se placer devant un grand drap blanc où le photographe du lycée les attendait. Pauline s’en donnait à cœur joie, multipliant les poses avec ses amis.
– Et Monsieur, peut-on faire des portraits individuels aussi, car mon profil est encore plus claquant quand je suis seule, demanda-t-elle en avançant d'un pas.
– Je n’en doute pas un seul instant, flatta le photographe, mais pour l’instant restons sur le groupe.
- J'adore l'humilité qui caractérise ta copine Luc, déclara Sasha, sarcastique.
Chaque couple continua le spectacle en se prenant dans les bras, s’embrassant, criant. Mais Sasha avait la tête ailleurs, il lui manquait quelque chose, ou quelqu’un qui, cependant, ne tarda pas à surgir.
L’effervescence provoquée par l’arrivée de Jeanne et de Rob était telle que même le photographe arrêta de shooter lorsqu’il s’aperçut que ses modèles ne fixaient plus son objectif. Intrigué, il se retourna instantanément ce qui agaça prodigieusement Pauline.
– Oh, mais elle est encore là, elle !
Jeanne stoppa sa marche folle et toisa le groupe.
– Hey, Luc ! J’ai fait entrer ton petit copain homo dans l’arène, ne me remercie pas, c’est cadeau ! J’espère au moins être invitée à votre mariage !
– Oh, putain je vais la tuer cette meuf, dégaina Luc en passant au premier plan. Va te faire baiser toi ! Tu ne connais que ça !
– Laisse tomber, elle n’en vaut pas la peine, calma Sasha en saisissant le bras de son frère pour le retenir. Luc lâcha prise mais se retourna, tout de même, vers Jeanne. Il la toisa de haut en bas et emetta un rire nerveux pour lui prouver son détachement retrouvé.
Tous les trois reprirent la pose sauf Sasha, les yeux rivés sur Jeanne, qui s'écarta enfin de la zone de turbulence. Elle devait continuer de jouer le jeu malgré son attirance dévorante pour la jeune rebelle.
– Ça ne va pas ma chérie, s’alarma Léo, une main sur son l’épaule.
– Si, si très bien, on continue.
***
Quelques minutes plus tard, les élèves étaient quasiment tous rentrés. Le proviseur avait pris le micro pour entamer un de ses interminables discours dont il avait le secret. Le petit bonhomme n’était satisfait qu'en flattant son égo. Ancien professeur d’allemand, il se plaisait à mélanger la langue de Goethe et celle de Molière.
– Et maintenant, vient le temps du « der Film ». Je remercie chaleureusement M. Oscar Sanders pour sa magnifique contribution à cette soirée, ô combien importante pour notre merveilleux lycée !
– Oh non ! J’y vais moi, je vais me chercher un verre, les litanies de papa, même en vidéo, je n’en peux plus, déclara Sasha, assommée d’avance.
– J’y vais, proposa Léo en caressant l’épaule de sa chérie.
– Non, c’est gentil, mais reste, j'en ai pour cinq minutes.
La jeune femme le smacka puis se dirigea vers la grande tablée recouverte d’une nappe rouge, ornée de verres et d'assiettes gorgées de nourriture.
– Salut, qu’est-ce que je te sers ?
– Un punch c’est possible ?
– Ah non, j’ai que du soft ce soir, ordre du proviseur !
– Ok, un coca alors, répondit Sasha d’un air dépité, les deux mains posées sur la table.
Soudain, une paume se positionna juste à côté de la sienne. Jeanne venait d’arriver au bar. Immédiatement, une attraction incontrôlable ravagea le corps de Sasha.
– Toi non plus c’est pas ton truc les discours ?
Les deux jeunes femmes se regardèrent langoureusement et ne furent interrompues que par le retour du serveur.
– Je vais prendre la même chose.
Le jeune homme s’éloigna une nouvelle fois ce qui leur laissa une fenêtre de tir.
– J'en peux plus de ce petit jeu, Jeanne.
La tirade fit immédiatement réagir la rebelle qui recula et retira ses mains du comptoir. Elle sortit une flasque de son petit sac de soirée.
– Histoire de pimenter un peu ce naufrage, t’en veux ?
– M’ignorer ne résoudra rien et tu le sais aussi bien que moi, ce que l'on ressent ne se commande pas ! martela Sasha.
Après un instant, Sasha remarqua une tension soudaine sur le visage de son interlocutrice. Elle fixait des yeux l'arrière de sa flasque.
– Jeanne, tu m’écoutes, qu’est-ce qu’il y a ?
