Chapitre 5 : Abomination
— On ne pourrait pas s'arrêter là pour aujourd'hui ?
Chris fixait avec méfiance les altères, poids et autres cerceaux qui occupaient un espace couvert par des tapis durs. Une salle de musculation "à l'ancienne" logée dans un local indépendant du centre d'éducation physiologique.
— Je parviens à tenir debout quelques instants, en à peine deux semaines de travail ! Ce n'est pas suffisant ? geignit encore le jeune homme.
— Avec deux semaines de pareil traitement, sans opérations majeures, tu devrais pouvoir faire quelques pas ! corrigea Yurian imperturbable. Allonge-toi.
Avec une grimace, Chris obtempéra néanmoins. Il soupçonnait son surveillant d'être impatient de se défausser de ce rôle de nounou. Une fois allongé sur une sorte de chaise longue, Yurian lui plaça une barre en métal dans les mains.
— Les jambes, c'est une chose, mais il faut travailler tout le corps. Dix poussées, ordonna-t-il
Tout en parlant, le militaire plaça des poids de chaque côté. Chris grinça des dents.
Il veut faire de moi un sportif de haut niveau ou quoi ?
L'intensité des exercices auxquels il était soumis ne cessait de croître, cela dépassait de loin l'idée qu'il se faisait d'un renforcement musculaire. À ce rythme, ils finiraient vraiment par faire de lui un athlète... s'il ne mourait pas d'épuisement avant.
Les bras légèrement tremblant, il souleva la barre. Heureusement que Yurian n'avait pas eu la main trop lourde.
— À ce rythme, tu sortiras vite, marmonna le militaire. As-tu une idée de ce que tu comptes faire, une fois libre ?
Cette question prit Chris par surprise. D'ordinaire, son compagnon ne semblait s'intéresser qu'à l'évolution de la circonférence de ses biceps. Le jeune homme avait le plus grand mal à tirer de lui une conversation de plus d'une minute sur un autre sujet.
Quant à y répondre, sa première pensée fut bien sûr de retourner à son époque. Seulement, il y avait des obstacles de taille. Pour commencer, il n'avait aucune piste sur la manière de s'y prendre. Ensuite, si la Terre avait été ravagée précisément le jour de son "départ", revenir dans le passé ne signifierait-il pas arriver au beau milieu d'une scène de fin du monde ? En somme, il aurait dû être mort !
Une pensée bien morbide.
— Je dois avant tout savoir ce que je fais là, décida Chris. Peu importe combien de temps cela me prendra.
— Si tu veux mon avis, tu devrais plutôt te faire oublier, contra son surveillant. Te chercher un petit boulot, vivre une vie simple. Loin, très loin de l'attention des scientifiques et des militaires.
Décidément, Yurian était plein de surprise ce jour là. Ce conseil sonnait presque comme de la compassion, ou de l'inquiétude pour lui !
— Pour me faire oublier, il faudrait commencer par oublier moi-même, accepter cette vie, cette époque, comme un changement définitif. Je... tu n'as pas connu mon monde Yurian. Ce n'est pas si simple...
— Tu ne reculeras devant rien pour percer ce mystère, pas vrai ?
Chris fronça les sourcils. Il y avait une pointe de mélancolie dans ces paroles. Il chercha à apercevoir son compagnon, derrière lui.
— Je t'ai bien observé, je pense que tu en serais capable, reprit le soldat. Tu es un battant.
Il fallut bel et bien un caractère de battant pour soulever l'altère dixième fois. Chris sentait qu'il touchait à sa limite. Il vit son compagnon poser ses mains de chaque côté des siennes, pour l'aider à se débarrasser de la barre. Sauf qu'au lieu de tirer, Yurian se mit à pousser vers le bas.
— Qu'est-ce que...
Le jeune homme ne termina pas sa phrase. Le soldat possédait davantage de force que lui pour commencer, il avait la position pour lui et la barre demeurait lestée. Il ne pouvait pas lutter !
En dépit de tous ses efforts, la barre tomba rapidement au contact de sa trachée. Il luttait pour respirer. Même avec l'énergie du désespoir, impossible de repousser ce poids !
— Yu... rian ?
Le visage du soldat, fermé, impassible, s'approcha du sien.
— Pauvre abomination, pour toi comme pour nous, mieux vaut en finir tout de suite ! souffla-t-il contre le front perlant de sueur du jeune homme.
