Chris fronça les sourcils.

— Je sais, il y a d'autres Arches...

— Je ne parles pas de ça, corrigea Taller. Je veux dire qu'il y a d'autres êtres humains, à la surface.

— Mais les radiations...

— La principale caractéristique de l'homme a toujours été de s'adapter à son environnement, répliqua la soldate. On ignore comment s'est fait cette évolution, car les premiers résidents de l'Arche sont restés plus de deux siècles isolés du monde. Lorsque nous avons pu affronter la surface, nous avons découvert des survivants. Des individus qui se sont adaptés aux radiations de la Pierre de Renouveau. Bon nombre d'espèces animales ont également su s'adapter.

— Il y a toujours de la vie sur Terre... lâcha Chris.

Abasourdi, il se détendit légèrement tandis qu'une forme d'excitation naissait en lui. Son monde n’était pas mort !

— Ceux qui ont survécu ont cependant changé, enchaîna Taller. Ne te berce pas d'illusions, la civilisation telle que tu l'as connue a bel et bien disparu. Nous en sommes les seuls héritiers !

La militaire insista sur ces derniers mots de manière très vindicative, prenant Chris par surprise.

— Où voulez-vous en venir ? questionna-t-il.

Taller lâcha un nouveau soupir.

— Je lui avais bien dit que je n'étais pas douée pour les explications... Pour comprendre, il faut d'abord aborder un autre sujet. La radiation, celle dégagée par la Pierre, est vivante.

— Quoi ?

— Il s'agit d'une forme de vie minérale, quelque chose d'inconnu jusqu'alors. Ces particules sont animées par une forme de conscience, ainsi qu'une énergie que nous avons nommée "l'Énergie Stellaire". Tu sais que notre société s'est attachée à la maîtrise biologique comme à une bouée de sauvetage, mais nous touchions déjà aux limites de cette voie lorsque cette énergie a été découverte. La dompter nous permis de continuer à nous développer.

— Vous avez trouvé un moyen d'utiliser cette "Énergie Stellaire" ? Vous vous servez de l'artefact qui a détruit notre monde ?

— Tu ne t'es jamais demandé ce qui alimentait tes réacteurs de mechaball ? L'éclairage du stade ? Ou encore les pompes de nos stations de traitement des eaux ? Nos plantes sont des merveilles, mais elles ne peuvent pas tout faire.

Chris repensa à ses recherches dans les banques de données de l'Institut Haut Cour. De nombreuses informations lui étaient systématiquement refusées, en particulier ce qui touchait à la surface du globe.

— Pourquoi me parler de tout ça maintenant, quel rapport avec moi ? relança-t-il.

— Les survivants, à la surface, nous les appelons "les Sauvages"... commença le major.

L'évocation de ce mot réanima instantanément la colère qu'il tenait sous cloche. Sans qu'il ne se souvienne s'être levé, il se découvrit devant le major, la mâchoire contractée.

— De quel droit vous... vous ?

Qu'est-ce que j'ai voulu dire ?

Les mots sur le point de sortir, encore sur le bout de sa langue, lui avaient échappé. Ses pensées étaient embrouillées.

Mais pourquoi suis-je énervé comme ça ?

Le jeune homme se rendit compte que la militaire le fixait avec circonspection. Elle avait une main posée sur la hanche, sur un holster.

— Désolé, je ne comprends pas ce qui m'est arrivé, s'excusa Chris. Je... "Sauvages" avez-vous dit ? Le général, dans le stade, je crois qu'il a employé ce terme...

Taller sembla hésiter un instant, puis elle se détendit tandis qu'il se rasseyait.

— Ceux qui ont survécu au contact de l'Énergie Stellaire ont été changés. Pas physiquement, à ceci près qu'ils ont perdu l'usage de la parole...

— Ils ne parlent pas ?

Bien que maîtrisé, le feu brûlait encore en lui. Ses émotions tourbillonnaient sans qu'il n'en comprenne la source. Les révélations du major le captivaient, mais il avait en même temps envie de la faire taire, de hurler de rage.

— Non, même si aucun de nos scientifiques n’a pu expliquer pourquoi, précisa la militaire, inconsciente du combat qu'il menait. Mais le changement le plus important est ailleurs : les Sauvages ont acquis une capacité naturelle à manœuvrer l'Énergie Stellaire.

— Comment ça ?

— Cette énergie permet des choses prodigieuses. Les boucliers de mechaball en sont un exemple. De la même manière que nous avons pu modeler ces boucliers grâce à la technologie, eux peuvent le faire naturellement. Comme... eh bien, comme si c'était de la magie. Ils tendent leur bras et t'envoient voler sur plusieurs mètres.

Les choses commençaient à s'aligner dans l'esprit de Chris. La mention des boucliers de mechaball servant de déclic.

— C'est ce qui s'est passé, n'est-ce pas ? Dans le stade, je veux dire. C'est l'Énergie Stellaire des boucliers qui a créé ce tourbillon, ce serait donc l'action d'un Sauvage...

— Tu as vu un tourbillon ? s'étonna Taller.

Chris se mordit la lèvre.

Évidemment, si je suis le seul à voir les boucliers, j'étais aussi le seul à voir cette tempête...

