Chapitre 20 : L'emprise
Domaine des Darcours, pendant le bal
– Oh non, ne me fais pas ça, pas le coup de la panne ! Allez ! Démarre, allez !
Jeanne s’acharnait désespérément sur la clé de contact, son trousseau virevoltait par la puissance de la manœuvre, entonnant un concert de cliquetis. Le pied tellement enfoncé sur la pédale de démarrage qu’il lui crispait sa cuisse.
– Et merde ! abandonna-t-elle, en tapant fort des deux mains sur le volant.
Grimaçante, elle regretta immédiatement son geste d’humeur et souffla sur ses doigts rougis pour apaiser l’effet de la douleur lancinante. Après un instant de réflexion et un dernier regard attristé sur le compteur, elle sortit du véhicule, en claqua la portière avec virulence, et le contourna par l’avant.
– Tas de ferraille, grogna-t-elle, un coup de pied lancé contre l’engin.
Un horrible pincement lui parcourut la jambe. Elle se l’a frotta avec énergie et se frappa la tête avec sa paume de main, de rage de s’être encore une fois fait mal.
Après quelques secondes, la jeune femme scruta l’horizon, avec insistance. Une légère bise lui caressa son visage rougi par le froid et fit tournoyer quelques mèches de ses cheveux.
– OK, la voilà, la maison des Darcours.
Malgré la baisse de luminosité, elle voyait encore clair. Personne aux alentours. Cette perspective l’excitait et l’angoissait à la fois. Opiniâtre, elle continua d’avancer.
Après quelques minutes d’une marche rendue difficile par ses bottes à talons et un chemin de campagne particulièrement caillouteux, titubante, elle manqua plusieurs fois de se tordre la cheville. Ralentie, mais déterminée, elle poursuivit sa quête et se déplaça d’un sautillement sur l’épaisse tonsure d’herbe au milieu. D’un geste dynamique, Jeanne frictionna sa veste léopard puis glissa le bout de ses doigts dans les petites poches de sa jupe pour se réchauffer. La température chutait au fur et à mesure que la soirée avançait.
Soudain, derrière elle, une voiture vrombissante, suivie par un nuage de poussière, s’engagea sur le chemin de campagne. Jeanne l’entendit distinctement, mais, impassible, resta concentrée sur son objectif. Le regard happé par la maison, elle repensait avec frisolité aux mots inscrits sur la flasque : je connais la vérité. La jeune femme se doutait que l'heure était venue de payer sa faute. Le véhicule ralentit et se stationna à sa hauteur, laissant l’air enseveli par l’odeur agressive du gasoil. Un léger grincement présagea l’ouverture d’une fenêtre.
– Qu’est-ce que fait un joli petit lot comme toi, toute seule, par ici, à cette heure ?
Jeanne accéléra le pas, sans sourciller, ni même se retourner.
– Eh, je te parle !
– Fous-moi la paix, ringard ! ordonna-t-elle en cognant l’un des rétroviseurs, d’un coup de poing féroce.
La Polo rouge continua de la pister. Le caractère bien trempé de Jeanne exaltait son interlocuteur.
– C’est ta bagnole en rade, là-bas ? J’ai du matos, dans mon coffre, si tu veux je peux peut-être t’aider, indiqua-t-il, tout sourire, un pouce levé vers l’arrière. Monte je te ramène, ça craint dans ce coin là, t’es pas en sécurité, je te ferai rien, parole d’honneur.
La rouquine avait perçu dans ses propos une touche d'impatience qui lui sembla bien louche. Jeanne tourna furtivement la tête et dévisagea l’homme, avec hargne. C’était un chauve d’une trentaine d’années, pas très beau, trapus, vêtu d’une marinière et d’une paire de lunettes rondes à la John Lennon, ratatiné entre son siège et son volant.
– Non, t’es sourd ou quoi ? Dégage ! C’est tout ce que je te demande.
Ignorant l’avertissement, le conducteur s’obstina, excité par la résistance de sa jeune proie. Il sautillait d’impatience sur son siège. Mais contre toute attente, Jeanne se retourna d’un coup sec, jeta son mini sac et s’élança contre le capot. Contraint, le chasseur stoppa net sa voiture et cala ce qui lui valu presque un aller direct dans son volant.
