Où suis-je ?

Dérangé par un bruit, ce fut la première pensée à s'imposer à lui en émergeant. Une sensation de déséquilibre familière au réveil : il avait besoin d'un temps d'adaptation, de se souvenir où il était. Le prix d'une vie d'étudiant avec deux ports d'attache. Les souvenirs remontaient vite à la surface : l'interrogation surprise en chimie, les travaux pratiques calamiteux de l'après-midi... pas encore le week-end.

« Vous m’entendez ? »

Pas un bruit, des mots, on s'adressait à lui. Une voix grave, lointaine, mais en même temps toute proche.

Qu'est-ce qui m'arrive ? Comment une voix pourrait-elle être proche et lointaine ? Quelqu'un dans ma chambre ?

Ses yeux ouverts pour de bon, sa vision demeurait pourtant trouble, imprécise. Ce n'était pas le fait d'une obscurité ambiante, mais au contraire d'une lumière bien trop agressive. Il chercha à tâtons l'interrupteur au-dessus de sa tête, son bras semblait peser une tonne. Il trouva une barre à la place du panneau de bois attendu.

Qu'est-ce que ?...

La voix prononça encore quelques mots qu'il ne comprit pas, comme s'il s'agissait d'une langue inconnue. Chris repéra des bips réguliers et se tourna vers leur origine, il parvint à distinguer de petites lumières qui alternaient entre rouge et vert.

— Jeune homme, vous m'entendez ? reprit la voix, venant du côté opposé.

Le timbre avait quelque chose d'étrange. Chris, dont l'esprit s'éclaircissait, y devina une pointe d'excitation. Une silhouette se détachait clairement dans la lumière.

Il voulut se redresser, mais quelque chose l'en empêcha, le retint au niveau du buste.

— Doucement, prenez votre temps, tout va bien souffla la voix.

L'homme plaça une main sur l'épaule de Chris, qui cligna des yeux plusieurs fois jusqu'à distinguer à peu près ses traits. Cet individu légèrement dégarni aux joues bouffies portait une paire de grosses lunettes rondes et une courte barbe. Il ne l'avait jamais vu nulle-part, il en était certain. Un autre élément s'imposa vite à lui : l'inconnu portait une blouse blanche.

— Je suis à l'hôpital ? murmura-t-il.

La bouche pâteuse, prononcer ces mots exigea un effort intense tant physique que cérébral, au point de provoquer une pointe de douleur sur les tempes. Parler ne semblait pas naturel, comme s'il s'agissait des premiers mots qu’il eût jamais prononcés. Il avait également du mal à reconnaître sa propre voix éraillée.

Qu'est-ce qui s'est passé ? Comment est-ce que ?...

Les révisions, pour le partiel de mathématiques. Voilà, il s'était endormi sur ses cours, c'était ça ses derniers souvenirs !

— Un hôpital ? le reprit son interlocuteur avec surprise. Seriez-vous un Patrouilleur ? Allons, prenez votre temps jeune homme, vous devez être secoué. Vous êtes entier et en sécurité. Au fait, je suis le professeur Reinard.

« Professeur » ? Pas « docteur » donc ?

En dépit des paroles apaisantes de son interlocuteur, Chris réfléchissait à plein régime, son cœur battait la chamade.

Qu'est-ce qui m'arrive, bon sang ?

— Où suis-je ? insista-t-il.

Ses yeux s'adaptant de mieux en mieux, il cherchait des indices dans son environnement. La pièce en était totalement dépourvue. Une grosse machine émettait — outre de petites lumières colorées — un doux ronronnement de moteur. De l'autre côté, il n'y avait rien d'autre que la chaise qui accueillait le fameux « professeur ».

La lumière, qui lui avait semblé si aveuglante dans les premiers instants se révélait plutôt chiche en réalité, voire même maladive. Elle semblait passer par un filtre verdâtre et provenait des poutres qui traversaient le plafond. Les murs plus beiges que blanc achevèrent enfin de le convaincre d'exclure l'option d'une chambre d'hôpital. Si la porte avait été munie de barreaux, il aurait même penché pour la cellule d'une prison. Non qu'il ait une expérience en la matière.