– Rien du tout, il faut que j’y aille, répondit la rouquine, souriante, tout en replaçant l’objet dans son sac.
– Mais attends on va...
– Qu’est-ce que tu fais avec cette trainée ? interrompit Léo, venu chercher sa petite amie.
– Quel bonheur de te voir Pichelli ! Pour ton information, c’est ta copine qui m’a piqué ma place, mais ce n’est pas étonnant, si les Sanders avaient des manières ça se saurait !
– Arrête ton cinéma Jeanne, rétorqua Sasha.
Léo pris sa copine dans ses bras. Visiblement de trop, Jeanne se retira.
– T’approches pas d’elle Sasha, c’est un poison cette fille, murmura Léo à son oreille.
Par-dessus l’épaule de son copain, Sasha ne put s’empêcher de dévisager Jeanne qui lui adressa un clin d’œil en bredouillant sur ses lèvres « tu vois c’est facile » tout en lui envoyant un baiser volé.
L’ambiance de la soirée augmenta crescendo, les discussions en petit groupe laissant place à la musique, à la danse et aux spots.
Pauline avait prit place aux côtés du DJ pour ambiancer la salle et se faire remarquer.
– Ta copine, c’est vraiment un cas. Elle pourrait se la jouer plus discrète, tu ne crois pas ? lança Sasha à son frère en sirotant son verre.
– Elle est comme ça, c’est dans son ADN ! Et tu sais bien que dans ce village, il faut une réputation. Sortir avec elle, c’est tout bénéf pour moi.
Les Sanders observaient la piste de danse comme deux miradors. Leurs regards s’arrêtèrent en même temps sur Jeanne qui dansait de façon subjective avec son petit ami du moment. Elle multipliait les accolades avec les lycéens autour d'elle. Luc tourna la tête pour regarder Élise, assise dans son coin, qui visiblement ne s’amusait pas autant que sa sœur.
- Je ne comprends pas comment deux jumelles peuvent être aussi différentes, un problème dans la fabrication sans doute ! commenta-t-il, les bras croisés. Et si tu veux mon avis, Élise est mille fois plus belle et plus futée que cette gourdasse. Bien sûr, tu ne répètes pas ce que je viens de dire, sinon les autres vont croire que je suis un sensible !
Sa sœur resta silencieuse, les yeux rivés sur la rouquine qui lui renvoyait son regard. Elle le savait, chaque geste effectué par Jeanne lui était destiné.
– Tu m’écoutes ? Sasha ? interrogea son frère en regardant l’objet de l’obsession de sa sœur.
– Oui bien sûr, je suis d’accord avec toi, réagit enfin l’intéressée.
– C’est que j’ai toujours raison aussi !
Après un léger éclat de rire mutuel, Luc refixa Jeanne sur la piste.
Ce que Sasha ignorait à cet instant précis c’est que son frère avait compris. Il avait choisi de le dissimuler à sa sœur. Dans son esprit calculateur, il savait qu’il pourrait se servir de cette découverte à l'avenir.
****
Jeanne ressortit de son sac la flasque pour être sûre.
Je connais la vérité. Abribus 204 code RDDA.
S’assurant d’être la seule personne aux alentours, en tournant sa tête de gauche à droite, elle se dirigea vers l’abribus en bois juxtaposant la sortie du gymnase. Elle leva la tête pour vérifier son numéro.
– 204, c’est bien ça, se murmura-t-elle.
Habituellement d'un naturel fonceur, Jeanne se sentait, cette fois, fébrile. D’un pas mal assuré, elle entra dans l’abribus et chercha une inscription RDDA en glissant ses doigts sur le bois effrité.
– RDDA, RDDA, chuchota-t-elle.
La jeune femme s’arrêta net et se pencha lorsqu’elle trouva l’objet de sa quête, un petit anagramme, à peine lisible :
Rendez-vous
Domaine
Darcours
Après bal
Elle repéra un symbole, un ânkh renversé terminant le message. Déterminée à trouver l'auteur, sans réfléchir, elle détala vers son rendez-vous imposé.
Jeanne ne remarqua pas une présence, cachée derrière un coin du gymnase. Luc l’avait suivie pour la confronter, la situation avec sa sœur n’était pas de son goût. Intrigué par les mouvements de la rouquine, il décida de la filer discrètement. Ignorant à son tour qu’une autre personne avait assisté à la scène depuis la petite chapelle située dans un recoin lugubre de l’autre côté de la route. Charlie s’était isolé pour fumer du cannabis, tranquille.
Et le visage de Luc, en partant, lui avait glacé le sang.
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