La pression s'accentua, c'était fini. Il ne pouvait pas crier et, même s'il en avait été capable, la pièce était isolée de tout. Des larmes lui montaient au yeux.
Au secours !
Des lumières dansaient devant lui, tout s'obscurcissait.
Il crut entendre un bruit, lointain. Un mouvement flou en marge de son champ de vision. Puis sa gorge fut soudain libérée et il aspira tout l'air du monde comme un assoiffé !
On lui avait retiré la barre des mains, cette dernière heurta bruyamment le sol. Le jeune homme, encore incapable de rassembler ses esprits, sentit qu'on le soulevait, le secouait.
— Chris ? Chris ! Tu m'entends ?
Il porta une main à sa gorge, douloureuse, enfoncée. Il lui fallut un moment que sa vision se précise. Une jeune femme aux courts cheveux blonds se tenait à genoux, face à lui, le visage pâle.
— Que... que s'est-il passé ? croassa-t-il.
— Doucement jeune homme, ça s'est joué de très peu, intervint une voix grave et ferme en périphérie de son champ de vision.
Chris se tourna, suffisamment pour découvrir un homme en uniforme blanc — identique à celui de Yurian, à l'exception de petites épaulettes rouges — accroupi devant une masse inerte : Yurian lui-même.
Le garde ne bougeait pas, Chris dut mettre de l'ordre dans ses idées avant de remarquer la flaque de sang dans laquelle ce dernier reposait.
— Il est mort, constata l'homme aux épaulettes en se redressant.
Cet individu aux traits durs et au regard d'épervier possédait un physique imposant et quelque chose de plus. Sans que Chris ne puisse déterminer de quoi il s'agissait exactement, il ressentit une forme de pression sous son regard scrutateur.
Une main s'imposa contre la joue de Chris, le forçant à détourner son regard du cadavre pour le fixer dans les yeux de sa propriétaire, Lily.
— Que s'est-il passé ? questionna la jeune femme à son tour. Si nous étions entrés une trente secondes plus tard... Pourquoi ?
Parler lui faisait trop mal, aussi Chris se contenta-t-il de secouer la tête en signe de sa profonde incompréhension. Yurian avait vraiment essayé de le tuer ! Il ne parvenait pas lui même à le réaliser.
— Lily, raccompagne-le dans sa chambre, ordonna l'homme à leurs côtés. Je m'occupe du reste ici, puis je vous rejoins.
Quelques instants plus tard Chris avait retrouvé son lit, un linge humide sur la gorge et des perfusions remises en place. Le professeur Reinard avait fait un saut, brièvement, l'air affolé. Juste le temps de « s'assurer qu'il allait bien » avant de disparaître à nouveau.
— Une tentative d'assassinat à l'Institut Haut-Cour... non, une tentative d'assassinat dans une Arche, tout simplement... c'est incroyable ! La dernière date de plusieurs années et l'affaire avait fait un sacré scandale ! explosa Lily.
Il y avait un peu trop d’enthousiasme dans sa voix au goût de Chris.
— Comment vous m'avez trouvé ? demanda ce dernier dans un murmure. Qu'est-ce que vous faisiez là ?
— Le professeur Garner m'as dit que tu serais sûrement là. Je te cherchais... je ne pouvais pas partir sans te dire au revoir. Mais comme tu m'évite depuis deux semaines...
Le jeune homme se mordit la lèvre, sans chercher à démentir l'assertion de la jeune femme. Il l'évitait, c'était la vérité. Comment réagir différemment lorsqu'on vous affirmait de but en blanc que vous étiez une sorte d'élu ? Sa vie était bien assez compliquée sans que l'on n'y ajoute une couche de plus !
Son regard s'attarda sur les jambes de la jeune femme. Elle se tenait debout, sans béquilles. Qui plus est, elle ne portait plus l'immonde pyjama de l'institut, troqué contre un mini-short et un chemisier qui laissait le bas de son ventre apparent. Une taille fine, un joli visage et des jambes sans fin. Des membres parfaitement ordinaires, pas des prothèses comme il se l'était imaginé deux semaines plus tôt. La science avait tellement progressé qu'il était désormais possible de créer de nouveaux membres organiques, identiques à ceux perdus !
Une pensée lui traversa l'esprit : il n'aurait pu trouver mieux pour faire office d'ange venu le récupérer à sa mort.