Cette pensée à peine formulée, la porte en question coulissa sur un rail et un homme de solide carrure s'imposa dans l'embrasure. Chris ne s'attarda pas sur ses traits car autre chose attira son attention : ses vêtements. Le nouveau-venu portait un accoutrement bleu marine uni, rien de choquant jusque-là, n'était que la coupe de celui-ci n'aurait pas détonné à la cour de François Ier !

— Vous êtes à l'institut Haut-Cour, annonça l'homme échappé d'un bal costumé.

Chris mit un instant à associer cette information avec sa question précédente. Cet individu suivait-il les échanges depuis une pièce voisine ?

— Je suis le professeur Garner, indiqua l'homme bien bâti en se postant devant la tête de lit. Comment vous sentez-vous jeune homme ?

Le visage sévère du nouveau-venu dénotait avec le ton jovial employé. Chris s'arrêta un instant sur son crâne aussi dénué de poils qu'un œuf et sur un front barré de longues rides. Malgré ces éléments, il ne lui attribuait pas plus d'une quarantaine d'année.

— Je... ça va, je pense. Mais je suis complètement perdu, avoua-t-il.

Pris d'une soudaine frayeur, il souleva vivement les couvertures et constata avec soulagement que ses jambes répondaient à l'appel. Chacun de ses orteils obéissait à ses commandes, quoiqu’un peu mollement.

— Tu es entier, confirma le chauve d'une voix grave. Mais ton corps est très affaibli...

— Pouvez-vous nous dire votre nom ? questionna calmement Reinard. Quel âge avez-vous ?

— Chris, Chris Martin, j'ai dix-neuf ans.

Il avait déjà moins de mal à s'exprimer. Mieux, il n'avait pas marqué d'hésitation, la réponse lui était venu tout à fait naturellement. Étrangement, cela le rassura. Pourquoi ? Quelque chose le turlupinait, mais il ne parvenait pas à mettre le doigt dessus.

Les deux hommes qui l'entouraient échangèrent un regard indéchiffrable, Reinard se saisit d'une tablette numérique et fit visiblement défiler quelque chose. Il finit par secouer la tête :

— Il n'y a aucun Martin dans l'Arche IV.

— Nous nous y attendions, rebondit Garner. D'où viens-tu Chris ? L'Arche V ? La VIII peut-être ?

— Je... quoi ?

Le jeune homme regardait les deux individus à tour de rôle. Tous deux semblaient mortellement sérieux, ce qui semblait exclure un canular.

— Il a l'air désorienté, fit remarquer Reinard. Peut-être devrions-nous lui faire un bilan cérébral ?

— Un quoi ? Je ne comprends rien de ce que vous me dites, qu'est-ce qu'une Arche ? s'imposa Chris.

Son intervention lui attira des regards encore plus circonspects qu'auparavant.

— Quelle est la dernière chose dont vous vous souveniez ? le relança Garner.

Une fois encore, Chris chercha dans ses souvenirs. Le flou disparu, il revoyait parfaitement le déroulé d'une journée de classe ordinaire. Il n'avait pas participé à une fête étudiante virant à la beuverie, pas plus qu'il n'était monté dans une voiture puisqu'il rejoignait toujours sa résidence avec les transports en commun.

— Jeune homme ? insista le professeur.

— Depuis combien de temps je suis là ? demanda plutôt Chris.

Reinard se tourna vers son collègue, qui hocha brièvement la tête :

— Ça risque de te faire un choc, mais tu es resté longtemps dans le coma...

Le coma ?

La pression sur les épaules du jeune homme s'intensifia.

— Combien ?

— Plus de deux ans, trancha le professeur Garner.

Chris encaissa le coup. Il avait raté deux années de sa vie ? Que s'était-il passé pendant tout ce temps ?