– Alors va s’y ! Si tu veux me tuer, écrase-moi ! défia la rouquine, les bras en l’air à travers le pare-brise.
Cueilli à froid et pris de cours, l’homme se figea et recula au maximum les épaules dans son siège comme pour être avalé par celui-ci.
Téméraire, la jeune femme redescendit, le scruta et recommença l’opération. Cette fois-ci avec plus d’élan, la tête la première sur le capot. La rouquine lui sourit à travers la vitre, arrogante, et balaya du revers de la main, un filet de sang qui coula de sa lèvre inférieure.
– Arrête ! cria le conducteur en déclenchant d’un geste désespéré ses essuie-glaces pour la faire partir.
Prête à rebondir, mais visiblement fatiguée par la répétition des impacts, la jeune femme prit plus de temps à se remettre en place. Elle plia, avec lenteur, son buste vers l’arrière pour prendre son élan. L’homme profita de cette accalmie pour remettre le contact.
– Cette pute va m’attirer des emmerdes. Mais elle va me le payer ! se murmura-t-il, les yeux rivés sur ses clés.
Il enclencha rapidement une vitesse pour la faire tomber et poursuivit l’entame de son action par un demi-tour.
Jeanne roula, tête en avant, se redressa grâce à un genou et se retourna pour suivre des yeux la manœuvre du véhicule. Instable, elle se repositionna correctement sur les fesses à l’aide d’une main.
– Connard va ! invectiva-t-elle, le majeur levé en sa direction.
Avec l’autre, elle se releva, avec difficulté. Essoufflée, Jeanne posa deux mains sur ses genoux, examina l’un de ses bras et sa tête. Quelques égratignures. La jeune femme souriait, satisfaite du résultat de sa stratégie. La rouquine buta et écrasa par inadvertance la fiole échappée de son sac puis s’accroupit délicatement pour la ramasser, avec le reste. Elle fixa une longue minute l’inscription gravée dessus, rangea l’objet et se remit en route vers le domaine des Darcours. Sans que ce violent épisode ne l’atteigne plus que ça. Elle était habituée à ce genre de chose, malheureusement trop.
Des champs de lavande bordaient les prémices du chemin de campagne. Même si, à cette époque de l’année, la célèbre couleur violette laissait la place à un vert gris saisonnier tout aussi raffiné, mélangé au jaune blé des tranchées. Le panorama se complétait avec de majestueux chênes d’orange habillés. La lumière crépusculaire n’empêchait pas Jeanne de l’imaginer, rassurée même par ses trésors provençaux qui lui rappelaient son terrain de jeu d’enfance. Passé le dernier tournant, Jeanne croisa un banc en pierre orné d’un vieux vase puis s’engagea sur un chemin de gravier un peu mieux entretenu, enchanté par un torrent d’oliviers. Un peigne à olive gisait auprès d’un tronc, la récolte battait son plain à cette période. Pour chaque famille, ses deux symboles, la lavande et l’olive composaient les racines de la culture provençale. Les savoir-faire et les métiers se transmettaient de génération en génération sans que rien ne puisse l’arrêter.
Au loin, elle aperçut deux lanternes allumées, gardiennes d’un joli petit passage. Après quelques minutes de marche, Jeanne arriva devant un portillon en acier de couleur noire, peinture défraîchie par le temps. Hésitante, elle referma tout de même son poing sur la poignée rongée de rouille puis l’entrouvrit ce qui la mena sur un chemin toujours aussi rocailleux, mais bien mieux entretenu. Son regard fut attiré par une vieille balançoire blanche, penchée et grinçante, soufflée par un léger vent. Elle se dirigea discrètement vers l’arrière de la maison, longea de petits murs de pierre puis tourna sur sa droite. Dès son arrivée, elle entrevit un ancien lavoir avec à sa tête, une majestueuse fontaine. Jeanne s’achemina vers l’œuvre puis malgré le froid, s’assit sur un de ces rebords incrustés de calcaire et d’un geste délicat, plongea sa main dans l’eau trouble créant ainsi, des sillons voluptueux. Au cœur du petit édifice, un pilier attaché à des barres de fer, orné de quatre têtes de lions gavés chacune en leur bouche d’un tuyau de cuivre d’où l’eau jaillit. Entre elles, Jeanne distingua un soleil à moitié effacé par le temps puis en se redressant, une inscription sur le vase qui terminait la sculpture : PERICULUM.
