Voir Venise et frémir
Sitôt descendu du Vaporetto, je tourne le dos à l’abysse trouble de la lagune. Sans rancune. La mer vénète est vaste. Tout comme mes tourments. Depuis des mois, ma tête est une décharge trop pleine.
Trop d’infos.
Trop de buée.
Trop à faire.
Trop de brume.
Trop d’alcool.
Trop de brouillard.
Trop de pilules.
Trop de mirages.
Trop de…
Elle tourne et se retourne, ma tête, saoulée par le tempo infernal des partitions posées sur le pupitre de ma vie. Métro, McDo, boulot, McDo, boulot, McDo, métro, dodo…
Presto.
Les journées s’enchaînent et m’enchaînent, jusqu’à me submerger. L’alta acqua a englouti mon coeur.
Crescendo.
Ce séjour à Venise, c’est une nécessité. C’est une respiration. C’est une perfusion. C’est mon salut.
À nous deux, Venise. Il est cinq heures et tu dors encore. J’explore tes calle et tes campos. Tu me souris. Mon pouls s’emballe. L’aurore nous fait rougir, scellant la promesse d’instants complices.
Un carnaval de lumières masque les lézardes du temps sur tes façades éblouies. Toi l’égérie des rios qui t’irriguent. Sérénissime, tu inspires l’air du temps dans un souffle lent. Et moi je respire.
Dans un sublime vertige, les ponts qui voltigent m’entraînent par-delà les arches du passé.
Je me revois enfant, enfilant mes bottes de sept marches, dévalant les escaliers en agitant mes bras pour m’envoler. Dans mes souvenirs, ça fonctionnait. Je brassais les airs et mes pieds quittaient sans peine cette terre ferme qui m’enferme aujourd’hui.
C’est libre, un enfant. Les verrous le savent bien.
Venise m’attendrit.
Venise m’étourdit.
Venise me l’interdit.
Mais je désobéis et m’empare d’une noire gondole.
Dans un flot pastel de couleurs bigarrées, je vois des artichauts marcher sur l’eau et des joyeux esturgeons campés sur des tonneaux de boutargue.
Plus loin, mes coups de rame brisent la vase en verre de Murano, délivrent des effluves de mimosa, puis m’emmènent sur le Grand Canal.
Sous le Rialto, Vivaldi fait valser la Tintoretta avec ces gestes gracieux dont les italiens cultivent le secret. Leurs pas chassés endiablés soulèvent une écume encre de seiche.
Je suis une mouette jusqu’au pied du Campanile.
Elle observe, curieuse, les pigeons dévorer les pignons dorés de la basilique San Marco. D’autres pigeons, agglutinés sur la grande place, se font plumer avec ravissement.
Voici que je soupire en passant sous un pont, le dernier avant la Mer. Mon esquif dérive vers le large. Mes paupières se ferment.
Et mes yeux s’ouvrent.
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