— Où sont mes parents ? Sont-ils au courant que je suis réveillé ?

— Il y a un instant encore nous ignorions jusqu'à ton nom, tempéra Reinard d’une voix adoucie.

— Mais c'est impossible ! Avec tant de temps, ils m'ont forcément cherché !

— Tu as raison, quelqu'un aurait dû te chercher, confirma Garner. Pourtant, ton identité est demeurée un mystère : tu as été découvert inanimé dans une ruelle, sans rien qui permette de t'identifier. Tu ne portais même pas de vêtements.

C'était une histoire de fou. Une blague. Il s'agissait forcément d'une mauvaise plaisanterie ! Mais qui serait assez tordu pour lui faire un coup pareil ?

— Vous racontez n'importe quoi ! explosa-t-il. J'étais à Strasbourg, je me suis simplement endormi sur mes révisions, ce n'est pas comme si...

— Pardon ? Strasbourg ? coupa Garner.

— Bien sûr, où voulez-vous que... où sommes-nous, selon vous ?

— Qu'est-ce que vous entendez par "Strasbourg" ? insista le professeur. L'Arche V ?

— Mais je ne comprends rien à votre histoire d'Arches ! s'agaça le jeune homme. Je parle de la ville de Strasbourg, en Alsace ! Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Qu'est-ce que vous m'avez fait ?

Chris chercha une fois de plus à se redresser, mais une sangle le retenait au niveau du sternum. De plus, le professeur Reinard s'avança pour le plaquer contre son couchage d'une main ferme.

— Un bilan cérébral s'impose, décidemment, décréta ce dernier.

— Une minute, intervint le professeur Garner qui ne quittait pas Chris du regard. Jeune homme, quelle est ta date de naissance ?

La question le prit au dépourvu. Incapable de se dégager, Chris fronça les sourcils.

— Le 11 mars 2001.

— Un choc traumatique intense... commença Reinard.

— Vous connaissez parfaitement ce dossier, contra Garner en secouant la tête. Aucune trace de traumas, pas plus que de signes de corruption.

— Corruption ? hoqueta Chris.

— Mais ce qu'il dit n'a aucun sens ! insista Reinard sans prêter attention au jeune homme.

Les deux professeurs semblaient prêts à se lancer dans une joute verbale.

— De quoi parlez-vous ? s'interposa le jeune homme. Qu'est-ce qu'il y a d'extraordinaire avec ma date de naissance ?

Les deux professeurs revinrent sur lui et Reinard soupira en secouant la tête.

— En quelle année sommes-nous, selon toi ? questionna Garner.

Le jeune homme fronça les sourcils.

—Vous dites que deux ans ont passé, dans ce cas nous serions 2022. Ce que ne veut pas dire que je vous crois !

— 2022 ! explosa Reinard. Que vous faut-il de plus pour comprendre que ce garçon a un problème ? Nous devons l'examiner immédiatement.

— Si les dommages datent de deux ans, nous ne sommes plus à quelques minutes près, trancha Garner. Jeune homme, si vous venez de l'ancien temps, comment expliquez-vous que vous vous exprimiez en Commun et non en français ?

L'ancien temps ? Le Commun ?

— Je parle français ! Quelle autre langue voulez-vous que je...

Chris s'interrompit brusquement, avec l'impression qu'une montagne venait de s'affaisser sur ses épaules. En s'écoutant parler, il se rendait bien compte de la fausseté de son affirmation. Il pensait parler français, pensait en français, mais les mots qui franchissaient ses lèvres n'avaient rien à voir avec la langue de Molière. Ils ressemblaient davantage à de l'anglais... seulement, il avait toujours eu un niveau abominable en langue vivantes…

— Qu'est-ce qui m'arrive ? souffla-t-il, abasourdi.

— Nous ne sommes pas en 2022, mais en 1126 du Renouveau, expliqua Garner. Selon l'ancienne datation chrétienne, cela correspondrait à l'an... 3146.