— Ce n'était pas uniquement l'énergie des boucliers, précisa la militaire. Celle des propulseurs, de l'éclairage, des monte-charges... tout ce qui fonctionne avec de l'Énergie Stellaire à proximité du terrain a été vidé d'un coup. Et tu étais au centre de tout ça.

La foudre s'abattit sur lui.

— Vous pensez que c'est moi qui ai fait ça ?!

— Je doute qu'une seule personne présente dans l'enceinte du stade pense autrement, asséna la soldate.

— Mais je ne suis pas... Écoutez, je n'ai jamais mis les pieds dehors, hors du dôme ! Je ne suis pas un Sauvage !

Ce feu ardent qui l'habitait le consuma de plus belle. Chris avait besoin de frapper quelque chose... mais ne pouvait pas. Il devait se contenir.

— Ça ne peut pas être moi, souffla-t-il en désespoir de cause.

Taller demeurait obstinément silencieuse. La compassion présente dans son regard parlait pour elle : elle avait pitié, mais semblait convaincue de sa culpabilité.

— Dans le stade, tout le monde hurlait, se bousculait... relança le jeune homme.

— Les Sauvages, déclara la militaire sur un ton péremptoire. Aux yeux des habitants des Arches, ce sont des monstres terrifiants.

— Mais pourquoi ? Ils sont juste dotés de facultés...

— Dès nos premiers contacts, les Sauvages se sont montrés particulièrement agressifs. Nos tentatives d'établir une relation pacifique avec eux ont échoué. Ils sont... eh bien, ils ont brisé toutes nos tentatives de rebâtir à la surface et sont allés jusqu'à détruire plusieurs Arches. Des exploits qui ont marqué durablement les esprits.

Un silence pesant tomba sur eux. Les doigts de Chris glissèrent sur sa gorge, le long de la racine de Pikral.

— Cette plante, à quoi sert-elle exactement ?

— Elle se nourrit d'Énergie Stellaire, on l'utilise pour neutraliser les Sauvages, expliqua Taller. On peut la retirer sans problème, cela ne te laissera que de petites plaies qui guériront vite... Chris, j'appartiens au corps des Patrouilleurs. Une unité militaire spécialisée dans les missions à la surface. Notre mission première est de rechercher l'héritage de l'ancienne civilisation, tout ce qui peut nous être utile. L'autre est de tenir les Sauvages en respect.

— Pourquoi vous me dites ça ?

— Pour que tu sache que je les connais bien. Et que je vois bien que tu n'as rien à voir avec eux.

Le jeune homme inspira longuement, pour rassembler assez de courage pour poser la question qui lui brûlait les lèvres.

— Qu'est-ce qui m'attends maintenant ?

— Tu vas être interrogé. Même si tu as déjà longuement été examiné à l'institut Haut Cour, tu seras sans doute soumis à quelques tests.

— Comme quoi ?

— Je... ta situation est très inhabituelle...

— Mais vous allez m'aider ? Je veux dire, "nos amis"...

— Tu te doutes bien que le sujet est devenu délicat. Tout le monde t'a vu, au milieu de ce maëlstrom...

— Alors vous n'allez rien faire.

Une fois encore, Chris était partagé entre peur et colère. La militaire se leva.

— Tout va s'arranger, il faut juste te montrer patient, promit-elle sans grande conviction. Je reviendrai bientôt avec des nouvelles de tes amis.

Chris hocha distraitement la tête, sans réussir à remercier la militaire avant qu'elle n'ait quitté les lieux. Il se laissa tomber sur sa modeste couchette et resta un moment les yeux dans le vague.

Qu'est-ce qui m'arrive ?

Sa question concernait autant les derniers évènements que son état d'esprit. Il était à fleur de peau, quelque chose n'allait pas chez lui, il le sentait.

Peut-être est-ce lié à ce rêve étrange ?

Le regard du jeune homme finit par tomber sur la cellule voisine. L'étrange jeune femme avait repris place à proximité des barreaux qui les séparait. Il remarqua qu'elle portait une tenue militaire, plus grise que blanche et bardée de taches noires et de trous. Autour de son cou délicat s'agrippait une tige irrégulière qui ressemblait à un légume flétri. Cette plante semblait malade, mais il n'eut pas de doute quant à sa nature.

Une racine de Pikral. Ce serait donc une Sauvage ?

En observant un moment sa voisine, il comprit qu'elle ne s'intéressait pas tant à lui qu'au plateau à ses pieds.

Le plateau-repas, je l'avais oublié.

Il se pencha et en étudia le contenu. Le plat principal était chaud, quoique considérablement tiédis : un potage semblable à ceux qu'on lui servait à l'Institut Haut Cour. Il scruta le contenu de la cellule voisine pour n'y découvrir qu'un quignon de pain et une carafe d'eau, ce qui expliquait l'aspect squelettique de la jeune femme.

Chris hésita un instant, puis se saisit de son dessert — un fruit violet dont la forme ressemblait à un ananas — et le tendit à la prisonnière. Cette dernière agrippa l'offrande au travers des barreaux avec une vivacité insoupçonnée, puis s'écarta tout aussi vite. Elle lui adressa un regard mêlant méfiance et défi, comme si elle craignait qu'il change d'avis, puis commença à boulotter son butin, ratatinée dans l'ombre d'un coin opposé au sien.

Assurément le début d'une relation harmonieuse.

Chris sa laissa une fois de plus tomber sur sa couchette. Il tâcha de fermer les yeux.