— C'est quoi ce sourire ? questionna la jeune femme.
Se rendant compte que ses divagations avaient dû se voir, Chris se recomposa une expression neutre puis s'efforça de reprendre le cours des évènements :
— Tu t'en vas ?
— On a besoin de moi dehors, j'ai perdu assez de temps. Même si je ne suis pas encore en pleine forme, je peux me rendre utile. Mais je devais te parler avant. Enfin... ce n'est peut-être pas le meilleur moment du coup. Je devrais peut-être...
— Au point où j'en suis, fit remarquer Chris.
Il aurait bien développé, ou ajouté un soupir à sa phrase, mais cela lui aurait demandé bien trop d'efforts. Lily lui sourit.
— Je voulais juste te dire que tu peux compter sur moi. Si tu as besoin d'aide, que tu ne sais plus quoi faire ou simplement que tu as besoin de quelqu'un avec qui parler... Le professeur Reinard pourra te renseigner sur là où j'habite, quand on te laissera sortir d'ici. N'hésites surtout pas.
Le jeune homme haussa les épaules, mais il était sincèrement touché. Même si les raisons qu'avait Lily de se montrer si gentille demeuraient légèrement suspectes.
— Je viendrais te voir dès que possible, promit-il.
Tant qu'elle ne poussait pas trop dans ses délires de "sauveur du monde", elle avait vraiment l'air de quelqu'un de bien. Et le fait qu'elle soit si jolie ne gâchait rien, il devait bien se l'avouer.
Le visage de la jeune femme s'éclaira un instant.
— Pour l'instant, le plus important c'est que tu te rétablisse vite, assura-t-elle.
La porte de la chambre s'ouvrit alors sur le sauveur de Chris. Le fameux général Duverne entra d'un pas lourd, et il n'avait vraiment pas l'air de bonne humeur.
Les informations glanées auprès de Lily ou au planétarium revinrent à l'esprit de Chris. Cet homme comptait parmi les plus importants de l'Arche IV, il était membre d'une sorte de triumvirat à la tête du gouvernement local. Comment devait-il se comporter face à un ponte pareil ? Il chercha à se redresser, mais Lily posa aussitôt une main sur l'épaule du jeune homme pour l'immobiliser.
— Ne fais pas l'idiot, le sermonna-t-elle
Grimaçant, Chris fixa le général :
— Je ne sais pas comment vous remercier... bafouilla-t-il.
— Me remercier ? Je dois te présenter mes plus plates excuses, jeune homme ! grinça le général en balayant l'espace devant lui de sa main. Le lieutenant Yurian faisait partie de mon bataillon, imaginer qu'il ait put attenter ainsi à la vie d'un civil ? Je suis obligé de te demander la plus grande discrétion. Moins nombreux seront ceux au courant, mieux cela vaudra.
— Père ! s'offusqua Lily.
— Cette affaire est trop grave, un membre de la Garde de la cité qui se comporte de la sorte ?L'information doit être tenue sous cloche, s'imposa le militaire.
Une flamme brillait dans le regard du général, qui avait vraiment l'air hors de lui. D'ailleurs Lily recula d'un pas, sans doute sensible à son humeur elle-aussi. Chris se força à hocher la tête, même si ce n'était pas indolore.
— Je comprends, souffla-t-il. Je... ne dirais rien.
— Le lieutenant avait-il des raisons d'agir ainsi ? T’a-t-il dit quelque chose ? enchaîna le général.
— Père, il a besoin de repos ! parvint à bafouiller Lily.
Chris lui en fut particulièrement reconnaissant. Le regard du père de la jeune femme se durcit encore, mais il finit par acquiescer.
— Je vais faire en sorte que tu sois placé sous la protection de civils à l'avenir. Lily, nous partons.
La jeune femme se redressa et adressa un discret « à bientôt » à Chris. Assaillis par la fatigue, ou peut-être par les produits qu'on lui injectait, il n'y répondit que très mollement.
« Abomination », voilà comment il m'a appelé.
Qu'est-ce que Yurian avait bien pu vouloir dire ? Pourquoi cet homme, qui l'avait soutenu avec patience pendant des jours, avait-il soudain tenter de le tuer ? Cela n'avait aucun sens. D'ailleurs, les occasions d'en finir avec lui tout aussi discrètement n'avaient pas manqué.
Abomination...
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