Un fracas l’a fit sursauter. Le tintamarre des battements de son cœur témoignait de la peur qu’elle ressentait à cet instant. De nature intrépide, elle savait néanmoins être sur ses gardes lorsque la situation le lui imposait. Et ici, c'était le cas. La jeune femme colla une main contre sa poitrine pour se calmer. Malgré tout intriguée, elle contourna la fontaine et se rendit avec prudence vers la grange d’où provenait le bruit. Une immense vieille porte en bois encastrée dans la pierre brune provençale l’accueillit grande ouverte à son seuil. Jeanne se faufila avec une grande discrétion dans le bâtiment. Seule la lueur d’une lampe à pétrole posée au sol éclairait l’endroit. La jeune femme poursuivit son chemin, sur sa gauche une vieille balance était accrochée, sur la droite des ballots de paille, les uns sur les autres. Jeanne s’accroupit au pied de la lampe et grâce à l’éclat de lumière, distingua un petit coffre. Avant de l’ouvrir, elle regarda de gauche à droite puis empoigna l’objet, non sans difficulté, à cause du froid qui lui tétanisait l’extrémité des doigts. À l’intérieur, une enveloppe kraft à son nom l’attendait. La jeune femme se rapprocha du faisceau de lumière et s’empressa de la dégrafer. À la lecture de la missive, elle chiffonna immédiatement le bout de papier et le jeta. Sonnée, elle n’eut aucune réaction à un lourd bruit de pas résonnant derrière elle. Dans un ultime effort pour se raccrocher à la réalité, elle prit conscience de l’ombre qui se rapprochait d’elle à vive allure. Résignée, Jeanne se retourna avec nonchalance, sans même chercher à s’échapper.
– Ah, c’est toi ! Qu’est-ce que tu fais là ? C’est toi qui m’as donné rendez-vous ici ? Ça serait tout à fait ton genre. Tu veux ta dose d’adrénaline, hein !
Dans l'attente d'une réponse, la jeune femme avait reprit de l'aplomb. Elle ne voulait pas montrer à son vis à vis la moindre faiblesse. Et elle le connaissait, elle le connaissait même si bien que sa peur s'était dissipée. Après quelques secondes de silence, elle reprit la parole, déconcertée par son taiseux interlocuteur. Jeanne agitait énergiquement sa main en l’air pour attirer son attention.
– Hey, hello ! T’as mon argent ? Je te rappelle que je balance tout à la presse si tu ne me paies pas ! Je ne te laisserai aucun répit.
Jeanne était rentrée dans l'arène et avait avancé d'un pas pour prendre le pouvoir. Elle savait que c'était sa seule arme. Contre toute attente, il baissa la tête et sanglota entre ses deux mains.
– Je le savais, sans couilles !
Elle ne songeait qu'à ce maudit bout de papier, personne ne devait le lire, personne. Confiante, la jeune femme recula et se pencha pour le ramasser. Sans se méfier. L’agresseur, sourcils froncés de rage, bondit alors sur elle. Il la retourna d’un geste brutal, lui asséna des coups de poing au visage et, à cheval sur elle, commença à l’étrangler avec ses deux mains gantées. La pauvre rouquine se débattit de toutes ses forces pour s’en sortir, mais capitula à petit feu, après quelques minutes. Il relâcha son étreinte lorsque sa proie ne bougeait plus puis remonta ses mains à hauteur des oreilles de la jeune femme pour lui fracasser la tête, à multiples reprises, contre le sol. Avec la violence des impacts, du sang commençait à s’écouler de la boîte crânienne.
– Je t’avais dit de laisser ma famille et ma sœur tranquille, lança-t-il, les mains enchevêtrées dans les cheveux de sa victime.
Puis d’un geste rageur, il lâcha la tête, devenue lourde, de la jeune femme, inerte. L’homme se releva, reprit son souffle, réajusta ses habits débraillés par la bataille, bascula en arrière une fiche mèche qui s’était aventurée sur son œil et contempla quelques secondes le corps. Les rayons de la lampe lui éclairaient son visage, tel un dieu de l’Olympe.
Luc scruta les alentours pour vérifier si quelqu’un l’avait vu, scanna la scène de crime pour effacer toute trace de son passage et s’enfuit.
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